Le whisky français vit une période réellement exaltante. Raison de plus pour garder la tête sur les épaules et ne pas céder à l’ivresse des cimes.
T’as vu, on est les meilleurs, nous les Français. Champions du monde. Meuh non, je ne te parle pas de foot, je te cause whisky. En novembre, tu as pu le lire dans le Monde, le Figaro, les Echos et quelques autres – sans compter les dépêches AFP que toute la presse republie (c’est fait pour) et, surtout, les réseaux sociaux où l’on exulte en chœur et en canon : le whisky français va bientôt renvoyer le scotch dans les arrière-cuisines de la gnôle et le remettre à sa juste place d’«accident historique». Uhu. Car si le phylloxera n’avait pas ravagé le vignoble cognaçais fin XIXe, tu n’en serais pas à hésiter juste avant Noël entre un Laga, un Balvenie ou un Aberlour cent cinquante ans après – tu es un peu long à changer tes habitudes « accidentelles », si je puis me permettre.
On est les meilleurs et je vais te dire : je m’en réjouis. Déjà plus d’une soixantaine de distilleries de whisky en France, ô joie, ô ravissement. Je suis avec un plaisir régulièrement renouvelé le travail de quelques anciens, guette avec attention l’évolution d’une poignée de petits nouveaux et attend paisible de voir ce qui se profile à l’horizon. Mais pas d’inquiétude, je sais que ce sera une tuerie, selon les termes techniques consacrés. Puisque tout le monde le dit. Et puis, tu l’entends autant que moi, le scotch roupille sur ses lauriers, un « produit devenu standardisé », et hors de prix avec ça. Alors qu’en France, la diversité aromatique est fabuleuse, parfois au sein d’une même marque et d’une même référence.
Le made in France, sur sa lancée, veut se réapproprier les termes « pur malt » honnis par la SWA. « Pur », pas « pure » : il faut que ça sonne français – et puis, « single malt », personne ne comprend, me dit-on. On aurait dû pousser la logique jusqu’à rebaptiser notre excellent spiritueux national « brassin de céréales distillé et vieilli au moins trois ans », si tu veux mon avis. Mais, à tout hasard, on va quand même garder le mot whisky.
On est les meilleurs, mais « on ferait mieux de la fermer et de bosser pendant les cinq années qui viennent », me dit un talentueux producteur français. « C’est marrant de rouler un peu des mécaniques au début, mais là, on devient arrogants, on ne va pas tarder à passer pour des… » (en 4 lettres au pluriel, pas mieux), renchérit un autre. Grosse fatigue. Attends, je bats ma coulpe, j’ai sans doute été la première à sonner la charge. Mais je nous donnais une quinzaine d’année et un peu de second degré pour la ramener, et le calendrier soudain s’est drôlement accéléré.
Ne te méprends pas, je trouve l’ébullition actuelle des plus stimulantes, et l’avenir s’annonce très excitant pour les Frenchies. Faut-il pour autant se gonfler l’ego à l’hélium ? Si le whisky français existe, c’est notamment parce que nombre d’amoureux du scotch dans notre pays (qui en est le premier importateur, je te le rappelle) ont eu envie d’exprimer leur passion en plongeant à leur tour les mains dans le brassin, et que d’autres, parfois en partie les mêmes, se sont pris à rêver de son succès commercial. Mais qu’il est doux de brûler ce qu’on a adoré, au lieu de se réjouir que le scotch tire le marché mondial avec une puissance qui aspire dans sa roue le peloton des pays émergents du malt (le Japon, pour mémoire, a mis près de cent ans à s’extraire de cette ombre).
Il s’est écoulé l’an passé plus d’1,2 milliard de bouteilles de scotch (en tassant bien), contre à peine 1 million de whisky français (en exagérant un chouille). Le scotch est un produit darwinien, façonné par plus de cinq cents ans d’évolution, d’histoire, de labeur, de crises et d’envolées, d’erreurs corrigées, d’adhésion… Le whisky français fait risette en couches culottes depuis une trentaine d’années à peine – et cinq ans tout au plus pour les trois quarts des distilleries. Tu pourrais croire que cela incite à la modestie, mais c’est mal nous connaître.
On ne compte pas les œufs dans le cul de la poule, disait mon grand-père. Mais si tu regardes dans le panier, il n’y a pas grand-chose pour se cuire une omelette. Le whisky français s’est installé sur un créneau premium mais de niche et, structurellement, il va y rester pendant un bon moment, avec énormément de micro-productions locales, régionales tout au plus. Or, quand une distillerie commercialise 500 à 1.000 bouteilles par batch, tu conviendras que les vendre ne relève pas de l’exploit, cela se fait presque mécaniquement.
Que tu habites à Rennes, à Bordeaux ou à Tataouine-les-Oies, le patriotisme économique greffé sur l’air du temps locavore te pousse à acheter le premier batch du whisky du coin, et même le second, allez, le 3e pour ceux qui n’ont pas eu leur quille des deux précédents. Quelle que soit la qualité du whisky. Parce que c’est nouveau, local, militant, original, prometteur, tout ce que tu veux, et même parce que c’est bon, très bon parfois. Mais au bout de quelques années, quand le consommateur arrête de signer les chèques en blanc, le whisky a intérêt à tenir la route. D’autant que l’époque incite au zapping : tu goûtes, check, tu passes à autre chose – et entre deux nouveautés tu reviens aux valeurs sûres. Alors, prudence. Mais je te rassure, j’ai pleinement foi en l’avenir de nos malts. Surtout que, quand tu observes calmement la situation, en whisky français personne ne nous arrive à la cheville : on est vraiment les meilleurs.
Par Christine Lambert
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