Le lancement officiel des tout premiers rhums vieux issus de la distillerie jamaïcaine Hampden, qui a eu lieu le 13 septembre dernier à Londres, est une dégustation qui restera dans l’histoire de l’eau-de-vie de canne. Aux invités triés sur le volet, les organisateurs ont proposé un line-up de bouteilles retraçant pas moins de quatre siècles d’histoire… Orgie (des papilles) annoncée.
Sortir ses tout premiers rhums vieux après 265 années d’histoire n’est pas anodin, les faire déguster à l’occasion de cette soirée organisée par Luca Gargano l’est encore moins. La distillerie Hampden reflète à elle seule une certaine histoire du rhum, marquée par le colonialisme et le profit des autres. Une épopée lourde de sens qui fait écho à une oppression commerciale dont les habitudes sont encore bien réelles, entretenues, et pour beaucoup encore indispensables. Au-delà du simple placement de produit, c’est donc bien d’histoire qu’il s’agit, et donc d’un peu de nous aussi. Il en faut rarement plus pour transformer une banale journée en un événement qui marque à lui seul le passage d’un témoin et qui fera briller, au moins le temps de quelques heures, des étincelles d’indépendance et de renouveau, avec l’espoir infini des longueurs. Même le choix de la ville de Londres comme lieu de cette dégustation n’est pas anodin. C’est au cœur de ses rues, qu’au siècle dernier, les distilleries ont commencé à embouteiller leurs propres produits, mettant fin à des siècles de vente en vrac bien souvent destiné à fabriquer moult mélanges pour différentes marques. Pour retracer ce voyage de l’ère coloniale à nos jours, Luca Gargano a mis les petits plats dans les grands en proposant à un groupe d’invités triés sur le volet (journalistes, collectionneurs, professionnels et autres influenceurs) cinq bouteilles de rhum retraçant quatre siècles d’histoire, de 1780 à 2018. Présentation du line-up.
Harewood 1780 (69%) :
Deux siècles et des poussières
Il s’agit du rhum le plus ancien et le plus cher au monde, homologué en tant que tel par le livre Guinness des records. Un rhum de musée si vous préférez, qui aurait été distillé en 1780 à la Barbade sur un domaine appartenant à la famille Harewood, avant d’être rapatrié en Angleterre par feu Henry Lascelles, comte de son précédent état. Si la toute première mention de ce rhum remonte à juillet 1905, où un registre annonce un stock de 226 bouteilles (millésimées et référencées en deux versions, dark et light), sa trace ne sera vraiment retrouvée qu’en 2011, lorsqu’un héritier procède à un inventaire de la cave familiale et découvre vingt-huit bouteilles de rhum “dark” et trente et une bouteilles de “light”. De ce stock suranné, seules vingt-huit bouteilles survivront aux affres du temps et seront vendues par le célèbre commissaire-priseur Christies : un premier lot de douze bouteilles au moment de Noël 2013 et le reste l’année suivante. D’abord évalué entre 700 et 900 € pièce, le rhum Harwood s’est vendu jusqu’à dix fois son estimation et son prix actuel avoisinerait les 20 000 €. Et comme pour rééquilibrer leur karma de siècles de colonialisme et d’esclavage, les héritiers ont reversé l’intégralité des fonds récoltés à une fondation caritative caribéenne.
Saint James récolte 1885 (47%) :
La vieille dame
Second flacon à l’ordre du jour, le Saint James 1885 : le plus vieux rhum agricole jamais embouteillé et commercialisé. Précurseur pour l’époque, il affiche un minimum de six années de vieillissement, là où la moyenne était aux alentours de trois ans. D’après l’œnologue Marc Sassier, sa dégustation laisserait même penser à un rhum de 17 ans d’âge, preuve s’il en fallait de la concentration de ses tanins au fil du temps. À l’instar de tant d’embouteillages, il aurait pu complètement disparaître du paysage martiniquais après l’éruption de la montagne Pelée en 1902, si un stock n’avait été retrouvé par chance dans une succursale à Amsterdam. Rapatrié plus tard en métropole, les bouteilles de ce 1885 ont même failli être détruites par le groupe Cointreau qui ne voyait que peu d’intérêt dans ces vieilleries. Sauvées in extremis par le directeur de Saint James, Jean-Claude Benoit, elles reviendront finalement vers la Martinique par caisses. Si la date de l’embouteillage reste mystérieuse (la première publicité mentionnant le millésime date des années 1900), cette récolte 1885 demeure plus que jamais une pièce majeure et un témoin exceptionnel du patrimoine rhumier.
J. Bally 1924 (45%) :
Le prophétique
Un autre rhum agricole légendaire, cette fois-ci signé Jacques Bally, qui restera dans l’histoire comme étant l’un des tout premiers producteurs martiniquais (si ce n’est le premier), à avoir misé sur le vieillissement du rhum dans de petits fûts de bourbon. Conséquence directe de la Prohibition aux États-Unis, la futaille usagée ne manque pas, même si la norme est encore largement à l’utilisation de plus gros tonneaux. Découvrant que le rhum prend une coloration rapide et des qualités gustatives exceptionnelles, Jacques Bally réservera dès 1924 une large partie de sa production à la mise au vieillissement. Une idée qui ne manque d’ailleurs pas de faire rire aux éclats ses concurrents de l’époque… De très nombreux millésimes suivront le fil de l’histoire, avec à chaque fois la particularité (certains parleront de secret de fabrication) d’utiliser en plus des anciennes barriques de bourbon des fûts de chêne français (cognac). Sans connaître l’âge avec exactitude, d’anciens documents nous ont appris que le rhum vieux de Bally était généralement embouteillé après six années de vieillissement.
Skeldon 1978 (60,4%) :
L’intouchable
Devenue en seulement quelques années un objet de convoitise hors norme (et hors de portée), Skeldon est à l’image de beaucoup d’autres références de la société DDL (Demerara Distillers Limited) : une énième tentative de recréer un ancien profil de rhum qui existait jadis dans l’une des très nombreuses distilleries que comptait le Guyana. Un profil et un nom qui aurait dû rester inconnu si un certain Luca Gargano ne l’avait découvert et sélectionné dans les chais de DDL, en compagnie de son grand ami – et alors directeur – Yesu Persaud. Historiquement, c’est le tout premier pas de la distillerie guyanienne vers l’indépendance, elle qui ne vendait alors que du vrac, avec cette particularité unique de proposer un rhum au degré naturel et intégralement vieilli dans son pays d’origine (vingt-sept ans passés sous les tropiques). Un millésime qui comprend une partie de Skeldon 1973 selon les confidences de Yesu Persaud, qui avouera plus tard à Luca Gargano qu’ils n’avaient pas suffisamment de stock de 1978 pour remplir les trois fûts commandés…
Hampden Estate Pure Single Rum (46% et 60%) :
Adieu colonies, bonjour Providence
Quoi de mieux pour terminer ce line-up que de proposer le tout premier rhum vieux officiel d’une distillerie ô combien emblématique et vieille de plus de deux siècles… Un petit événement en soi mais tellement révélateur d’une prise de conscience (et de pouvoir) des distilleries sur le vrac. Proposé aux amateurs en deux versions (classique et overproof), ce Pure Single Jamaican Rum âgé de 7 ans et 10 mois marque le début d’une nouvelle ère, en axant son storytelling sur cinq piliers qui ne manqueront pas d’interpeller les amoureux d’authenticité : un environnement exceptionnel, une fermentation sauvage, une distillation artisanale et un vieillissement entièrement tropical pour un rhum 100 % naturel.
Le rhum se libérerait-il progressivement de ses carcans ? Il arrivera peut-être un jour où les producteurs commenceront par offrir au monde leur propre vision du rhum, avant de le laisser fuir en vrac et de le voir transformer par de tiers intervenants. Une façon comme une autre de s’émanciper, et de se réapproprier toute une histoire que d’autres racontent à leur place depuis tellement longtemps… Le présent a de l’avenir, qu’on se le dise.
Par Cyril Weglarz