Le cognac est-il seulement une affaire d’hommes ? À l’heure de la parité imposée et du débat autour de la théorie du genre, le sujet peut paraître archaïque. Pourtant, à Cognac comme dans tout le monde viticole, les femmes sont longtemps restées dans l’ombre. Courageuses, déterminées, influentes, sans féminité triomphante, elles entrent désormais dans la lumière. Elles sont viticultrices, distillatrices, œnologues, maîtres de chai, sommelières, ambassadrices, et se révèlent de fines dégustatrices. Quand le cognac se conjugue au féminin, il offre de très belles rencontres.
Bénédicte Hardy
Chic et choc
Les yeux qui brillent, toujours une histoire au bord des lèvres, la fée enthousiasme s’est penchée sur le berceau de celle qui incarne la cinquième génération de la maison Hardy. Bénédicte Hardy est le visage de la marque éponyme sur les marchés des Amériques depuis bientôt trente ans. Cette diplômée de Science Po échappe de peu à l’Ena, au grand soulagement de son père qu’elle rejoint à Cognac en 1986. «En tant que fille du patron et femme dans le monde masculin des spiritueux, j’ai dû faire mes preuves : une excellente motivation, raconte Bénédicte Hardy. Mes premières master class étaient exclusivement masculines, elles comptent aujourd’hui 30 à 40 % de femmes. Au milieu des années 90, l’émancipation des femmes est venue de la mode cigare.» Exit le cliché des hommes au cognac et des femmes au porto, les fumeuses de Havane revendiquent des accords avec des scotchs et des cognacs pointus. «Les lois antitabac sont ensuite passées par là mais les femmes avaient découvert autre chose. Plus récemment, elles sont arrivées derrière le bar. La mixologie se féminise avec talent et un goût certain pour les eaux-de-vie traditionnelles françaises.» La maison Hardy a depuis longtemps fait le pari du luxe à la française avec ses collections de carafes haute couture inspirées par l’univers du parfum. Bénédicte Hardy n’oublie jamais que les acheteurs de vins et spiritueux sont souvent des acheteuses.
Isabelle Couprie
Maître de chai lui va si bien
Ce qui étonne chez Isabelle Couprie, ce n’est pas tant sa lignée viticole (huit générations quand même), que sa fonction de maître de chai, un Graal manifestement masculin, un bastion qui compte seulement deux femmes dans ses rangs. «Mes différentes expériences dans le vin m’ont fait passer de la vigne aux chais de vinification. Un jour j’ai eu envie d’aller plus loin, jusqu’au bout du produit», raconte la biochimiste devenue œnologue. Sa Charente natale est un terrain de jeu idéal. Elle y conseille d’abord les producteurs. «Être une fille du cru m’a sans doute donné de la légitimité mais dans les métiers techniques, seules les compétences comptent.» La maison Gauthier (Marie Brizard) lui offre sa chance non sans s’interroger de l’impact d’une femme maître de chai sur l’image du produit. Les Domaines Francis Abecassis (220 hectares, 5 distilleries, le tout vendu en bouteilles aux quatre coins du monde) viennent de lui confier leur production. Des principales qualités qui font un maître de chai, Isabelle Couprie évoque le perfectionnisme et la passion. «Les hommes n’en sont pas dépourvus mais les femmes restent les as de la précision. Pour avoir traîné en cuisine dans les jupes de nos mères et de nos grands-mères, pour utiliser quotidiennement des produits cosmétiques, les femmes ont un sens particulier des arômes et des parfums.» Un cognac au féminin elle y pense. «Je perçois toujours une timidité des femmes à consommer du cognac même en long drink et en cocktail. Je compte sur nos liqueurs pour une éducation en douceur aux notes aromatiques du cognac.
Sabine de Witasse
Le feu de l’amour
Si la flamme se rallume sous les alambics chaque année, elle brûle dans le cœur de Sabine de Witasse en continu. Pendant que Bertrand, son mari, veille sur un des derniers alambics au bois du cognac, Sabine s’émerveille de chacun de ses gestes. C’est ainsi depuis que le couple a débarqué de Paris en 1994 pour reprendre le domaine vieillissant de l’oncle de Bertrand. «Nous ne connaissions rien à la production du cognac. Bertrand a mis quinze ans avant d’en maîtriser les savoir-faire. Je suis si fière de lui.» Sabine prend sa place à ses côtés, ils apprennent ensemble à connaître chacune des parcelles du domaine, vingt hectares au cœur de la Grande Champagne. «J’ai œuvré dans l’ombre jusqu’au jour où je suis devenue ambassadrice de ce travail unique et artisanal.» Elle créait Raison Personnelle, une gamme de cognacs aux éditions ultra-limitées (500 bouteilles pour le dernier opus baptisé 2.1). «Bertrand fait du bon boulot et je voulais le faire savoir, confie Sabine. Aucune édition ne ressemble à la précédente. J’ai adoré la première, un cognac puissant et rustique, Bertrand a préféré la seconde plus légère, plus féminine, on s’est mis d’accord sur le troisième assemblage. Il est puissant comme savent l’être les eaux-de-vie de Grande Champagne sans vulgarité avec une personnalité assez inédite.» Regrette-t-elle sa vie de cadre supérieure à Paris ? «Même si Bertrand est souvent seul dans ses vignes ou au pied des alambics, je sais qu’il apprécie ma présence et le regard que je pose sur lui. Raison Personnelle donne de la visibilité à son travail et m’a permis d’apporter ma pierre à ce projet familial. Ensemble, nous partageons des dégustations, nous recevons nos clients que nous connaissons tous personnellement. Notre relation de couple s’en trouve renforcée.»
Rebecca Asseline
L’esprit Maison
Elle porte les couleurs de Courvoisier depuis quinze ans. L’ambassadrice au Royaume-Uni de la maison jarnacaise vient de prendre les rênes du service communication. Rebecca Asseline revient sur son expérience anglaise et les évolutions du marché où la marque est n°1. «À Londres, j’ai assisté à une évolution phénoménale. Il y a de plus en plus de femmes dans les métiers du rhum, du gin, de la vodka. C’est un univers où nous apprenons tous les uns des autres. Je l’ai abordé avec humilité sans jamais rencontrer de problème de légitimité.» Rebecca Asseline ne milite pas pour le “girl power”. «Les femmes n’ont rien à prouver. Je préfère parler de complémentarité.» Fine dégustatrice, elle réfute les clichés. «Je n’ai pas d’attirance pour le sucré, j’aime le Negroni et le Sazerac.» Si la consommation de cognac reste encore masculine, elle compte sur la diversité de l’eau-de-vie charentaise et sa capacité d’adaptation pour séduire de nouveaux publics. «Aucun spiritueux au monde n’a autant affiné ses techniques de production. Chez Courvoisier, la typicité des eaux-de-vie, la maîtrise du vieillissement en fût de chêne, l’utilisation de chais humides, offrent un bel équilibre entre le fruit et le bois. Nos cognacs y gagnent en rondeur et en délicatesse. Cela le rend approchable par des palais peu habitués.»
Line Sauvant
Gardienne du temple
Les alambics ronronnent et l’atmosphère s’emplit des arômes de la première bonne chauffe. Le nez au bord du verre, Line Sauvant savoure le travail bien fait. Ses eaux-de-vie de Grande Champagne distillées sur lies sont opulentes, fruitées et prometteuses. Line est une gardienne, la garante d’un patrimoine familial qu’il a fallu préserver coûte que coûte. «Mon père a reçu cette propriété de 18 hectares à vingt ans. J’ai été éduquée pour en assurer la continuité. Je l’ai rejoint j’avais vingt et un ans.» Le travail est dur, son père est exigeant. À quatorze ans, il lui confie un demi-hectare de vigne dont elle va distiller la production mais ce que Line préfère c’est la vente directe. Des racines viticoles du côté de son père et de sa mère ont donné naissance à la marque familiale Guillon-Painturaud qui va bientôt fêter ses quarante ans. «C’est un peu difficile en ce moment, je distille et il faut préparer les expéditions de fin d’année.» Quand il faut apporter sa pierre à l’édifice, Line Sauvant s’inscrit comme une pionnière de la certification HVE (Haute Valeur Environnementale). Elle valide ainsi des pratiques viticoles respectueuses de l’environnement. La viticultrice est sur tous les fronts. Elle vient de lancer un escape game et un atelier d’assemblage autour du Pineau des Charentes. Courageuse et résignée, Line Sauvant porte un regard lucide sur son activité. «Quel est l’avenir de nos petites exploitations artisanales ?, s’interroge Line. Je veux que mes deux filles soient libres de leur choix et de leur vie.»
Oriane Chambon
Quand Épicure s’invite chez vous
Après avoir fait ses armes de sommelière chez Michel Guérard, Oriane Chambon vient tenter l’expérience à Cognac. «J’avais très envie d’en savoir plus sur cette eau-de-vie découverte pendant mes études.» Elle vole désormais de ses propres ailes. Avec Expérience Sur-Mesure, un concept de restaurant gastronomique à domicile, Oriane marie les créations culinaires de son compère, le chef Cédric Coulaut, à sa connaissance pointue des vins et spiritueux. «Quand je suis arrivée à Cognac, j’ai trouvé ce monde très masculin. Puis j’ai rencontré des femmes qui laissent une belle emprunte dans ce milieu d’hommes. Elles sont productrices, œnologues ou encore maîtres de chai.» Et sommelière a-t-on envie d’ajouter alors que le meilleur sommelier de France, tout juste désigné, se conjugue désormais au féminin ! «Mon premier coup de cœur en cognac est d’ailleurs produit par une femme. C’est une eau-de-vie bio du domaine Brard-Blanchard, distillée à partir du cépage folle blanche.» Oriane aime les cognacs à l’identité bien marquée. «Je n’apprécie pas spécialement la rondeur et la texture veloutée d’un cognac. L’évolution aromatique du floral vers l’épicé, une belle droiture me séduisent davantage.» Pour convaincre son public, Oriane prêche la diversité du cognac, ses modes de consommation, le food pairing. «Un cognac dégusté frozen perd en sensation alcoolique au profit d’une texture huileuse très agréable. Sur des huîtres c’est parfait ! Le monde du cognac change, les recettes sont innovantes, l’affinage (le finish : ndlr) lui apporte de la rondeur, de la texture et le rend accessible auprès des jeunes consommateurs et d’un plus grand nombre de femmes.»
Blandine et Anne-Laure Conte
Retour à deux au domaine
Le logo annonce la couleur : Conte FilleS, avec le S majuscule et deux petits chais stylisés pour la pluralité du féminin. C’est l’histoire de deux sœurs et d’un radical changement de vie. «Ma sœur était à Paris dans l’informatique, j’étais responsable jardinerie chez Auchan à Tours, explique Blandine. La retraite de nos parents et un frère qui renonce à s’installer ont motivé notre retour en Charente. C’était en 2011.» Cent cinquante hectares en céréales, vingt-cinq hectares de vigne, les jeunes trentenaires ont tout à apprendre du métier d’agricultrices comme celui de vigneronnes. Blandine, passionnée de végétal, diplômée d’horticulture, se régale à voir pousser la vigne. «Elle a tant à nous raconter», confie-elle dans un sourire. L’histoire continue à s’écrire au pied de l’alambic et se prolonge désormais jusqu’à la bouteille. À leur retour, Anne-Laure et Blandine développent une gamme de cognacs. Faux départ ! D’abord baptisée Chez Elles, la menace d’un procès par le magazine quasi éponyme met brutalement fin au projet. Un mal pour un bien : Conte FilleS s’affichent désormais sur leurs flacons. Des cognacs de famille, sans superflu, sans sucre, ni caramel, volontairement ronds et voluptueux, distillés par Blandine, assemblés par Anne-Laure. «Nos cognacs nous ressemblent. Anne-Laure et moi passons très peu de temps au maquillage ! Nos clients sont surpris, ils nous imaginent difficilement sur tous les fronts d’une activité traditionnellement masculine.»
Irène Doreau
Escapade sur-mesure au pays du cognac
Depuis un an, cette amoureuse des terroirs, petite fille de viticulteur, concocte des séjours à la carte au sein de son agence XO Madame. «Je souhaitais apporter une touche féminine à un univers perçu de l’extérieur comme masculin mais les expériences oenotouristiques proposées par XO Madame, ne sont pas seulement réservées aux femmes», tient à préciser Irène Doreau. Au pays du cognac comme ailleurs, les femmes sortent de l’ombre. «Il fut un temps où on aurait préféré vendre plutôt que de mettre une fille à la tête d’une exploitation viticole. Aujourd’hui, en plus de leurs responsabilités d’exploitantes, les femmes se réservent souvent l’accueil et le développement des projets touristiques.» Irène Doreau aime la diversité des arômes du cognac, l’aspect ludique d’une dégustation. «Le cognac ne se livre pas facilement, il faut du temps pour découvrir ses multiples facettes», reprend cette passionnée de voyage, se demandant si l’évocation de cette part féminine du cognac ne fait pas trop cliché. En janvier, XO Madame emportera les amateurs comme les néophytes dans une initiation à l’olfaction, animée par un créateur parfumeur. «Il s’agit d’une découverte des arômes du cognac en puisant dans les richesses de l’orgue du parfumeur», explique l’organisatrice. Créer son propre parfum, un assemblage unique aux effluves de cognac, c’est tentant ! Et après j’irais bien visiter la ville en gyropode…
Fanny Fougerat
Le pari du cognac de vigneron
Fanny Fougerat a eu une vie avant le cognac. Il y a six ans, elle a laissé derrière elle Grenoble et son job de conseil en développement pour reprendre le domaine familial. «Ni moi, ni mon jeune frère n’avons été éduqués dans l’idée de prendre la suite de nos parents. Ils nous ont laissés libres de nos choix.» Pourtant, loin de ses vignes natales, le cognac la rattrape. En 2013, elle rentre en Charentes avec une belle idée en tête : lancer une gamme de cognacs d’auteur, des cognacs de terroir à l’identité forte. En pleine vague craft, elle est une des premières à mettre en lumière le cognac de vigneron sans artifice, bouteilles et fûts numérotés à l’appui. Fanny gagne le combat contre sa modestie, finit par apposer son nom sur ses flacons. «Utiliser mon nom me rapproche de mes clients. Je crois qu’être une femme dans le cognac est un atout. C’est indéniablement un élément de différenciation.» Au pied de son alambic, Fanny déguste les eaux-de-vie nouvellement nées. «J’apprends encore mais je sais ce que je cherche. Des eaux-de-vie légères, aériennes tout à la fois riches et complexes, expressives et délicates. L’innovation technique, les automates nous offrent désormais cette précision.» Fanny s’inspire du vin, elle invente ses cuvées, offre à ses cognacs une palette aromatique d’une grande diversité. Le plus beau compliment à lui faire ? Lui dire que ses cognacs lui ressemblent.
Par Christine Croizet