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En un peu plus d’une décennie, cent quarante micro-distilleries ont surgi dans l’État de New York – dont une quinzaine dans la ville même. Une explosion rendue possible par des changements législatifs mais également culturels, et qui a fait de l’Empire State l’une des scènes les plus vibrantes et les plus créatives des États-Unis.

«On t’a réservé une chambre dans un hôtel capsule : tu achètes un pass de métro et tu rentres dans une semaine avec un dossier sur la distillation à New York. Bon voyage !» Derrière leur simplicité limpide, les briefs de Whisky Mag ont ce don de vous pousser à la réflexion existentielle : dans quelle autre ville au monde peut-on espérer visiter une quinzaine de distilleries et le double de bars à cocktails armée d’une carte Navigo ? Il y a encore dix ans seulement, ce reportage n’aurait pas existé. Les derniers alambics dans NYC avaient replié les cuivres avec la Prohibition (1919-1933), et les autorités déployaient énormément d’efforts pour décourager la production d’alcool dans l’État. Mais deux lois vont changer la donne. La première, entrée en vigueur en 2000, baisse drastiquement le prix des licences pour les micro-distilleries : 1 500 dollars pour trois ans au lieu de 65 000 dollars à l’année. La seconde, votée en 2007 grâce à l’entêtement de Ralph Erenzo, fondateur de la distillerie Tuthilltown (1), crée le statut de “ferme-distillerie” dans l’État de New York. Et c’est le détonateur du booze boom local.

Grâce au New York Farm Distillery Act, toute micro-distillerie coulant moins de 75 000 gallons (environ 285 000 l) d’alcool par an se voit octroyer le droit de faire déguster ses produits sur place et de les vendre en direct, sans passer par un distributeur, à condition qu’au moins 75 % de ses matières premières soient produites dans l’État. En un peu plus d’une décennie, près de cent quarante distilleries surgissent à travers l’Empire State, selon l’American Craft Spirits Association, dont une quinzaine dans New York City même. Mais ce système vertueux a également permis de voir renaître localement des activités de tonnellerie, de maltage, de raviver une agriculture en berne (l’orge avait disparu de la région), tout en drainant des centaines de milliers de touristes.

 

Alambic distillation new york

Revival !

Dès le début, ce mouvement bénéficie d’un engouement public jamais démenti depuis. Les New Yorkais – surtout les plus jeunes – se montrent très sensibles aux valeurs d’authenticité, de proximité, de traçabilité, de bien-être, dans une ville où les choux kale et les yams envahissent les supermarchés bio et où les yoga centers semblent remplacer les arrêts de bus à chaque coin de rue. «Mais les consommateurs sont désormais mieux informés, nuance Oskar Kostecki, acheteur spiritueux chez le caviste Chambers Street Wines, à Manhattan. Après quelques scandales nationaux dans le craft, ils ont pris l’habitude de se renseigner, ils veulent savoir qui fabrique, où, comment, avec quelles matières premières. Ils lisent les petits caractères sur la contre-étiquette !»

Il ne faudrait pas pour autant confondre ce revival avec un banal retour en flèche vers une économie locavore, même si cette tendance pèse jusque dans les alcools – vins, bières, cidres et spiritueux made in NY bénéficiant du même intérêt. L’explosion locale de la micro-distillation s’ancre tout autant dans un terroir culturel et gustatif, qui a d’abord profité à la gastronomie. «Le concept de distillation urbaine est tout à fait unique dans le paysage des spiritueux, souligne Allen Katz, l’un des cofondateurs de NY Distilling Co, qui fabrique les gins Perry’s Tot et Dorothy Parker ainsi qu’un rye à Williamsburg, dans Brooklyn. Il s’appuie sur des changements législatifs et culturels. On dit que les Américains n’ont aucune culture du goût, aucune culture gastronomique, mais c’est faux ! Ce pays possède deux traditions anciennes : le barbecue authentique du sud, et le cocktail. Notre Brillat-Savarin, c’est Jerry Thomas. Et depuis quelques années, nous nous réapproprions nos papilles. Cela a commencé avec la food culture locavore et avec le vin en Californie, puis avec la bière craft, et aujourd’hui les micro-distilleries. Eh oui, qui aurait cru que le pays qui a donné au monde le fast food avait une cause à célébrer dans le domaine du goût ?»

Folle énergie créative

La folle énergie créative qui électrise New York jour et nuit se retrouve dans ses distilleries : gin, vodka, whiskeys bien sûr, mais aussi rhums, absinthes, liqueurs, apéritifs, brandies se fabriquent dans tous les replis de la jungle d’asphalte. En premier lieu à Brooklyn, puisque le zonage territorial interdit la distillation dans les quartiers d’habitation et de bureaux – ce qui exclut Manhattan. Mais avant même que la première distillerie ne pousse dans la ville (Kings County, en 2010), une multitude avait déjà éclos dans l’État de New York, à 2 heures de route au nord dans l’Hudson Valley notamment. Avec, il faut bien le reconnaître, une sacrée dose d’improvisation. Du jour au lendemain, des hordes de cadres sup en burn out ou en quête de sens – beaucoup de jeunes très diplômés, à croire que la mid-life crisis et la tentation de la reconversion se pointent ici à un âge moins avancé qu’en France – se sont retrouvées au cul des alambics hybrides, les yeux rivés aux tutoriaux YouTube.

Ces profils hétéroclites ont sans doute imposé une ouverture d’esprit, une curiosité débarrassée d’a priori qui tranchaient plaisamment dans le ronron conservateur des spiritueux. «Après les débuts du mouvement craft, où tout le monde retrouvait dans le grenier la recette de bourbon du grand-père perdue depuis la Prohibition pour sortir un “vrai whiskey artisanal” acheté en vrac dans l’Indiana, ça faisait du bien de voir autre chose», ironise Oskar Kostecki. Et les New Yorkais, enthousiastes et bons princes, ne leur ont pas fait payer la qualité erratique, les errements manifestes et les prix prohibitifs (induits il est vrai par des coûts de fabrication stratosphériques) : moonshines vendus au prix du 10 ans d’âge, infusions en tout genre, brandies astringents, bourbons à peine vieillis roulés dans le bois vanillé de fûts bien trop petits pour faire de grands whiskeys… Consommateurs, cavistes, bars et restaurants de la ville continuent aujourd’hui encore à soutenir sans flancher le booze boom local. La plupart des producteurs ont il est vrai intelligemment noué le dialogue en tendant des passerelles vers la ville, en ouvrant les distilleries aux visiteurs, en créant des bars attenants : le Farm Distillery Act, qui a évolué depuis son entrée en vigueur, permet depuis deux ans aux producteurs de servir sur place toutes sortes d’alcools made in NY (cidre, vin, bière…), et de composer des cocktails. Certains, comme le Shanty Bar de New York Distilling Co, ne désemplissent pas.

«Jusqu’à quand durera ce soutien inconditionnel ?, s’interroge Oskar Kostecki. Moi, j’aimerais travailler davantage avec les distilleries new-yorkaises, mais quand je vends une bouteille de whiskey plus de 50 dollars, il faut que ce soit bon. New York est un marché colossal, mais extrêmement compétitif, où les consommateurs ont accès à tout, en abondance…» Et où une mode chasse l’autre. Pour durer, paradoxalement, le craft peut-il rester très artisanal ? Certains producteurs ont choisi d’attraper le chèque tendu par de grands groupes (c’est le cas de Tuthilltown, racheté par William Grant, de Widow Jane, passé chez Samson & Surrey). D’autres optent pour le changement de braquet : NY Distilling Co s’est doté d’une colonne de distillation, installée hors de la ville, Van Brunt va déménager dans des locaux plus vastes, Kings County s’apprête à déployer un alambic trois fois plus grand… Rester petit dans une ville qui appelle la démesure, n’est-ce pas là au fond le plus immense des défis ?

Par Christine Lambert

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