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Elle a survécu à un incendie ravageur qui l’a profondément meurtrie, et s’acharne à retrouver sa splendeur. Car rien, dans l’histoire du rhum jamaïcain, n’a jamais eu raison de la distillerie du Trewlany, une légende, l’une des rares à mitonner encore des rhums de dunder et des high esters à l’aide de muck pit.

Et soudain le feu emporta tout, depuis la sucrerie voisine où il couvait en traître. Des tessons de verre et de la bagasse sèche allaient sceller le destin de Long Pond, et quand les flammèches embrasèrent les deux énormes cuves de rhum fraîchement distillé contre le mur, nul ne le savait, il était déjà trop tard.

Accourus de Trelawny, de St Ann, de St James pour sauver la distillerie, les pompiers durent se résoudre à sacrifier la salle de fermentation et ses dizaines de précieuses cuves en bois pour empêcher l’incendie de s’étendre et sauver le reste des bâtiments. Mi-journée du 16 juillet 2018, cendres et fumée, tristesse et désolation. «J’en ai chialé, murmure Alexandre Gabriel. On venait de redémarrer la production quelques mois auparavant : les ouvriers maintenaient le muck pit en vie et mouillaient les vats, mais les alambics ne tournaient plus depuis deux ou trois ans…

Et là, soudain… Plus rien. Heureusement qu’il n’y a pas eu de drame humain.» Qu’est-ce qu’une cicatrice sur le corps des vieilles distilleries ? Qu’est-ce qu’une brûlure sur deux siècles et demi de vie ? À l’aune du rhum jamaïcain, Long Pond est un mythe, un phénix qui toujours reviendra à la vie quand il se consume, mille fois s’il le faut. Le domaine est fondé à la fin du XVIIIe, et traverse le suivant sur ses deux jambes, sucrerie et distillerie. La société écossaise Sheriff la récupère en 1921 avant de tomber à son tour dans le giron du géant Seagram, en 1953. L’estate est finalement nationalisé à la fin des années 1970.

Si la Long Pond Sugar Factory, rachetée en 2009 par la famille Hussey, propriétaire de Hampden, tire définitivement le rideau en 2017, la distillerie s’accroche à la vie, avec l’aide de ses trois copropriétaires : le gouvernement jamaïcain, Alexandre Gabriel (Maison Ferrand) et Demerara Distillers Limited, qui se partagent à parts égales NRJ (National Rums of Jamaica) et ses deux distilleries, Long Pond et Clarendon. «C’est une petite pépite, Long Pond, s’émerveille le Français. Une distillerie importante dans l’histoire de l’île, un grand nom, que le gouvernement ne pouvait pas laisser disparaître, comme tant d’autres, dans la crise de surproduction.» L’une des dernières à produire des rhums de dunder et rhums high ester à l’aide d’un muck pit.

Vingt-quatre nouveaux vats en bois et un muck pit secret

Son muck pit, Long Pond en garde jalousement le secret, derrière la distillerie, et en bloque l’accès aux visiteurs. Dans ce bouillon de culture soigneusement nourri prolifèrent les levures et, surtout, les bactéries appelées à rejoindre les cuves de fermentation pour l’élaboration des high esters.

Ces rhums dont la teneur en esters (mais en Jamaïque, un seul ester est mesuré, l’acétate d’éthyle) supérieure à 500 g/HLAP (hectolitres d’alcool pur), 700 g pour les continental flavoured, dit la formidable puissante aromatique. C’est au moment de la fermentation que se créent les esters, l’identité du rhum, son âme, son ADN, et on comprend à quel point le deuil des soixante-douze vats disparus dans l’incendie allait laisser un vide abyssal.

«On a tout rebâti. Le budget suffisait à peine à racheter une cuverie en inox, mais à force de chercher, j’ai fini par trouver un tonnelier mexicain qui nous a refait vingt-quatre vats en bois, assemblés sur place durant trois mois», reprend Alexandre Gabriel. En 2021, la salle de fermentation rouvre enfin, reconstruite autour du seul mur épargné par le feu, et garnie de douze cuves de 10 000 gallons (45 500 l) pour la fermentation, six de 4 000 gallons (18 200 l) pour les dunders laissées à refroidir et six de 3 000 gallons (13 700 l) pour le cane acid.

Le cane acid désigne le mélange de mélasse et d’eau dans lequel macèrent des tronçons de canne à sucre pendant au moins une semaine (à Clarendon, on l’appelle acid slops), pour stimuler l’activité bactérienne. Comme un clin d’œil, le tonnelier a gravé “Mexico, Jamaica” sur le bois neuf des vats regroupés sur une longueur du bâtiment. Dès que les finances le permettront, l’espace laissé vide se remplira de nouvelles cuves.

«Leur taille n’est pas laissée au hasard, fait remarquer Kevin Barnett, le directeur de la distillerie. Un vat de dunder et un vat de vinaigre de canne auxquels on ajoute la mélasse et l’eau remplissent exactement un fermenteur.» La fermentation s’étend ensuite sur deux à quatre semaines, tout dépend du profil de rhum recherché – plus de trois semaines pour les high esters.

Le wash bouge, vivant sous la caresse de la brise qui s’engouffre, crépite dans la cuve suivante, se fige dans une autre, matière mouvante, émouvante. «Dans le cas des high esters, on fait vieillir le dead wash une fois la fermentation terminée, et on laisse les acides se combiner à l’alcool, complète le directeur de Long Pond. Mais s’il vieillit trop longtemps, le taux d’alcool chute, et le wash devient plus compliqué à distiller. Il faut constamment équilibrer le pH pour garder l’un bon rendement.»

Comme à Hampden, le muck n’est introduit qu’en fin de fermentation, mais sur ce sujet, motus, Long Pond garde ses secrets. Tout juste apprend-on que cinq marks profitent du combo dunder/muck au cours de leur fermentation : LPS, STC^E (l’accent circonflexe remplace parfois un cœur sur les relevés d’échantillons), TECA, TECB et TECC. «Je ne m’y habitue pas, souffle Vivian Wisdom, usé par mes interrogations, en marge de la visite. Depuis quelques années, toutes ces questions sur les marks, les dunders, le muck pit… C’est très récent ! Avant, nous avions ces discussions entre distillateurs, ou au sein de l’industrie uniquement, cela n’intéressait personne d’autre. Aujourd’hui, tout le monde se renseigne, cherche à savoir. Il va falloir s’y habituer.»

Il va falloir s’y habituer indeed, mais cela n’empêchera pas Vivian de me faire jurer le secret sur un certain nombre de procédés, sous peine de me maudire sur cinq générations.

Se réinventer pour survivre

En mezzanine dans un vaste hangar, les cinq pots stills à double retort s’enchevêtrent, sumos de cuivre géants s’attrapant à bras-le-corps dans un vacarme du diable. Pelote de cuivre fumante, monstrueuse, héroïque. Magnifique ! Trois alambics John Dore et deux Blair… dont une paire seulement fonctionne. Long Pond, Long Pond, belle endormie qui panse ses blessures dans l’espoir de se relever, claudiquant à un tiers à peine de ses capacités, soit 600 000 LPA (litres d’alcool pur) annuels. «C’est peu, confirme Vivian Wisdom. Mais Long Pond fabrique des rhums à haute valeur ajoutée. Elle est donc potentiellement plus rentable qu’une distillerie plus importante qui coulerait uniquement du rhum léger.»

Selon une pratique bien ancrée sur l’île, la production part essentiellement à l’export, vendue en vrac. Mais la distillerie met quelques stocks en vieillissement dans les chais d’Innswood, et commence à valoriser son rhum sous sa propre marque, à la grande joie du senior blender Robert Gordon : le premier Long Pond officiel en 250 ans d’histoire est ainsi sorti… en 2021. Un ITP de 15 ans. Au Rhum Fest Paris, un millésime 2003 VRW 18 ans (60%, 4 semaines de fermentation, 523 g d’esters, 731 g de volatiles, maturation ex-fûts de bourbon) devrait être révélé si les quilles arrivent à temps ! Mais revenons à nos pots stills.

La vitesse de distillation varie peu selon le type de rhum : environ quatre heures pour les light pots, contre cinq heures pour les heavy pots. «En une seule passe, précise Kevin Barnett, et selon une procédure assez standard sur l’île : on élimine les têtes, on recueille le cœur, autrement dit le rhum, et on coupe à 85%, quel que soit le mark distillé. Ensuite, les high wines et low wines sont sélectionnés par volume, non par taux d’alcool.» Voilà pour la théorie.

En réalité, les équipes doivent s’adapter à chaque étape de la fabrication, en raison de la qualité erratique de la matière première. «L’industrie traverse une crise d’approvisionnement en mélasse, peste le directeur. D’un batch à l’autre, sa qualité varie, elle ne possède pas les mêmes caractéristiques, la même acidité, le même taux de cendres… On pilote au cas par cas, il faut avoir du métier.»

Long Pond produit dix marks, mais en possède des dizaines en archives. «Elle s’est façonnée en absorbant de nombreuses distilleries qui disparaissaient, notamment tous les petits domaines sucriers du nord spécialisés dans les high esters, observe Vivian Wisdom, encyclopédie vivante du rhum jamaïcain. Quand ils ont fermé, les marks et les méthodes de fermentation, les savoir-faire, ont été transférés ici. Vale Royal, Georgia, Tilston, Cambridge…» La distillerie matricielle, curatrice d’un héritage qui puise profondément dans l’histoire et survit dans les marks : Vale Royal wedderburn (VRW), Tilston Estate Continental (TECA, B et C), Caymana (HJC), Simon Thompson Cambridge Estate (STC^E)…

Jusqu’en 2010, Long Pond distillait quelque deux millions de LPA/an, avec l’appui de sa colonne Blair désormais remisée. Selon toute vraisemblance, c’est d’ailleurs ici que le premier équipement de distillation en continu fut installé en Jamaïque… entre 1955 et 1958, soit bien tardivement si l’on compare au reste de la Caraïbe. À l’initiative de Seagram, qui possédait alors les blockbusters Captain Morgan (lancé à l’origine comme un rhum jamaïcain) et Myers, marques absorbées ultérieurement par Diageo. «Des registres de la Spirits Pool attestent de l’enregistrement d’une colonne à Long Pond en 1958, confirme Alexandre Gabriel. Et en 1964, quatre distilleries supplémentaires s’étaient équipées : United Estate, Monymusk, Appleton et Innswood.»

Long Pond, pionnière de la colonne, introduisant le pire cauchemar des geeks au royaume du high ester ! Vivian Wisdom a bien du mal à comprendre cet antagonisme : «C’est la fermentation qui fait le rhum, pas la distillation, répète-t-il pour la énième fois. Tu peux faire du common clean avec un pot still et du wedderburn avec une colonne.» «Quand on y songe, ce n’est pas si étonnant que Long Pond ait introduit la distillation continue en Jamaïque, réfléchit le patron de Maison Ferrand. Les domaines sucriers et les distilleries du nord-ouest, loin des plaines faciles à cultiver, devaient en permanence innover, se réinventer pour survivre. Ce sont eux qui ont créé les high esters au XIXe siècle.»

Pourquoi tant de mystère devant la lourde porte exceptionnellement déverrouillée pour cette visite ? Des oubliettes ? Dans une pièce au toit perché dans les nuages, tapie dans un écrin de rouille, protégée d’une ouate de toiles d’araignées, la vieille colonne luit dans le clair-obscur tamisé de poussière. Avec sa salle de commande digne d’un film de science-fiction fifties. Une beauté figée dans le temps, recluse dans le passé. Chut, ne dites rien. Long Pond n’a pas fini de livrer ses secrets.

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