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La distillerie lorraine a mis en service une malterie artisanale équipée d’une technologie révolutionnaire. Voilà qui pourrait bien changer la donne pour les petits producteurs de whisky. Surtout s’ils cultivent leurs céréales ? Surtout s’ils travaillent en bio. Surtout s’il ne neige pas dans les Vosges. Quel rapport ? Allez lire.

«Tu peux prendre des photos en gros plans, mais pas de vues d’ensemble ! prévient Christophe Dupic. La technologie est révolutionnaire, j’aimerais bien qu’on en profite un peu avant que tout le monde ne s’en inspire.» Dans les vastes bâtiments d’une ancienne filature, à une trentaine de kilomètres de la distillerie, une malterie d’un genre nouveau a commencé à tourner il y a quelques mois. Et le patron de Rozelieures commence à frôler du doigt un rêve ébauché il y a vingt ans en amorçant la diversification dans le whisky : élaborer un single malt de la terre au verre. Avec sa malterie, la distillerie lorraine, qui cultive 300 ha de céréales, vient en effet de serrer le dernier boulon pour intégrer la totalité de la chaîne de production, de l’orge à l’embouteillage. Un boulon à 3 millions d’euros, qui n’a rien d’anecdotique.


En Europe continentale, les distilleries de whisky se heurtent à plusieurs problèmes pour se fournir en malt, y compris en France qui en est pourtant le plus important producteur. Pour commencer, les malteries fournissent du «malt de brasserie», et non du «malt de distillerie» (ou «malt distilling»). Une variation sémantique qui dissimule d’énormes intérêts économiques, puisque le rendement alcoolique de l’orge de distillerie, autrement dit le nombre de litres d’alcool récupérés avec une tonne de grain, est très supérieur à celui de l’orge de brasserie, plus riche en protéines. Quand une distillerie claque pas loin de 500€ pour une tonne de malt (près du double si elle se fournit auprès d’une malterie artisanale), qu’elle en tire plus de 400 LPA* (en Ecosse) ou moins de 300 LPA (en France) ne relève pas du détail.


Sauf que. Le rendement agricole (le nombre de tonnes récoltées à l’hectare) de l’orge de distillerie est bien plus faible que celui du grain qui finira en bière, et les agriculteurs préfèrent fort logiquement faire mousser la binouze. Tant que l’activité brassicole archi-dominait l’Europe, personne ne se triturait les méninges. Mais depuis que les distilleries de whisky prolifèrent plus rapidement que le coronavirus…

Les malteries, aux mains de géants mondiaux, déploient en outre de gigantesques usines traitant 40.000 à 250.000 t par an. Même une malterie de taille moyenne comme Port Ellen Maltings, sur Islay, dégorge 26.000 t de malt à l’année. Une échelle totalement disproportionnée pour les petites distilleries qui mettent un point d’honneur à cultiver leur grain – a fortiori en bio. Car à moins d’opérer à une échelle microbique (c’est le cas du Domaine des Hautes-Glaces, par exemple), le cultivateur-distillateur qui dépose à la malterie quelques tonnes d’orge soigneusement récoltées par parcelles n’a aucune chance de les retrouver à l’arrivée. Impossible, dans ces usines, de garantir une quelconque traçabilité sur de petites quantités.

Reste enfin la question du malt tourbé, peu utilisé en brasserie, et pour lequel les malteries d’Europe continentale n’ont pour ainsi dire développé aucun savoir-faire. Pour le résumer crument, quand vous comparez un whisky tourbé écossais à un tourbé français, dites-vous bien que ce dernier prend le départ du marathon équipé pour une course en sac. Avec de la toile de jute à la place des Nike, difficile de partir vainqueur – sauf à importer sa matière première d’Ecosse.


Chez Rozelieures, distillerie céréalière qui produit des whiskies tourbés, on a donc additionné les coûts et les emmerdes probables, avant de relever le défi : construire avec des partenaires minoritaires une malterie artisanale capable de sortir 1.000 t de malt à l’année, soit 3 t par jour. Cacahuètes, comme disent les Brexiteurs. La distillerie pourra enfin malter son orge parcelles par parcelles afin de mettre en valeur les propriétés gustatives des orges cultivées sur différents sols – argileux, calcaires, sablonneux, volcaniques. En étant certaine que le malt ne sera pas mélangé avec d’autres provenances dans des installations gigantesques.

«Il nous fallait beaucoup d’espace, la machinerie est très encombrante, détaille Christophe Dupic. Impératif également, un accès à une eau abondante, car le maltage en nécessite des quantités colossales, et non calcaire, car les machines ne supportent pas. C’est le cas de l’eau des Vosges, filtrée sur les plateaux granitiques. Enfin, on avait besoin d’une station d’épuration à proximité : la malterie rejette beaucoup d’effluents impossibles à recycler, puisqu’ils ne sont pas assez chargés en matière organique pour partir en méthanisation.»


Des anciens du géant Malt Europe dessinent alors les plans d’une technologie nouvelle, capable de travailler à petite échelle et en continu. Une vis sans fin alimente en grain les cuves de trempe verticales où l’orge va barboter dans l’eau tiède oxygénée pendant 8 à 10 heures. Confondant la piscine avec les pluies de printemps, la céréale un peu crédule se réveiller soudain pour libérer son amidon en germant. Cet amidon, un polymère de sucre, sera ensuite coupé en sucres élémentaires fermentescibles par des enzymes. Chaque variété d’orge possède sa sensibilité thermique, et adapter la température de l’eau permet de développer les bons enzymes.

Une fois réveillée, l’orge est envoyée sur 4 germoirs successifs, sortes de tapis roulants montés en enfilade, dont la chaîne avance de 60 cm par heure (24 heures par germoir). Dans la ventilation fraîche, la germination se poursuit, les radicelles émergent du grain. A l’issue de cette balade, les feuilles ne demandent qu’à percer. Mais un dernier tapis roulant, la touraille, pulse alors de l’air chaud, annihilant toute tentation de voir un champ d’orge envahir le hangar. Le grain est séché, ramené à 5% d’humidité. Là encore, la température de séchage s’adapte pour aller chercher différentes aromatiques. «On veille à ne pas détruire les enzymes par un séchage trop violent quand on fait du malt de distillerie,explique Christophe Dupic. Il faut au contraire préserver l’activité enzymatique qui garantit un bon rendement alcoolique.»


A l’extérieur, un four à tourbe fonctionne sans flamme, par résistance électrique. Vous savez sans doute que c’est la fumée qui envoie sur l’orge les phénols responsables des arômes si particuliers du malt tourbé. Le numéro d’équilibriste consiste ici à produire la bonne quantité de fumée sans sécher le grain à cœur, puisque les phénols se fixent sur la céréale humide. «On va pouvoir s’amuser avec différents niveaux de tourbe, car bon courage pour trouver du malt tourbé au-delà de 35ppm de ce côté de la Manche !»,s’exclame le patron de Rozelieures.

Pour l’heure, c’est de la tourbe écossaise de Tomintoul qui nourrit le gosier du four, à raison d’une petite centaine de kilos pour 3 t de malt à 35-40ppm. Mais, de même que Rozelieures entend malter son orge par parcelles afin de souligner la diversité des terroirs, la distillerie espère à terme travailler avec différentes origines de tourbe. Y compris française. «C’est extrêmement compliqué, en France l’exploitation des tourbières est très protégée, y compris quand elles sont privées. Mais je me suis entendu avec des stations de sports d’hiver vosgiennes : certaines sont assises sur des poches de tourbe, et dès qu’elles effectueront des travaux, je pourrai récupérer de la matière»,se réjouit Christophe Dupic. Cet hiver, la neige s’est refusée à tomber dans les Vosges. C’est peut-être le moment de remplacer les pylones d’un tire-fesse ? Au nom du whisky.

* LPA : litre d’alcool pur.

 

Par Christine Lambert

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