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En Charente-Maritime, sur les terres du cognac, la jeune marque Alfred Giraud et la distillerie de Saint-Palais ont uni leurs moyens, leurs ambitions et leurs savoir-faire pour ouvrir un nouveau chapitre du whisky français. Avec une vision singulière et la conviction que l’avenir appartient à ceux qui prendront tout leur temps. (Article paru initialement dans le WM°78, NDLR).

La canicule de juillet écrase le village et, à peine le temps de brancher la Tesla dans la cour, nous filons nous réfugier dans l’ombre de la distillerie, en suffoquant sous nos masques. Ah oui, les masques : amis lecteurs, si vous feuilletez cette revue d’ici une décennie ou deux comme on se replonge dans les prémisses d’une histoire, laissez-moi vous rappeler qu’en 2020 une épidémie de coronavirus avait rendu cet accessoire indispensable. Saint-Palais-de-Négrignac, donc, trois rues, quatre cent trente-huit habitants. Et une distillerie de whisky qui se classe déjà parmi les plus importantes de France, sans que vous en ayez jamais entendu parler. C’est ici, en Charente-Maritime, que le whisky français a pris un nouvel élan, sur les terres mêmes de son ennemi juré, le cognac. Philippe Giraud a le sens de la famille, et un arbre généalogique qui encourage ce penchant. Louis Giraud (1857-1926), l’ancêtre dont il subsiste une photo floue dans les archives, fut tonnelier pendant plus de trente ans avant de mettre sa connaissance de la magie du bois au service d’une maison de cognac, se perfectionnant à l’élevage et à l’assemblage. Jusqu’à sa retraite, il formera son fils Alfred (1887-1964) aux mêmes métiers. Lequel transmettra son savoir-faire à son fils André, qui lui succède comme maître de chai chez Rémy Martin, que rejoindra à son tour Jean-Pierre, comme ses aïeux, dès 1971. Une dynastie de maîtres des arômes, comme le cognac en a le secret. Philippe Giraud a également le sens de l’avenir, dont peu de gens savent qu’il se confond avec le sens de l’histoire. Si l’atavisme le pousse naturellement à faire carrière dans les spiritueux, c’est pourtant un grand groupe de scotch qu’il intègre, avant de fonder une société de distribution de spiritueux et de luxe. Car, oui, une dernière chose : Philippe Giraud a le sens du luxe.

L’envie de construire une marque en profondeur

Tout cela nous amène au whisky français. Les amateurs découvrent en 2019 chez les cavistes deux somptueux flacons (lire l’encadré) au verre taillé gravé d’un nom inconnu dans l’univers du malt : Alfred Giraud. Mais ce whisky-là n’est pas arrivé en trois coups de cuillère à pot touillé par la tendance porteuse. Il a pris son temps, et c’est Gaëtan Mariolle, un proche de la famille Giraud, qui l’exprime le mieux. « Quand, en 2011-2012, Philippe m’a parlé de son projet de créer un whisky français avec un positionnement très haut de gamme, j’ai trouvé l’idée géniale. Mais ça n’allait pas être aussi simple. Il allait falloir faire preuve de patience, avoir une vision à long terme. Je me suis soudain retrouvé à monter des plans prévisionnels sur quinze ans, vingt ans. Et en commençant à acheter des single malts à différents producteurs, j’ai vite compris que la faiblesse des stocks français allait nous conduire dans une impasse : il nous fallait trouver un partenaire distillateur pour assurer le développement d’Alfred Giraud. »

Tout cela nous amène à Saint-Palais-de-Négrignac, voyez comme tout s’enchaîne. Julien Nau, 7e génération de distillateurs – mais, franchement, il ne voit pas en quoi cette information est d’un quelconque intérêt – dirige la SVE (la Société des Vins et Eaux-de-vie), une distillerie multicarte qui fournit les plus grands noms du cognac et produit à façon bien d’autres spiritueux. Une distillerie de l’ombre, dont le nom n’apparaît jamais sur les bouteilles, mais dont le savoir-faire est hautement reconnu dans le milieu. « Depuis 2012, je réfléchissais à la production de whisky français, avoue Julien Nau. J’adore le produit, la diversification sur une matière première autre que le raisin faisait du sens, et le marché n’est pas encore investi par les grands groupes. Nous avions commencé à travailler le sujet d’un point de vue technique, mais je me posais quand même quelques questions… La rencontre avec les Giraud et Gaëtan Mariolle, début 2014, fut le déclencheur. »

Les deux parties partagent la même envie de construire une marque en profondeur, de constituer à long terme des stocks de qualité. Et décident de mettre leurs moyens en commun. La Distillerie de Saint-Palais est immédiatement créée, entité intégralement dédiée au whisky, mais dont les alambics charentais resteront six mois de l’année réservés au cognac. Un ancien chai de vinification accueille désormais une unité de brasserie, là où tant d’autres jeunes distilleries se contentent dans un premier temps d’acheter la bière prête à distiller.

Mieux : Saint-Palais décide de s’équiper d’un filtre-presse couplé à une cuve de brassage, une technologie rare dans le whisky (on la trouve à Waterford ou Midleton en Irlande), où après trempage le malt est squeezé entre des plaques qui l’essorent jusqu’à la moindre goutte, relâchant une drèche presque sèche. « Clairement, d’un point de vue esthétique, j’aurais préféré une belle cuve filtre ronde en cuivre, plaisante Julien Nau. Mais nous avions une idée des distillats que nous voulions réaliser, et avons cherché comment adapter le brassage à cet objectif, et non l’inverse. Il nous fallait des bières riches en précurseurs aromatiques pour produire un spiritueux de garde, calibré pour un long vieillissement, en récupérant notamment beaucoup d’acides gras. »

Des méthodes de production 100 % artisanales

Les paliers de brassage sont soigneusement mis au point, et c’est Freddy Daviaud, le maître distillateur et directeur technique, qui en explique la subtilité. « On fait un premier palier “protéolitique” avec une eau à 50 °C, un second à 62-63° et un dernier à 70-72°, pas plus [là où certaines distilleries écossaises s’approchent des 90°, nda]. Au-delà, on détruit les enzymes qui travaillent pendant la fermentation, et nous, on en a besoin ! » À raison de 2,4 tonnes d’orge baignant dans 7 000 litres d’eau, il faut trois moûts (refroidis à 25 °C par échangeurs) pour remplir une cuve de fermentation. La fermentation, justement, s’étire de 55 à 72 heures, mais peut traîner si besoin jusqu’à cinq jours, tout dépend. Car Saint-Palais produit ensuite deux types de distillats (et bientôt trois) : un profil riche, gourmand, fruité qui s’épanouira dans les cinq ans sous bois ; et un autre plus fin, plus minéral, finement malté, calibré pour la garde longue. Quatorze alambics charentais de 25 hl récupèrent ce brassin en sifflant et chuintant de concert, lors d’une distillation lente, dont la durée et les coupes diffèrent en fonction du profil recherché.

Tout cela nous amène aux chais, selon une logique implacable. L’antre de Gaëtan Mariolle, qui s’adjoint l’expertise de Georges Clot, ancien maître de chai d’une prestigieuse maison de cognac arraché à une retraite paisible pour fricoter dans le whisky. « On m’a laissé carte blanche pour le produit, insiste Mariolle, qui résume ainsi sa vision : Mes inspirations, c’était le Speyside et le Japon, mais je souhaitais trouver une “voie française” entre ces deux références, un point de rencontre. C’est clair, ce que je dis ? » Mmmm. À la recherche de la voie du milieu, il s’enferme pendant dix-huit mois avec Georges Clot pour travailler en laboratoire sur la “recette bois”.

Car en terres charentaises, tout nous ramène toujours au bois, alpha et oméga des eaux-de-vie les plus prestigieuses, charpente inaltérable de la dynastie Giraud. La famille possède d’ailleurs une exploitation forestière dans le Limousin, qui fournit les tonnelleries au service des plus grandes maisons de cognac et offre à la jeune marque de whisky ses plus beaux fûts de chêne vierge. « On utilise surtout du chêne français, des fûts de vins ou de spiritueux, des fûts roux de cognac, égrène Gaëtan Mariolle. Un peu de chêne neuf, du chêne américain – ça, c’est de la facilité, il arrive seulement en complément aromatique. Et on balaie tout le spectre des chauffes, jusqu’à 200 °C : les chauffes légères brûlent les tannins mais conserve de la sucrosité au bois, les chauffes fortes apportent des notes empyreumatiques. En fait, les routes séparées empruntées par les deux distillats se poursuivent à la maturation. Pour leur conserver leur esprit singulier aussi longtemps que possible, la recette de vieillissement s’adapte. »

Les whiskies de Saint-Palais attendent leur heure

Le distillat de garde longue privilégie le chêne français (neuf et roux) où dominent le grain fin et les chauffes légères. Alors que le distillat gourmand et fruité absorbe davantage de bois neuf, qui structure l’eau-de-vie, de chêne américain, et réclame du gros grain en plus généreuse proportion. Les connexions d’André Giraud, l’immense respect dont il jouit auprès des viticulteurs, ont facilité l’approvisionnement en fûts de très vieux cognac. De l’or liquide dont 12 ou 13 kg imprègnent encore les douelles. « On ne se contente pas d’acheter des barriques de 350 litres, observe Mariolle. On les choisit avec soin, de préférence auprès des viticulteurs. La qualité ne se conçoit que si à chacune des étapes on se montre d’une extrême exigence. Et puis, il faut du temps : trois ans ou cinq ans, pour un spiritueux ce n’est pas la même chose. »


Du temps, de l’humilité, du bois de première qualité, un travail de réduction lente et progressive une fois l’an, des pré-assemblages relogés en fûts pour que les arômes se fondent. Quand le whisky porte le nom de votre ancêtre, le premier membre de la famille à avoir dédié sa vie aux spiritueux, cela vous oblige. Pour l’heure, néanmoins, Alfred Giraud assemble les single malts de différentes distilleries françaises, qui ne sont pas exactement les mêmes d’un embouteillage à l’autre. Les whiskies de Saint-Palais attendent leur heure, mais ont commencé à apparaître discrètement dans la nouvelle édition limitée, Voyage (lire l’encadré) en attendant de voler en solo. Immenses sont les projets.

Ce qui nous amène dans les champs d’orge. À Migré, près de Saintes, Laurent Proux a passé son exploitation en bio il y a vingt-cinq ans et vend ses céréales à la coopérative proche, la CORAB, où s’approvisionne Saint-Palais. « La matière première c’est évidemment le début de tout, s’anime Julien Nau. Déjà sur le cognac, avec notre marque Planat, nous sommes engagés depuis 2008 sur l’agriculture biologique. Avoir une matière première bio, locale, avec des partenaires identifiés sur le long terme, c’est ce que nous voulons mettre en place aussi sur le whisky. Notre philosophie, c’est d’être attentif à tous les détails. » Pour assurer la traçabilité de la céréale, l’attelage SVE/Giraud a également investi dans la malterie créée par la distillerie Rozelieures en Lorraine. « À titre de comparaison, souligne Philippe Giraud, nos coûts de production sont sept fois supérieurs à ceux d’un single malt écossais de 12 ans d’âge. »

Alors, évidemment, d’aucuns se sont émus du prix prohibitif des flacons Alfred Giraud – et je plaide coupable. « Certes, le manque de masse critique nous pénalise, renchérit le fondateur, mais nos méthodes de production sont artisanales – small batch, gros travail d’assemblage, etc –, et nous avons investi pour contrôler au maximum la qualité de nos propres malts qui seront la colonne vertébrale de nos assemblages : dans la malterie, dans la brasserie, dans les opérations forestières, les fûts qualitatifs et fûts rares… Il est plus coûteux de malter nous-mêmes notre orge que de l’acheter à une grosse malterie en Belgique, mais cela nous permet de tracer nos malts et de les travailler à façon. Le pari est osé, le contexte difficile, ce n’est pas gagné. Mais nous allons nous battre, car nous sommes convaincus que la France peut produire de grands whiskies. » Et cela nous emmène à la fin de cet article, qui n’est au fond que le début de l’histoire.

DEGUSTATIONS

• Héritage
Une petite vingtaine de fûts, ayant en majorité précédemment contenu de vieux cognacs, ont bercé les eaux-de-vie de trois distilleries françaises pour donner cet assemblage subtil et très travaillé. Pain brioché grillé, tilleul séché menant les notes florales, boisé bousculé de fruits et caressé de miel et d’une pointe vanillée soulignée d’épices : ce triple malt ce fond joliment et avec beaucoup de finesse. (70 cl, 45,9%) : env.145 €

• Harmonie
Un “triple malt, triple wood” comme son frère Héritage, avec une dominante légèrement tourbée. Miel, céréale sucrée, raisin frais, chêne élégant, fruité discret s’envole sur la fumée de bois et la tourbe sèche, avant une finale saline. Une épure délicate qui exprime tout le savoir-faire cognaçais. (70 cl, 46,1%) : env. 165 €

• Voyage
Une pointe empyreumatique vient chatouiller une brassée de fleurs blanches, des zestes d’agrumes et des baies sauvages. Mais à l’aération, c’est le raisin mûr puis sec, le miel gourmand, une orge tendre qui s’échappent sur une texture grasse et enveloppante. Cet assemblage de fûts de robinier et d’acacia ayant bercé deux single malts (dont l’un issu de Saint-Palais) donne naissance à la première édition limitée d’Alfred Giraud. Une réussite. (70 cl, 48%) : env. 145 €

 

 

Par Christine Lambert

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