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En pleine épidémie de coronavirus, et à l’aube d’un nouveau confinement, penchons-nous sur les liens très anciens qu’ont entretenu l’alcool et la médecine au cours de l’histoire.

 

Vous n’imaginez pas à quelle vitesse notre connaissance de l’alcool et de ses effets – heureux ou délétères – continue à s’enrichir. Prenez l’année 2020, qui nous laissera la plus magistrale des gueules de bois sans même avoir eu besoin d’alterner mojitos et tequilas paf. Un miracle que la science, n’en doutons pas, résoudra un jour – mais pour le moment laissons les crédits recherche sur le Sars-CoV-2 si cela vous est égal. Et à l’aube du confinement, acte 2, au moment où certains dépriment à l’idée de retourner aux apéros-Skype et aux vannes sur la pénurie de PQ, penchons-nous sur les liens très anciens qu’ont entretenu l’alcool et la médecine au cours de l’histoire. Servez-vous un verre. Santé ! Puisqu’il en est beaucoup question en ce moment.

D’ailleurs. Le simple fait qu’on porte traditionnellement un toast en se souhaitant une bonne santé (saluden espagnol, saluteen italien, saúdeen portugais, sláinteen gaélique…) nous laisse un précieux indice : l’eau-de-vie la bien nommée (aqua vitaeen latin), depuis l’apparition de la distillation en Italie au XIIe siècle, mêlera longtemps son destin à la pharmacopée humaine – pour le meilleur et pour le pire. Le médecin théologien Arnaud de Villeneuve dans l’“Antidotarium” (circa 1300) vante le bénéfice de l’eau ardente distillée à partir de vin, nouveau médicament qui “éloigne fortement la paralysie, diminue la pléthore et guérie rapidement les blessures récentes”. Dans son traité “De Aqua ardente” (1440), l’Italien Michel Savonarole mettait en évidence les effets thérapeutiques de cette invention – qui devait autant aux dieux qu’aux enfers – contre les épidémies de peste dont l’Europe était encore secouée.

Quelques poils d’âne dans votre whisky ?

Mais avant même de manier l’alambic, nos ancêtres avaient pris la commode habitude de traiter le mal par l’alcool. Dès l’Antiquité, on prêtait à la bière et au vin des vertus laxatives et purgatives, relate Max Nelson dans “The Barbarian’s Beverage”. Ces liquides fermentés faisaient passer sans grimace l’ingestion de plantes, herbes et épices aux propriétés thérapeutiques avérés ou supposées. En Egypte ancienne, le vin était recommandé pour favoriser la digestion, stimuler l’appétit, purger les vers du corps, réguler la miction et agir comme produit à lavement – n’y voyez pas de corrélation avec certains vins de m***. On le mélangeait à de la gomme, de la résine, des herbes, des épices, et même du poil d’âne, des crottes d’animal et des fientes d’oiseaux, assure Rod Phillips dans “A Short Story of Wine”.

Eau de vie Laballe

Jusqu’au XIXe siècle, en réalité, l’alcool sous toutes ses formes était considéré comme le seul hydratant dépourvu de danger. Tous les médecins européens s’accordent sur les risques mortels que présente l’eau en ce temps-là : la majeure partie des rivières, des puits artésiens et des sources étaient trop pollués pour fournir un désaltérant potable. Au moins l’alcool, qu’il soit fermenté ou distillé, éloignait-il une partie des bactéries.

Le brassage et viticulture se développent largement au sein des monastères. Mais, à mesure que la distillation se diffuse, l’aqua vitae reste elle aussi grandement confinée dans les maisons religieuses, avec un usage presque exclusivement médical. En 1310, maître Vital Dufour, le prieur d’Eauze, vantait les 40 vertus de cette “aygue ardente” qu’on produit en Gascogne dans la région de l’Armagnac : une eau-de-vie de raisin translucide qui “aiguise l’esprit si on en prend avec modération”, “arrête les larmes de couler” (vous n’avez pas prescrit la bonne came, maître : elle présente les effets secondaires inverses [note de moi]), “délie la langue et donne de l’audace au timide”. Vous trouverez l’histoire imprimée sur la contre-étiquette de la divine Eau-de-vie, une blanche d’Armagnac produite par Laballe (1.300 bouteilles seulement), qui retourne aux origines du plus ancien spiritueux français.

Médecins et apothicaires s’approprient durablement la distillation. L’un des premiers ouvrages traitant de l’aqua vitae, publié en Allemagne en 1476, recommande d’une avaler une demi-cuillérée le matin pour se protéger de l’arthrite et de la mauvaise haleine. Mais l’eau de feu soigne aussi bien les céphalées, les maladies du cœur, la goutte, la surdité, chasse la mélancolie et remédie au manque de mémoire, détaille B. Ann Tlusty dans son “Water of Life, Water of Death”. Plus surprenant, elle “améliore le buste” et “stoppe le grisonnement des cheveux”. Toutafé.

Plutôt veuf que cocu

Parce que leur brûlure en bouche semblent réchauffer le corps, les alcools forts trouvent une place de choix dans la pharmacopée en raison du modèle médical dominant à l’époque : la santé, croyait-on, tenait à un équilibre entre les humeurs coexistant dans le corps humain –chaud et froid, sec et humide –, avance Rod Phillips dans “Une histoire de l’alcool”. L’eau-de-vie combattait le froid excessif dans l’organisme des personnes âgées – mais on évitait de le prescrire aux vieilles veuves dont le corps était si sec qu’il pouvait s’enflammer au contact d’une boisson aussi ardente. Pas de gnôle pour mamie, le sexisme a toujours su stimuler l’imagination des hommes. D’une manière générale, le recours aux boissons spiritueuses n’était pas recommandé pour soigner la gent féminine car il faisait perdre à ces dames, disait-on, leurs inhibitions sexuelles. Quitte à choisir, n’est-ce pas, plutôt veuf que cocu.

Dans l’un des premiers écrits annonçant le whisky, en 1498, le Grand Trésorier d’Ecosse inscrit un paiement de 9 shillings fait à un barbier de Dundee qui avait apporté de l’aqua vitae sur ordre du roi. Un chirurgien-barbier, devrais-je préciser, puisque ces deux professions n’en formaient alors qu’une, en raison de leur talent requis pour manier la lame – coupe-chou ou scalpel (moins de 500 ans plus tard, à l’âge de 6 ans, ma sœur verra son avenir d’archéologue-coiffeuse étouffé dans l’œuf par une institution scolaire plus rigide sur les plans de carrière. Mais je m’égare, désolée…). De fait, en 1505, la Guilde des chirurgiens-barbiers d’Edimbourg décroche le monopole de la production et de la vente d’alcool en vertu d’une charte royale. Quand vous irez vous faire faucher les douilles post-confinement, dites-vous qu’en d’autres temps le merlan qui vous rate les pattes aurait pu vous les amputer. Et demandez-lui s’il lui reste du Talisker entre le Swcharzkopf et le Kérastase.

Le remontant universel quitte l’armoire à pharmacie

Au XVIIe siècle, l’alcool distillé commence à s’échapper de la pharmacie, sans jamais la quitter tout à fait. Ce remontant populaire fait également l’objet de réserves quand la posologie déborde de l’ordonnance (lire la saga d’un spiritueux maudit, le gin, que je vous ai racontée ici). Les toubibs commencent à se dire que la valeur thérapeutique de l’alcool n’est peut-être pas au-dessus de tout soupçon. Cela n’empêche pas les moines de la Grande Chartreuse et les bénédictins de Fécamp de produire des “élixirs de santé” qui restent aujourd’hui encore des best-sellers, moins dans nos trousses de secours que dans nos bars. Amen. (Lire également le retour de L’Elixir du Suédois, du Vespetro ou de l’eau de pucelle sous la houlette de Guillaume Ferroni >> ici.)

L’usage de l’alcool médicamenteux ne décroît dans les hôpitaux qu’au début du XXe siècle. Encore que selon un sondage effectué en 1921 aux Etats-Unis, en pleine Prohibition, 51% des médecins se montraient favorables à la prescription de whisky pour soigner certains maux (jusqu’à la révocation du Volstead Act, seule la fabrication de bourbon “à des fins thérapeutiques” restera autorisée dans le pays). Cent ans plus tard, la consommation récréative des spiritueux s’est définitivement imposée sur son usage curatif. Résignons-nous, la Sécu ne remboursera jamais le Gin To (lire ici). Pourtant, récemment encore, un expert whisky me jurait le plus sérieusement du monde que les single malts qu’il ingérait en dégustation le protégeaient du Covid-19. Oui, mon gars. Ils empêchent aussi tes cheveux de blanchir, améliorent ton buste, soignent tes céphalées et, pour peu que tu les mélanges à du poil d’âne, purgent les vers de ton corps. Recette sur demande, mais d’abord, remets ton masque.

 

Par Christine Lambert

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