C’est presque une saga hollywoodienne, une série Netflix, une énigme à épisodes où les palmiers des Caraïbes se balancent en toile de fond. En rachetant en 2017 la West Indies Rum Distillery, Alexandre Gabriel savait où il mettait les pieds. Depuis 1999, son partenariat avec la famille Goddard, propriétaire des lieux de l’époque, constitue l’un des marqueurs forts de la gamme de rhum Plantation. Mais en prenant possession des lieux, on lui remet les clés d’une mystérieuse pièce nichée au cœur de la distillerie. Là, conservés depuis des décennies, s’empilent quelques-uns des plus beaux trésors de l’histoire du rhum. Le fondateur de la Maison Ferrand rembobine pour nous le fil de cette découverte alambiquée qui traverse les siècles, où la réalité rappelle la fiction.
Début mars, la Maison Ferrand fêtait les 5 ans de l’acquisition de la West Indies Rum Distillery. Cette date est désormais gravée sur la frise chronologique de la maison charentaise, propriétaire par ailleurs des Cognacs Ferrand, du gin gaulois Citadelle et des rhums Plantation. A sa tête, Alexandre Gabriel, l’un des figures incontournables de la scène mondiale des spiritueux.
Depuis la Barbade, en visio-conférence, l’homme se marre quand je lui demande de me raconter son histoire. « Tu vas voir, je suis un peu l’homme qui aimait les alambics », me lance t-il en entamant son récit.
Depuis une vingtaine d’années, en tant que partenaire, Alexandre fait régulièrement un saut à la Barbade : « la première fois que j’ai passé la porte de la WIRD*, j’ai cru débarquer dans un film. Quelque part entre Gotham City et Jules Verne, une vision un peu anarchique de cuivre et de tuyaux qui fument et d’où sortent des colonnes de fumée prononcée. J’avais jamais vu ça. »
« Quelque part entre Gotham City et Jules Verne »
Un décor qui cache pourtant un secret. A chaque visite, Alexandre s’arrête devant une mystérieuse porte : « Comme dans le Nautilus, avec une roue d’ouverture, une poignée de coffre fort. » Plusieurs fois il aura tenté d’y jeter un coup d’œil, plusieurs fois Andrew Hassell, le directeur de la distillerie le reconduit, ironisant sur la perte de la clef.
La roue tourne, l’histoire avance. Après une bonne année de négociations, de pourparlers et d’échanges, la famille Goddard (ancien propriétaire de la distillerie) paraphe l’acte de vente qui fait d’Alexandre le nouveau propriétaire des lieux; « l’ADN de WIRD, c’est la rencontre de la connaissance et du savoir des hommes avec le matériel et les machines, j’ai réalisé un rêve. »
« Depuis prés de 25 ans, le rhum m’habite, c’est pour moi le travail sur le terroir au sens profond du terme qui me passionne mais aussi ce sont des savoirs, des manières de créer. »
Une fois les négociations terminées, la mystérieuse porte est toujours à sa place et, miracle, Andrew lui tend la clé. La serrure tourne et les gonds grincent, laissant entrer la lueur du jour sur une pièce de 12 m² (la Distiller’s Vault, littéralement la pièce des distillateurs). « 120 ans de documents s’empilent ici : des recettes, des contrats de vente et d’achat d’alambics, les blueprints (plans détaillés ou dessins industriels) et même des roues de distillation (un document qui vient tracer l’histoire de la chaleur et du temps de distillation), les plus anciennes datent de 1930. » La chambre livre ses secrets, Alexandre et Andrew plongent, tête la première.
A l’extérieur de la distillerie, la découverte est forte aussi. Entre les allées et venues des camions de livraison, de vieux alambics dorment au soleil, couchés sur le ventre, à même le sol, naufragés des campagnes de distillation du passé. Depuis 50 ans, ils sont malgré eux devenus éléments du décor de la distillerie, « à l’image des décorations de nos ronds-points en France, ils ornaient la cour. Il y en avait 2, le « Batson Bitch » et le Rockley puis le Vulcain, avachi dans le coin d’une pièce, comme groggy d’une trop grosse fête ».
La gueule de bois ne dure pas, Alexandre s’appuie cette fois sur David Wondrich, journaliste et historien américain, auteur de nombreux ouvrages sur les spiritueux (retrouvez son itw dans le Whisky Magazine N° 82). Recoupant avec les documents de la « Distiller’s Vault Gabriel retrace alors l’histoire de ces alambics :« les années 1930 ont vraiment été une dégringolade. Tout s’est industrialisé, homogénéisé, c’est la grande récession, c’est un acte de simplification. Les alambics de cette époque n’avaient plus lieu d’exister. C’est précisément ce genre de modèles qui nous exhumions. »
« Les barbadiens sont comme les français : ils ne jettent rien, ils sont très attachés à l’histoire. »
Pour y voir plus clair, j’ai demandé à Alexandre de commenter ses trouvailles :
« Pour commencer, il faut évoquer Charles Batson. Nous sommes au 19ème siècle et cet homme, originaire de la Barbade, maitrise la distillation. Sans le sou, il trouve de vieux alambics qu’il retape à l’époque ; dans le pur style « Pot Still Barbados Distillation ». La WIRD lui aurait racheté deux alambics :
THE BATSON’S BITCH (la garce de Batson)
« La WIRD a acquis cet alambic en 1936. Nos archives prouvent qu’il s’agit d’un modèle du 19ème siècle. Il a été réparé dans les années 1940…Son nom lui a été attribué par l’équipe de l’époque, c’est un alambic capricieux à maîtriser. » Je l’ai mis de côté pour le moment mais dés que possible je le rénove.
THE GREGG’S FARM
« Ce modèle de 25 hectolitres, qu’on appelle le Old Gregg ou le Gregg’s Farm, aurait été racheté par Batson et proviendrait d’une plantation dans le nord de l’île : la Gregg Farm Plantation. C’est l’un des plus vieux alambics dans le monde du rhum en activité, sa construction date du 19ème siècle à Liverpool par le fabricant Leishman & Welsh. » Le Gregg fonctionne toujours, il ne s’est jamais arrêté.
THE VULCAIN STILL
« Celui-ci on l’a rénové en 2018, c’est le Vulcain, un alambic à chambre unique en son genre au monde, qui date de la première partie du 19ème. C’est une technologie mise en place par les distillateurs de Rye Whiskey de la côté est américaine. Le Maryland, la Pennsylvanie des distillateurs de grands whiskeys qui ont inventé eux-mêmes des alambics empilés les uns sur les autres. C’est une approche pragmatique, à l’américaine. Il est complètement en cuivre, on va le décaper, il y a 50 couches de peinture. » Il s’était endormi au début des années 2000.
THE ROCKLEY STILL
Fabriqué par James Shears and Sons, un chaudronnier actif de 1785 à 1891. L’alambic a été acheté en 1936, il est considéré comme une pièce d’histoire à lui tout seul, selon
David Pym, l’actuel Président de John Dore Ltd.
« Pour le Rockley on s’est dit qu’on allait le retaper et puis finalement je me suis transformé en Frankenstein des alambics. On a redessiné un alambic sur la base des blueprints de l’époque, avec David Pynn, l’ingénieur propriétaire de John Dore. »
« Pour la petite histoire, John Dore est un chaudronnier du 19ème siècle, associé de Aeneas Coffee. L’homme créait ses premières colonnes en bois et en acier. Cela donne un whisky dégueulasse, très soufré. Le mec est déprimé, et là un chaudronnier de l’époque lui retape la colonne en cuivre. C’est John Dore ! Il reprendra la succession de Coffee par la suite. Aujourd’hui l’entité John Dore existe toujours, c’est David Pynn, un type très décalé vraiment talentueux, un Hemingway de l’alambic qui est a sa tête. Je lui ai donc demandé de redessiner l’alambic. »
WIRD, Barbados © Jochen Hirschfeld
« Imagine le Rockley quand il arrive à Cognac, c’est une petite star à la Barbade, je me suis engagé à le retourner dans son pays d’origine. Il va redistiller, il me manque quelques pièces mais il va pouvoir être sauvé et d’ici 1 an il pourra fonctionner à nouveau. »
» A Cognac il y a encore quelques chaudronniers plus proches d’artistes. Moi, j’aime beaucoup travailler avec ces gars là. Ce sont des docteurs des alambics. Ils font tout à la main. »
La collection d’Alexandre Gabriel se monte désormais à 23 alambics. Récemment, les équipes de la compagnie Forsyth, le fabricant de pot-still écossais, égérie du scotch, ont rendu visite à Alexandre. Le patron de la firme s’arrête soudain devant la collection et déclare : « It’s a fucking Ali-Baba Tavern. » La saga des alambics continue!
*West Indies Rum Distillery
Propos recueillis par Nicolas LE BRUN