Il coche toutes les cases dans l’air du temps : production artisanale et familiale, au plus près de ses terroirs, loin des intérêts des grands groupes alcooliers, capable de glisser du cocktail à la dégustation, écrasé par son voisin le cognac. A l’image du mezcal. Et si la gnôle mexicaine a su s’extraire de l’ombre de la tequila, l’armagnac mérite à son tour la lumière. Alors que de nouvelles taxes douanières frappent durement le spiritueux gascon sur son premier marché d’export, les Etats-Unis, il est temps de plaider la cause d’une des plus belles eaux-de-vie qui soit.
Il y a des moments où je ne vous comprends pas. Vous vous emballez pour les whiskies et les rhums de terroir, vous insistez sur l’importance de l’origine et de la provenance des produits, militez en faveur des petites maisons indépendantes, des productions artisanales où l’on sent la patte humaine, vous privilégiez les gnôles qui ont gardé le sens de l’histoire – et croyez bien que j’applaudis des deux moufles, si, si, bien que ça fasse moins de bruit. Vous craquez pour les spiritueux sophistiqués mais “edgy” et les cocktails pointus, vous vantez le mezcal en exemple – pareil (attendez, j’enlève les moufles).
Alors. Expliquez-moi. Pourquoi n’achetez-vous pas plus souvent de l’armagnac ? Selon l’IWSR, alors que les volumes des ventes de cognac, son éternelle Némésis, ont gagné 31% entre 2014 et 2019, celles de l’armagnac continuent à s’éroder, perdant 9% dans le même laps de temps, pendant que vous sirotiez paisible votre whisky – ce n’est pas un reproche, mais après une année où l’on a appris à jongler en Yo-Yo, le multi-tasking aurait dû devenir un réflexe.
Pourtant, l’armagnac est sans doute le seul spiritueux français à cocher toutes les cases profondément dans l’air du temps. L’armagnac, c’est le mezcal gascon, en plus petit encore (environ 3 millions de bouteilles écoulées en 2018, contre plus de 10 millions pour le mezcal). C’est l’outsider artisanal, le Lilliputien méconnu. Le spiritueux pour initiés qui, lui aussi, vit dans l’ombre, écrasé par le poids et le prestige international du cousin – featuring le cognac dans le rôle de la tequila. Mais alors que le mezcal, inexistant à l’international et ringardisé pendant des décennies, vit depuis quelques années un moment de gloire fort mérité, l’armagnac poireaute sur le pas de la porte. Why ?
Le défi du jour : citez 3 marques d’armagnac (sans Googler)
Comme le mezcal, la magie de l’armagnac repose sur de petites distilleries et artisans de négoce. Pas de grandes structures, pas de marques célèbres – alors que le consommateur lambda peut citer aux moins une ou deux marques de cognac (Hennessy ? Martell ? Rémy Martin ?) ou de tequila (Patron, Don Julio, Sauza ?).
De même que le mezcal peut être élaboré à partir de nombreuses variétés d’agave, l’armagnac trouve sa matière première dans 10 cépages (dont 4 principaux : ugni blanc, baco, colombard, folle blanche), là où le cognac se fabrique à 98% à base d’ugni blanc (bien que 6 cépages soient autorisés) et la tequila, exclusivement à partir d’agave bleu weber). Avec à la clé une palette organoleptique fabuleuse : fruités, floraux, végétaux, boisés, confits… Les producteurs audacieux explorent les mono-cépages pour en révéler la singularité : le baco chez Laballe (Résistance), le Plan de Graisse chez Laubade (en édition limitée), la folle blanche chez Dartigalongue ou Darroze… Mais le Domaine d’Aurensan a pris le parti pris inverse, en ressuscitant les 6 cépages “oubliés” dans son étonnant Carré des Fantômes.
L’irrésistible appel des armagnacs “au naturel”
Comme le mezcal, l’armagnac n’a pas besoin de vieillir : la blanche armagnac, jeune AOC créée en 2005, ne passe pas en fûts. Exaltée par la distillation en petite colonne de cuivre, elle vibre en bouche, sautillant sur le fruit et les fleurs, follement aromatique. Elle remplace le gin sur les negronis, et se substitue au rhum ou à la vodka avec expressivité. Allez la pêcher cher Dartigalongue, chez Delord, chez Laballe, Castarède…
Comme le mezcal, l’armagnac séduit les palais experts qui ont égoïstement tendance à ne pas ébruiter le secret. Les cinglés de whisky, quand ils jouent les infidèles, craquent pour les bruts de fûts du Domaine de Charron ou de L’Encantada, livrés au naturel (sans édulcoration, coloration, filtration). Et 2021 leur réserve d’autres perspectives de 5 à 7 puisque la maison de négoce Grosperrin, spécialiste des cognacs collectors que s’arrachent les initiés, s’apprête à sortir On The Wild Side, une gamme consacrée au spiritueux gascon. #MeilleureNouvelle
Comme le mezcal, l’armagnac, c’est roots. Les étiquettes sur les bouteilles piquent parfois un peu les yeux, mais après tout l’alcool d’agave mexicain a pris son temps avant de s’offrir un léger lifting graphique. Servi en blanche ou patiemment vieilli en pièces de chêne, c’est un alcool vivant, humain, expressif et versatile, moins civilisé que son grand voisin le cognac, pas toujours très poli sur les angles. Comme le mezcal, il mérite qu’on ouvre enfin les yeux. Et surtout la bouche.
Par Christine Lambert