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La plus ancienne eau-de-vie de France n’a jamais été aussi moderne. Sa longue histoire, son terroir, son authenticité et le savoir-faire ancestral de ses producteurs sont bien sûr ses plus beaux atouts. Mais elle doit aussi son dynamisme à la nouvelle génération désormais aux commandes des domaines familiaux et à l’engagement de nouveaux acteurs bien décidés à innover.

Les conséquences du réchauffement climatique n’épargnent pas l’armagnacais. 2021 a été marquée par le gel et la grêle. En 2022, les vignes ont souffert de la sécheresse. Cette année, le printemps a été particulièrement pluvieux : le mildiou et les orages parfois violents n’ont pas ménagé le vignoble. Malgré tout, en Gascogne, le moral est au beau fixe. Comme l’affirme Jérôme Delord, le nouveau président du bureau interprofessionnel de l’armagnac (BNIA), à la tête de la maison Delord : « Tous les signaux sont au vert. On devient modernes et vivants ! »

Et c’est vrai, l’armagnac est plus hype que jamais. Il faut dire que l’eau-de-vie gasconne est probablement celle qui répond le mieux aux attentes actuelles des amateurs qui recherchent des spiritueux authentiques et artisanaux, attachés à un terroir et pouvant revendiquer une histoire et un savoir-faire. D’ailleurs, que ce soit en France ou à l’export, les ventes d’armagnac sont en progression. On doit aussi le dynamisme de l’appellation à l’arrivée des nouvelles générations aux commandes des domaines familiaux. Marc Darroze, Jérôme et Sylvain Delord, Denis Lesgourgues, Cyril Laudet ou encore Benoît Hillion ont montré l’exemple de la modernité il y a quelques années déjà.

Aujourd’hui, Marlène Ducos, Rémi Brocardo, Marion et Cécile Tarbe et Lili et Jean de Montal suivent le même chemin. En 2015, bac pro viti-oeno en poche, âgée de 21 ans seulement, Marlène Ducos n’a pas hésité à reprendre le domaine du Hour, l’exploitation familiale installée aux portes d’Eauze, dans le Bas Armagnac. Non loin de là, à Lannemaignan, depuis trois ans, Marion Tarbe, chimiste de formation, dirige le Domaine de Poutëou avec la complicité de sa sœur Cécile.

En 2018, à Montréal-du-Gers, au cœur de la Ténarèze, Rémi Brocardo a officiellement pris la succession de ses parents à la tête du château Lassalle Baqué. Quant à Lili et Jean de Montal, voilà bientôt deux ans qu’ils sont aux commandes du Château Arton à Lectoure, dans le Haut Armagnac, avec la complicité de Fabrice Saramon, l’œnologue du domaine depuis plus de vingt ans. Si les transmissions familiales rythment depuis toujours l’histoire de l’armagnac, l’arrivée de nouveaux acteurs au sein de l’appellation est un phénomène nouveau et encore plus révélateur de l’attractivité de l’eau-de-vie gasconne. La reprise du château Saint Aubin en 2014 par lesWestphal, une famille d’agriculteurs et de distillateurs alsaciens, et le rachat de Marquis de Montesquiou par Alexander Stein, le créateur du gin Monkey 47, il y a deux ans, sont des signaux forts.

Leurs histoires sont différentes, leurs domaines, leur terroir et le style de leurs armagnacs aussi. Pourtant, ils partagent tous les mêmes ambitions. Produire des eaux-de-vie de qualité qui répondent à différents moments de consommation. Le temps où l’armagnac se consommait uniquement après de longues années passées en fûts semble en effet révolu. Si des millésimes, parfois très anciens, sont toujours au programme des dégustations, désormais, l’eau-de-vie gasconne s’apprécie également dans sa jeunesse. Il suffit de jeter un œil à leur gamme pour constater que des “petites jeunes” sont au rendez-vous. « Dès 2 ans, un armagnac peut être exceptionnel », n’a pas peur de revendiquer Alexandre Westphal dont la collection d’assemblages compte également un 4 ans d’âge, un 10 ans d’âge et un 20 ans d’âge. Même chose du côté de Marquis de Montesquiou : aux côtés du VSOP et du XO, on trouve désormais un VS qui n’a rien à envier à ses aînés. « Je recherche la finesse, des armagnacs faciles à boire même dans leur jeunesse », explique Alexander Stein. Les noms des trois assemblages de la gamme imaginée par Marlène Ducos résument bien cet état d’esprit : aux côtés du 6 ans d’âge nommé Histoire d’Expérience et du 10 ans d’âge appelé Fruit de la patience, son 3 ans baptisé Enfance de l’art en dit long sur sa vision. Quant à Marion et Cécile Tarbe, en plus de leur collection de millésimes, des bruts de fûts qui mettent essentiellement en lumière le baco, elles ont lancé une gamme autour de la folle blanche : un 5 ans d’âge et une blanche d’armagnac, autant dire une eau-de-vie qui n’a pas flirté avec le bois.

Longtemps absente dans l’offre des producteurs gascons, la blanche, l’armagnac jeune par excellence, qui a obtenu son AOC en 2005, semble ainsi prendre sa revanche ces dernières années. Lili de Montal est convaincue de son potentiel. « C’est Patrick de Montal qui a créé la blanche d’armagnac : il a lancé notre Fine de Blanche en 1985, n’oublie-t-elle pas rappeler. C’est la catégorie en plus forte croissance actuellement. Il est essentiel de démocratiser la blanche : j’aimerais en voir dans tous les bars du monde. » « La blanche, tout part de là », résume parfaitement Alexandre Westphal. Si son développement montre que les Armagnacais sont bien décidés à séduire le monde du bar, il prouve surtout qu’ils sont fiers de leurs eaux-de-vie dès la sortie de l’alambic.

En Gascogne, l’heure est également à la valorisation des eaux-de-vie longuement vieillies en fûts. « Si on fait la comparaison avec les prix des whiskies et des rhums, les armagnacs ne sont pas vendus suffisamment chers, n’hésite pas à affirmer Alexander Stein. Élever des armagnacs coûte le même prix qu’élever des whiskies ou des rhums. Et puis c’est important de pouvoir payer correctement les viticulteurs, que les jeunes n’aient pas envie de partir. Car s’il n’y a pas de vignes, il n’y a pas d’armagnac. » Le Château Saint Aubin qui s’apprête à lancer une cuvée logée dans une superbe carafe Lalique partage cette volonté de monter en gamme tout comme le Château Arton qui dévoile cet automne une pièce unique, un millésime 2012, mis en bouteille au degré élevé de 50% dans un flacon revisité par un artiste. « Un armagnac pour collectionneurs », reconnaît Lili de Montal.

Le vignoble, là où tout commence

Pour cette nouvelle génération, le marketing s’impose comme une évidence : leurs gammes et la modernité des packagings le prouve aisément. Mais elle n’oublie pas que tout commence dans les vignes. Les producteurs d’armagnac sont en premier lieu des agriculteurs et ils le revendiquent. « Le domaine du Hour a été fondée en 1920 par mes arrière-grands-parents avant d’être repris par mon père Jean-Claude en 1965, explique Marlène Ducos, quatrième génération d’une famille de viticulteurs. Ma famille a longtemps principalement vécu de l’élevage de bovins mais la culture de la vigne a toujours été à l’ordre du jour. Aujourd’hui, j’ai 10 hectares de vigne autour de la maison et 5 hectares à Bretagne d’Armagnac qui appartenaient à mon grand-père. J’ai replanté du baco l’an passé, cette année je vais planter du colombard. »

Le domaine de Poutëou, dont les origines remontent au XVIe siècle, est dans la famille Tarde depuis le début du XXe siècle. « C’est notre arrière-grand-père qui a acheté le domaine aux enchères de retour d’une foire aux bestiaux où il avait vendu deux bêtes, raconte Marion. Il y avait déjà des vignes à l’époque. Nos 48 hectares de vignes sont plantés d’ugni blanc, de baco et de folle blanche. » À Montréal-du-Gers, le Château Lassalle Baqué, une ancienne salle de défense du XIIe siècle, appartient à la famille de Rémi Brocardo depuis 1884 et on y a toujours cultivé la vigne et produit de l’armagnac. « J’ai 15 hectares de vignes plantées de colombard et d’ugni blanc, raconte-t-il. En 2018, j’ai racheté 3 hectares. » De son côté, Alexandre Westphal n’a pas grandi dans une famille de viticulteurs. À leurs débuts, son père et son oncle, qui ont acheté le Château Saint Aubin en 2014, un « véritable coup de cœur », avaient une ferme en Alsace. Pour autant, le travail de la vigne semble être une révélation pour ce passionné d’agriculture et d’agronomie qui tient à maîtriser toutes les étapes de la production de ses armagnacs. « Sur les 60 hectares plantés, 36 sont destinés à la distillation, explique le jeune homme de 24 ans. L’ugni blanc est majoritaire mais nous avons aussi du colombard et du baco. Je m’attache à répondre au besoin de la plante en évitant au maximum les interventions. »

Comme Alexandre, tous prennent le plus grand soin de leurs vignes et ce le plus naturellement possible. Marlène Ducos a même obtenu la certification HVE en 2019 et Rémi Brocardo mise sur une culture raisonnée : « Le but n’est pas de faire de la quantité mais de la qualité », déclare-t-il. Quant au Château Arton, dans la famille de Montal depuis deux générations, il est encore plus engagé. Fidèle à la philosophie de Patrick et Victoire de Montal, depuis plus de dix ans, c’est la biodynamie qui guide la culture des 60 hectares de vignes dont 15 hectares plantés d’ugni blanc, de baco et de colombard sont dédiés à l’armagnac. Depuis 8 ans, elles ont même droit à de la musique, une pratique qui tend à prévenir les maladies. « Nous souhaitons aller encore plus loin dans le travail des sols, la biodynamie, explique Lili de Montal. Nous cherchons à diversifier les cépages selon les parcelles, leur orientation, leur biotype, la proximité du bois ou du lac. Les vignes sont plantées sur un terroir de pierre calcaire et d’argile en rangs courbes pour une optimisation de la répartition de l’eau et des nutriments, elles sont plus heureuses. Je suis convaincue que la modernité de l’armagnac est dans l’innovation technologique car la qualité du vin défini la qualité de l’armagnac. »

 

 

La distillation, l’aboutissement d’une année de travail

 

 

En Gascogne, une fois les raisins récoltés, il s’agit de transformer le fruit du travail de toute une année en eau-de-vie. Et tout commence par l’élaboration du vin qui se fait de manière totalement naturelle. Si la majorité des producteurs préfèrent des vins peu alcoolisés et plutôt acides, Alexandre Westphal n’hésite pas à bousculer la tradition. « Je recherche la maturité, je préfère vendanger les raisins très mûrs, explique-t-il. Nous appliquons ici la même philosophie qu’en Alsace : nous voulons offrir toute la gourmandise du fruit. » Il faut dire qu’il peut s’appuyer sur un chai de vinification ultra-moderne avec un pressoir à gaz inerte pour protéger les moûts de l’oxydation et un équipement de thermorégulation qui assure un contrôle ultra précis des températures de vinification. Mais ce qui passionne le plus le neo-armagnacais, c’est la distillation. « Notre alambic a été fabriqué par la COFAC à Condom en 2015. C’est notre trésor ! Il est équipé d’une console qui me permet de contrôler la distillation avec une très grande précision. S’il y a le moindre problème, je reçois un SMS. Cela dit, pendant deux mois, je vis près de l’alambic et je goûte tout le temps le distillat qui coule autour de 57%. C’est un tel enjeu que je ne peux pas être loin de lui. Et dès que j’ai du temps libre, je le brique. » L’alambic est également la pièce maîtresse du Domaine de Poutëou. D’ailleurs, lorsque le bâtiment a été rénové, la mezzanine a été construite autour de l’alambic Arthez datant de 1947, désormais chauffé au gaz. « Nous distillons au mois de décembre,après avoir récolté nos céréales, explique Marion. C’est un moment très particulier où nos portes sont ouvertes à tous. J’ai suivi une formation au BNIA et j’apprends les subtilités de la distillation aux côtés de mon père et de mon oncle, mais ça reste très empirique. Distiller, c’est ce que j’aime le plus. »

Dans la région, peu de producteurs d’armagnac possèdent leur alambic : la tradition est de confier son vin aux distillateurs ambulants qui s’installent sur le domaine quelques jours. C’est notamment le cas du Château Arton qui est l’un des premiers à distiller.  « Nous ouvrons la saison, affirme Lili de Montal. Nous aimons que le vin soit très aromatique et extrêmement frais. » Au Domaine du Hour, comme tous les ans, le rendez-vous avec le distillateur ambulant est pris pour le deuxième week-end de novembre. Quant à Rémi Brocardo, depuis neuf saisons déjà, il fait partie de l’équipe de Marc Saint Martin, l’un des principaux distillateurs ambulants de l’appellation. Autant dire que la distillation n’a plus de secrets pour lui. Et si, aujourd’hui encore, de mi-octobre à mi-janvier, il distille pour d’autres maisons, depuis 2017, entre Noël et le nouvel an, l’alambic SOFAC de Marc Saint Martin qu’il connaît si bien, prend place au château Lassalle Baqué pour produire ses propres eaux-de-vie. De son côté, Alexander Stein, achète des eaux-de-vie de différents terroirs, différents cépages et différents distillateurs. Mais depuis qu’il a également mis la main sur le château de Campagne d’Armagnac, de nouvelles perspectives s’offrent à lui. « Nous allons continuer à acheter des eaux-de-vie, mais nous avons aussi la volonté de distiller au château dès l’année prochaine, annonce-t-il. En revanche, la culture de la vigne et la vinification sont des métiers différents. Nous préférons travailler avec des viticulteurs. »

Dans l’armagnacais, si la blanche fait un retour remarqué sur le devant de la scène, la majorité des eaux-de-vie sont élevées en fûts. Des fûts le plus souvent fabriqués par Bartholomo et la Tonnellerie de l’Adour, deux tonneliers de la région. « Ici, on sait faire des vins, on sait distiller et on sait faire des fûts », aime d’ailleurs rappeler Olivier Goujon, le directeur du BNIA. Ces pièces de 420 litres naviguent souvent entre des chais secs et des chais humides. Au Château Arton, les eaux-de-vie sont d’abord logées une année en fûts neufs à chauffe plutôt forte dans le chai sec avant d’être transférées en fûts roux dans un deuxième chai où l’humidité naturelle est de 85%. « Nous avons l’équivalent de 60 000 bouteilles en vieillissement actuellement, précise Lili de Montal. Les fûts sont un peu comme nos enfants. » Rémi Brocardo débute lui aussi le vieillissement de ses eaux-de-vie dans des fûts à gros grains à chauffe forte entre onze et treize mois selon leurs cépages et leurs degrés avant de les placer en fûts roux pendant deux ou trois ans puis en fûts épuisés. « J’ai également envie de travailler avec des fûts à grains fins et avec d’autres types de chauffe, raconte-t-il. Notre chai qui date de 1770 est humide : bientôt, j’aurais aussi un chai sec. »

Au Domaine de Poutëou, les armagnacs vieillissent dans des fûts fabriqués avec des chênes du domaine dont un tiers de barriques neuves. Pas moins de 400 pièces patientent dans les quatre chais de la famille Tarbe, un très humide, deux plutôt humides et un sec. « Ce sont des bâtiments très anciens où la température se régule naturellement : il y fait 15 à 16°C l’été, l’hiver ça ne descend jamais en dessous de 9 à 10°C, explique Marion. À partir de 3 ans, on les brasse tous les ans et on les met en bouteille lorsqu’on considère qu’une pièce est aboutie. » Pour Marlène Ducos, au-delà du type de fût et de chai, ce qui est essentiel pour apporter de la rondeur et de la gourmandise à ses armagnacs, le plus souvent mis en bouteille à leur degré naturel, c’est l’oxygénation des eaux-de-vie et une réduction lente pour ne pas les brusquer. Malgré le cahier des charges très strict de l’AOC, qui ne tolère que les fûts neufs et ceux ayant précédemment contenu du vin ou des eaux-de-vie de vin pour le vieillissement des armagnacs, chacun cultive son style. Il est même question d’expérimentation.

À Eauze, dans le chai de Marquis de Monstesquiou construit en 1975, baptisé La Cathédrale, plus de 1 000 fûts sont au rendez-vous. Un très joli stock sur lequel veille Éric Durand, le maître de chai. « Je souhaite affirmer un style maison, une vision du goût notamment en faisant attention au bois, souligne Alexander Stein. Le bois ne doit pas cacher le terroir, il doit l’accompagner. Nous avons envie d’expérimenter en travaillant avec différents tonneliers et différentes chauffes. Ce sont des détails qui peuvent faire la différence. » Au château Saint Aubin, indépendant énergiquement grâce au solaire, le chai avec ses 800 fûts en vieillissement, a fière allure également. Pour y accéder, le “couloir du temps” rappelle la longue histoire du domaine. Le plus jeune des armagnacs logés dans des dames-jeannes d’un genre nouveau date de 2005 – les Westphal ont adopté de très belles bombonnes de verre utilisées au Canada pour l’eau. Le plus âgé date de 1974. Toujours très pointu dans son approche et libre du poids des origines comme il dit, Alexandre expérimente différentes chauffes et surtout différentes techniques de chauffe. Cette liberté de ton est également la signature des marques comme Armin, Osmin ou Ortolan qui ont vu le jour ces dernières années. Leur développement illustre lui aussi le dynamisme de l’armagnac. Qualifiées d’opérateurs satellites dans la région, elles vont prochainement avoir droit à leur propre catégorie au sein du BNIA aux côtés des producteurs et des négociants. Une preuve supplémentaire de la modernité de l’armagnac, mais aussi de la générosité de la Gascogne, véritable terre d’accueil.

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