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Retour sur une énigme qui préoccupa pendant près de vingt ans ans le petit monde des amateurs de malt.

 

A la fin des années 1990, les amoureux de Bowmore commencent à s’inquiéter. Islay a semble-t-il été le théâtre d’un odieux crime : des arômes de violette et de lavandeapparaissent soudain dans les embouteillages de la plus ancienne distillerie de l’île, sans que nul ne puisse s’expliquer pourquoi. « Savonnette de supermarché », « désodorisant pour lieux d’aisance », « entre l’eau de toilette et le bloc nettoyant pour toilettes »… Les commentaires évocateurs pleuvent sur les premiers forums internet, jusqu’à ce qu’un internaute américain, botaniste amateur apparemment rodé à la cueillette des fleurs de pavé, tranche : « French whore perfume ». C’est sous l’acronyme FWP que l’arôme survit encore aujourd’hui dans les conversations nostalgiques, bien qu’aucune flavor wheel n’ait songé à s’en emparer.

Les médecins légistes du malt font remonter le crime aux eighties, en plein whisky loch, cette crise de surproduction qui mina durablement l’Ecosse. « Les Bowmore FWP sont distillés… genre entre 1979 et 1989, et le cœur se situe entre 1982 et 1988 », témoigne derrière ses bacchantes une pointure de la dégustation en France, spécialiste des vieux Brora. L’affaire restant touchy, tu me pardonneras de protéger l’anonymat de ceux qui acceptent de défiler derrière la vitre sans tain. « Oui, ça s’arrête en 1988 », confirme un collectionneur retranché dans son bar à whisky de Singapour. « Début années 1980, et jusqu’au début nineties, je dirais 1992 de mémoire », renchérit un célèbre journaliste glaswégien aujourd’hui exilé sur la côte sud anglaise. Tout le monde semble raccord sur les années de distillation. Et de fait, le temps que le whisky vieillisse entre 10 et 20 ans, nous voilà rendus fin 90’s, début années 2000, à l’heure où les amateurs comment à froncer le nez au-dessus de leur copita. Mais…

 

alambics distillerie Bowmore

On rouvre le cold case

Qui était le coupable ? Comment a-t-il agi ? Avec quelle arme ? Pendant des années, toutes les hypothèses vont fleurir. A l’heure de rouvrir le cold case, je les retrouve listées dans le document qu’une taupe infiltrée me livre en douce, un post publié en 2005 par mon témoin de Glasgow et supprimé depuis des archives de la Toile dont on dit pourtant qu’elles n’effacent jamais les traces. Je te les livre brut de fût ci-après. De la savonnette parfumée jetée dans les alambics au lieu du banal savon ? Car tu le sais, ce produit ménager est parfois utilisé comme antimousse pour éviter les débordements. Mademoiselle Rose avec la clé à molette dans la bibliothèque – ou plutôt le stillman avec trois pains de Lux dans la chambre des alambics ? Ridicule, d’autant que les arômes ne survivraient pas à la distillation.

Un problème de levures ? Des changements dans la fermentation ? C’est la théorie la plus privilégiée au moment du crime et jusqu’à aujourd’hui. Seulement voilà : on réalise bientôt qu’une autre distillerie appartenant au même groupe, Glen Garioch, développe parfois les mêmes arômes, quoique plus sporadiquement et moins puissamment. Or les deux maisons n’utilisent pas les mêmes souches de levures, ni les mêmes temps de fermentation. Leur malt non plus ne provient pas du même fournisseur.

Des modifications dans les coupes de distillation ? L’hypothèse tient la corde – dans les mains du révérend Olive, coupable dans la véranda. Et mon témoin de Singapour insiste avec logique sur ce point, surtout si on le combine avec d’autres changements, dans la vitesse de distillation notamment. Quelque chose dans l’eau ? LOL. Les fûts ? Ils auraient plutôt dû masquer les dégâts. Passons. L’enquête piétine. « Tu devrais essayer d’interviewer Jim McEwan [qui régnait sur la production de la distillerie à l’époque], suggère mon témoin français, toujours prêt à mettre du fun dans son whisky. Mais enfile un gilet pare-balles. » Inutile de risquer ta vie, je lui ai posé la question en 1997, intervient la voix de Singapour. Il a marmonné deux, trois vagues trucs sur les levures sans entrer dans les détails et on en est restés là.

 

fermention bowmore violette

Aïe ! Les Japonais mettent le doigt dessus

Je n’avais pas de gilet pare-balles, j’y suis donc allée à découvert. Nous sommes alors en 2016, tout est rentré dans l’ordre depuis belle lurette dans les quilles de Bowmore, je pensais qu’il y avait prescription. Naïve que je suis. A la distillerie, Eddie McAffer, le directeur aujourd’hui parti à la retraite, et David Turner, qui l’a remplacé, feignent de ne pas comprendre mes questions. Mon accent français, j’imagine. Et puis, là-dessus, ils m’ont fait goûter le nouveau Black Bowmore 50 ans, et j’ai perdu le fil –tactique de distraction, vas-tu me dire, mais mets-toi à ma place. Finalement, devant le kiln (le four où l’on sèche l’orge), qui alimente un système compliqué de recyclage de la chaleur, la plume chevelue de Glasgow me rattrape par le coude et me pousse dans la bonne direction : « Te voilà vraisemblablement devant l’origine du problème. Mais ne te fatigue pas à interroger les Ecossais : ce sont les Japonais qui ont résolu le dossier, et la pilule a eu du mal à passer. » En 1994, Morrison Bowmore est en effet racheté par Suntory, qui possédait depuis 1989 un tiers des parts de la boîte.

J’ai vraiment cru qu’il allait me mordre, cet ancien pilier de Bowmore qui dirige aujourd’hui la production d’une autre distillerie, sur une île proche : « Bowmore n’a jamais senti la violette ! Tout ça c’est des conneries, une rumeur lancée par Jim McEwan pour faire parler les journalistes, et ces imbéciles ont couru ! » Fin de la discussion. Il faut dire qu’au plus fort de la crise, au début des années 2000, le directeur de Bowmore s’en va participer à la relance d’une distillerie voisine et néanmoins rivale, et tu te doutes qu’il n’en faudra pas plus pour alimenter la machine à conspiration… et le silence qui se pose comme une chape sur le sujet. Sur les forums internet, on préfère blâmer les Japonais « qui ne savent pas faire du whisky » et « font évoluer le new make vers des notes plus florales ». Le colonel Wasabi (Moutarde ?), dans le bureau avec le chandelier ? Je te rappelle qu’à l’époque, les malts nippons ne suscitaient nul engouement, au mieux des haussements de sourcils.

L’année dernière, enfin, Mike Miyamoto est de passage à Paris pour présenter le dernier Yamazaki Mizunara. Enfin une source fiable – il a dirigé les deux distilleries de malt de Suntory, a longtemps vécu en Ecosse… et a supervisé pendant cinq ans la production de Bowmore. « Bien sûr que je connais l’origine du problème : c’est moi qui l’ai résolu, avec mes équipes. » Et le voilà qui m’explique comment le système de récupération de chaleur, installé à l’époque pour réduire la facture énergétique, préchauffait les alambics couplés aux condenseurs, les excès partant chauffer la piscine municipale. « Sauf qu’il produisait trop de chaleur, surtout en hiver quand la piscine quémandait un degré de plus. Et les condenseurs ne refroidissaient plus suffisamment. C’est comme ça que les notes de lavande sont apparues. » Le même système avait été installé à Glen Garioch, et chauffait incidemment des serres attenantes où poussaient tomates et légumes, sans doute moins frileux que les nageurs en maillot (je te l’ai raconté ici). Rendons hommage au journaliste écossais qui dans son post de 2005, déjà, formulait cette hypothèse.

 

La lavande FWP, un arôme devenu culte

Restait à convoquer l’expert à la barre avant de refermer le dossier. Matthew Pauley enseigne la distillation à l’International Centre for Brewing and Distilling de l’université Heriot-Watt, à Edimbourg. Et comme tous ceux qui maîtrisent leur sujet sur le bout des doigts il me répond en substance : on n’en sait foutrement rien. « La distillation en pot still est extrêmement difficile à modéliser, c’est un système complexe, et il y a des gaps considérables dans notre savoir. Des millions de réactions chimiques se produisent dans l’alambic. Lors de la condensation, les molécules qui restent dépendront de leur volatilité, de leur solubilité dans l’alcool, dans l’eau ou dans un mélange complexe des deux, et des réactions entre elles. Je suis un scientifique, mais j’ai passé suffisamment d’années dans les distilleries pour apprendre que, parfois, la meilleure façon de procéder ne fait aucun sens sur le papier. »

Bowmore a fini par se retrouver, diluant la lavande dans les assemblages jusqu’à ce qu’elle disparaisse du distillat. Et, poésie de l’histoire, les embouteillages FWP honnis sont aujourd’hui devenus cultes. « Dans mon bar, avec près de 1.500 bouteilles, un Bowmore 1982 qui sentait fortement la lavande restait le whisky préféré d’un couple qui avait pourtant un goût très sûr. Comme quoi… », conclut le connaisseur de Singapour. La distillerie d’Islay a récupéré toute sa subtilité, mais sache que depuis quelques petites années, elle multiplie les essais pour revenir au new make fruité qui, dans les années 60, fit d’elle la maison la plus vénérée d’Islay. Patience.

 

Par Christine Lambert

 

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