Le patron de Velier est une rock star dans le monde du rhum – et au-delà. Ses embouteillages dans l’iconique bouteille noire s’arrachent à peine ont-ils le temps d’arriver chez les cavistes, et les spéculateurs s’en délectent autant que les amateurs. Il s’en explique pour Whisky Magazine & Fine Spirits, et aborde sans fards toutes les questions qui touchent ses collectors. En fendant la légende qui lui sert parfois d’armure.
À peine arrivé, en ces heures matutinales, le voilà qui s’éclipse aussitôt en s’excusant. Rendez-vous avec deux importateurs de saké. Il réapparaît, s’enfuit de nouveau, réclamé par téléphone cette fois. Insaisissable. Du matin au soir, l’entretien nous mènera du parc au cellier, de la terrasse au nid d’aigle, du bureau aux potagers, on monte, on descend, on remonte. Vertige. Une pause au bar extérieur au fond du jardin, sur les canapés du bar de la cave, les tabourets du bar de la tour… Une interview itinérante. Une interview nomade. Dans les étages et les méandres de la sublime villa patricienne du XVIIe perchée près de la Méditerranée, où Velier a installé ses bureaux il y a à peine deux ans en plein cœur de Gênes. Contraindre Luca Gargano à l’exercice des questions-réponses, c’est un peu comme vouloir harnacher une antilope : impossible. L’Italien passe du vin nature au miel, zappe sur les trois étapes de la fabrication des pâtes, peut tenir une demi-heure sur la qualité des tomates qu’il plante en Calabre, s’emballe sur un artiste africain en montrant sa superbe collection d’art afro-caribéen, tout en trempouillant des petits sablés dans un tumbler rempli d’Hampden 12 ans. Le patron de Velier sait jouer de sa célébrité de rock star et de sa liberté de ton, intarissable sur le rhum, répétant les anecdotes mille fois lues qui ont sculpté le personnage. Sa légende, son armure. Celle d’un homme très entouré mais taillé pour la solitude. Les années ont un peu tempéré l’aventurier qui ne respire qu’en mouvement, ne possède pas de portable, peste contre les réseaux sociaux tout en surveillant les stats de sa page Facebook. Tel qu’on croit le connaître, mais jamais tout à fait là où on l’attend. Libre.
Qu’est-ce que c’est ? [Je montre la bouteille noire Velier, encollée d’une étiquette rouge où se détachent les mots « Mother Mesccia – Double Single Rum »]
Luca Gargano : Ah ! Une collaboration avec le prince Albert de Monaco. Il est venu ici pour que je l’aide à recréer la mesccia, une liqueur que les Monégasques fabriquaient autrefois en ajoutant du vermouth et de l’ouzo au rhum. Les Grimaldi sont une famille de nobles génois à l’origine. Pour réinventer la mesccia 2022, au lieu de mettre le vermouth dans le rhum, on a mis le rhum dans des fûts de vermouth, pour obtenir quelque chose d’élégant – et on a laissé tomber l’ouzo. La première passe a été distillée à Haïti [en raison de soucis logistiques, la distillerie guadeloupéenne Papa Rouyo a pris provisoirement le relais, nda], la seconde à Monaco. Et j’ai réalisé que je venais de faire un « double single rum » sans m’en rendre compte !
Pourquoi distiller la première chauffe à Haïti ?
L.G. : Pour la cristalline, la meilleure canne à sucre au monde. La matière première, la matière première, la matière première : c’est la base. Dans tous mes bottlings, c’est ce que je veux mettre en valeur. Ça, et la fermentation. Quelles levures ? Sauvages ou non ? Combien de temps ? Avec des vinasses ou sans ? Ensuite, la distillation et le vieillissement.
Tu es reconnu comme l’un des pionniers de la transparence dans le rhum, communiquant beaucoup d’informations sur tes embouteillages.
L.G. : La transparence, c’est pour moi une question d’honnêteté. Il y a de la place pour tout le monde dans le rhum, de McDo aux étoilés Michelin, et c’est très bien ainsi. Mais à condition que McDo ne clame pas sur tous les toits qu’il est triplé étoilé. Tu sucres tes rhums ? Pas de problème, mais tu le dis.
Tu es aussi l’un de ceux par qui la spéculation est arrivée dans le rhum, et cela t’est souvent reproché…
L.G. : Écoute, les Skeldon 1973 et 1978 Full Proof, quand ils sortent en 2005 je les vends à 120 € environ. Quinze ans plus tard, je suis fier et heureux de voir qu’ils valent dans les 30 000 €. Moi, ce qui m’énerve, c’est que le Saint James à 80 €, je le retrouve dès le lendemain de sa sortie à 200 € au second marché et flippé quatre fois un mois plus tard. Mais dans tous les domaines où il existe une offre inférieure à la demande, les prix grimpent. J’ai fait les Papalin, vendus 22 € en Italie, pour montrer que dans ma bouteille Velier on pouvait vendre des rhums abordables, à boire. Mais même ça, ça devient collector ! Quand j’embouteille un single cask aujourd’hui, je fais plus de mécontents que de gens heureux. Et je sais que sur les 200 acheteurs, il y aura 100 spéculateurs. Pour tout te dire, j’ai dû racheter plus de 3 000 € certains de mes bottlings que je n’avais plus, pour ma collection.
Ah, tu as goûté ton propre poison !
L.G. : [Il sourit.] On ne me laisse plus la possibilité de sortir des rhums non spéculatifs. Et la spéculation aujourd’hui ne concerne plus seulement les vieux Demerara et les Caroni. Le Hampden Estate Great House, il est collector car il y en a moins que l’édition normale. Que les rhums prennent de la valeur, je trouve ça normal. Pourquoi est-ce qu’on l’accepterait des grands vins ou les single malts et pas des rhums ? Surtout en élevage tropical, avec une part des anges annuelle de 10 %. Regarde le prix d’un sac Birkin d’Hermès d’occasion !
On ne peut rien faire alors ?
L.G. : Si. J’ai créé les VSGB, les Velier Small Great Bottles, des formats 10 cl cédés uniquement à des rum lovers qui s’engagent à ne pas les revendre. Et ça fonctionne bien, puisque j’estime que 5 % d’entre eux seulement m’ont trahi. Cette opération a un peu changé la perception des gens. Le groupe Facebook réunit plus d’un millier d’amoureux du rhum, qui sont devenus une force. Mais tu sais, moi j’ai toujours valorisé les distilleries sur mes bouteilles. Et j’ai toujours dit aux producteurs : vous devez augmenter vos prix. La spéculation, je vais finir par m’en désintéresser. Je fais mes rhums le mieux possible, je les vends au juste prix en fonction de leur rareté. Le reste… [Il écarte les bras, fataliste.]
Comme tous les flacons spéculatifs, Velier est confronté au phénomène des faux…
L.G. : Oui, je le sais bien, j’ai vu sur ebay une de mes bouteilles vide, vendue 150 €. Pour limiter autant que possible le problème, je multiplie les détails sur les embouteillages : les bouteilles sont enveloppées dans un papier de soie imprimé très particulier, et équipées de capsules qui rendent plus difficiles les fakes. Mais aujourd’hui si je pisse dans une bouteille noire Velier, personne ne s’en rendra compte avant cinq ans minimum puisqu’on ne les ouvre plus ! Et c’est ça le problème. Pour inciter les gens à les boire, je vais intégrer un code à flasher qui se révélera quand on débouchera la bouteille, et donnera droit à une « prime angel share », à des bonus exclusifs. Par exemple, on pourra peut-être gagner la possibilité de venir ici, à la Velier.
Tu dis parfois « la » Velier. Le nom est de quelle origine ?
L.G. : À l’origine, c’est l’acronyme de la Vini et Licori Importazione e Redistribuzione. Quand je suis arrivé dans l’entreprise, on l’écrivait encore avec des points entre les lettres, et on disait « la Velier ».
À l’époque où tu rachètes l’entreprise, l’Italie est en pointe sur le whisky. Comment tu en arrives au rhum ?
L.G. : Je reprends la Velier en 1983, mais mon premier rhum au catalogue, c’est 1987. Je voulais Bally, j’aurais fait n’importe quoi pour cette marque… Au début des années 90, on découvre Havana Club et le Cuba Libre. Le whisky, auprès des jeunes, commence à souffrir d’une image de vieux. Et je me dis que plus l’Europe devient triste et grise, plus on aura besoin de soleil. Je commence à importer Santa Teresa, Brugal… Et je déclenche la movida du rhum en Italie. On découvrait des marques, des distilleries dont on n’avait jamais entendu parler en Europe.
Et puis il y a la découverte des rhums de Demerara…
L.G. : Fin des années 90, je commence à importer DDL (Demerara Distillers Ldt). Je pars au Guyana. Et quand je vois les alambics chez Diamond… Cazzo ! Les vieux alambics en bois… Le Guyana, ça change complètement ma vision. C’est à partir de ce moment que je fais mes premiers bottlings pour Velier, les Demerara. Encore aujourd’hui, il y a des gens qui recherchent ces bouteilles noires dans les villages en Italie.
La bouteille noire Velier, devenue iconique, c’est un modèle propriétaire ?
L.G. : Oui, mais à l’origine, je la repère à la cave, dans un petit bar milanais. C’était une bouteille de whisky. Elle signe mes co-bottlings. Parce que, attention, je ne suis pas embouteilleur indépendant ! Tous mes co-bottlings sont des embouteillages officiels, fabriqués et vieillis sur place à la distillerie. Et ils mettent en avant le nom du producteur, pas Velier.
Devenir toi-même distillateur, c’était une évolution logique dans ton parcours, dans ta vie ? Ou bien un hasard ?
L.G. : Une évolution logique. Je voulais faire un rhum agricole à l’ancienne, en alambic. Et en 1999, une amie me fait découvrir Marie-Galante. Le paradis. Le vendredi, on mangeait le chaudage dans une cabane sur la plage… C’était exceptionnel. Avec Gianni Capovilla, on a créé RhumRhum, installé notre alambic Muller chez Bielle. Et puis, les rapports avec Bielle se sont tendus.
RhumRhum a trouvé refuge chez Père Labat ?
L.G. : Oui, c’est parfait. On a recommencé à distiller fin septembre, les autorisations se sont fait attendre. Prochains rhums blancs bientôt, et les Liberation [les RhumRhum vieux, nda] sortiront en 2023. Il y a eu cinq cuvées seulement depuis la création de RhumRhum, on n’a pas de stock. Tiens, j’ai plus de fûts à Port-au-Prince qu’à Marie-Galante !
Haïti, parlons-en. Il faut être gonflé ou inconscient pour monter une distillerie à Port-au-Prince ?
L.G. : On a créé la distillerie Providence en 2017, à Port-au-Prince, en partenariat avec La Maison du Whisky. Je crois bien que je suis le seul entrepreneur étranger à avoir investi en Haïti depuis le tremblement de terre. Ce pays possède un tel potentiel… Mais, oui, c’est très compliqué. On rencontre des problèmes logistiques énormes, Herbert Linge, le distillateur, ne circule plus qu’en véhicule blindé à cause des attaques de gangs… C’est plus calme dès qu’on s’éloigne de la capitale. De toute façon, je n’ai pas l’intention de lâcher Haïti, j’y vais au minimum une à deux fois par an. J’ai acquis des terres pour replanter la canne à sucre sur l’île à Vache, et j’ai acheté un taureau sur Facebook.
Un quooooi ? Sur Facebook ?
L.G. : Un taureau. Pour labourer. Je l’ai trouvé à vendre sur Facebook, j’ai cliqué, je l’ai acheté [of course, nda]. Je veux installer un petit alambic sur l’île, pour les premières distillations, et on distillera la deuxième passe à Port-au-Prince.
Est-ce qu’il reste des terres de rhum à faire découvrir à l’Europe ?
L.G. : Oui, en Amérique du Sud. Il y a trois ans, j’ai fait un screening en Équateur, on a recensé une centaine d’alambics. On a repéré deux producteurs en particulier, qu’on va embouteiller. On poursuit les recherches au Pérou et en Colombie. Le problème, c’est la qualité très irrégulière. Ce sont des eaux-de-vie d’agriculteurs, l’un des derniers liens entre l’humanité et la terre. Comme les clairins, qui dégagent une énergie indicible. On peut analyser les rhums sur le plan chimique, physique, microbiologique, mais ça ne dira rien de son énergie.
Le lieu le plus improbable où tu aies trouvé du rhum ?
L.G. : Ben en fait, Trinidad. Débarquer à Trinidad et tomber sur des fûts de Caroni vieux de 20 ans complètement par hasard… Tu sais, quand je me rappelle cette histoire, je n’y crois pas moi-même ! C’était le 9 décembre 2004. Je savais que Caroni vendait du vrac, mais j’ignorais qu’il existait du heavy Caroni, des Caroni lourds.
Qu’est-ce qui t’amenait à Trinidad ?
L.G. : Une femme… Urska. [Il attrape l’album photo, laisse filer les souvenirs en tournant les pages.] Le gouvernement trinidadien avait fermé la sucrerie-distillerie Caroni, et je tombe dessus. On me laisse entrer dans l’entrepôt, et là, je commence à saliver comme un chat devant une sardine. J’ai prélevé des samples, et contacté le liquidateur. J’ai acheté une partie du stock, à un prix ridicule. Caroni, tu aimes ou tu détestes, mais tu ne peux pas le réduire. Les premiers, je n’ai pas eu le courage de les embouteiller full proof, c’était dommage rétrospectivement.
Et le reste du stock Caroni ?
L.G. : J’en ai acheté ensuite une deuxième partie, puis une troisième avec LMDW, que j’ai expédiée chez DDL pour poursuivre le vieillissement tropical. En 2008, il y a eu une enchère sur les Caroni light, qui sont partis en Europe. Rien à voir avec les heavy rums que j’ai achetés. En 2019, on a rapatrié les derniers fûts, choisi les 23 meilleurs qui ont été logés en dame-jeanne à Cognac. Les Caroni Paradise 1996 et 1998 sont sortis fin octobre, vendus à 3 000 € la bouteille soufflée à la bouche. Ce sont les premiers des derniers Caroni. Je ne crois pas que je vendrai les fûts restants. Les bottlings iront peut-être dans la collection Velier… On verra.
Il ne devait pas rester grand-chose dans les fûts…
L.G. : Steffen Mayer, auteur d’un livre exhaustif sur Caroni, a calculé que j’ai perdu 23 millions d’euros en part des anges depuis que j’embouteille ce rhum. Le vieillissement tropical, ce n’est pas négociable pour moi. C’est… Si tu penses seulement avec la tête, tu ne fais pas tout ce que j’ai fait. Les clairins, c’est parce que je m’arrête au bord de la route pour aider un mec, qui m’emmène à Baradères, au fin fond de Haïti, chez Casimir Duncan, le père de Faubert, quand je lui demande qui fait le meilleur rhum. RhumRhum, je t’ai raconté… Parfois, je me demande : aurais-je encore la force aujourd’hui de suivre ces intuitions, sans réfléchir, à l’instinct ?
Tu as vraiment un doute ?
L.G. : [Il hausse les épaules, sans répondre.]
Qui es-tu, Luca Gargano ?
L.G. : Je suis un anarchiste dans le bon sens du terme. Un idéaliste qui pense que les hommes ont finalement besoin de très peu de lois pour vivre. Mais selon qui tu interroges, on te dira que je suis communiste ou fasciste, gay ou playboy… Je ne rentre pas dans les cases, et pour cette raison précisément, il a fallu que je sois très rigoureux dans mon travail. Tiens, j’étais l’Atalanta de Gasperini. Et je suis devenu la Juventus ! C’est pour cela que j’ai plaisir à accueillir les gens ici, à Gênes : ils voient qu’on est une petite boîte très simple.
Tu as embouteillé et dégusté les jus les plus rares. Si tu ne pouvais plus boire que les rhums de trois distilleries jusqu’à la fin de tes jours, tu choisis lesquelles ?
L.G. : [Il répond sans même réfléchir.] Sajous, Neisson, et les vieux Demerara.
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