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Le phénix des Highlands de l’est n’a cessé de se réinventer sans jamais se perdre, en près de deux cents ans d’histoire. Son rachat par le groupe américain Brown Forman, il y a deux ans, ouvre une nouvelle ère. Comment la distillerie, l’une des plus anciennes d’Écosse, célèbre pour ses single malts élevés en fûts de xérès, va-t-elle cette fois renaître ?

Les distilleries d’Écosse, comme les chats, possèdent plus d’une vie. Tant que leurs murs tiennent debout, elles ne meurent jamais, elles deviennent “silencieuses”, fantômes attendant d’être ramenées à la vie. GlenDronach a connu le silence et les chaos, les changements de mains et de tête, la peur d’en finir et les résurrections trempées dans l’espoir, mais en près de deux cents ans d’histoire, la maison fondée en 1826 par James Allardice n’a toujours pas épuisé son quota de destinées. Son rachat (1), au printemps 2016, par Brown Forman (Jack Daniel’s) à Billy Walker et ses associés, qui eux-mêmes l’avait raflée à Pernod Ricard en 2008, a plongé la planète Malt dans la stupeur. Le géant américain saurait-il prendre soin de ce petit joyau vénéré par les amateurs ? Le transfert de la master blender Rachel Barrie (lire son interview p.36), débauchée il y a presque deux ans de chez Morrison Bowmore, a calmé les inquiétudes. Et si GlenDronach se voyait enfin offrir les moyens de pérenniser ses efforts ? «Je ne suis pas venue avec pour mission de tout changer, affirme “Lady Blender”. La gamme permanente ne sera pas bouleversée, et nous garderons les séries de single casks. Il s’agit simplement d’affiner minutieusement les réglages ici et là.»

 

Terroir, mon beau terroir

Tout commence dans la vallée de Forgue, dans les replis des collines de l’Aberdeenshire, à l’est des Highlands. Il suffit de grimper quelques centaines de mètres à travers les champs d’orge pour réaliser à quel point la distillerie s’inscrit, isolée, dans le grand nulle part d’une région encore très rurale. «Je suis certaine que le terroir a une grande influence sur le whisky, commente Rachel Barrie en balayant du regard ce paysage si familier : elle y a passé son enfance, sa famille vit encore tout près d’ici. Je sais que ce mot, “terroir”, est des plus allusifs, mais après avoir samplé des milliers et des milliers de whiskies, je peux l’affirmer. Quelque chose qui flotte dans chaque distillerie, quelque chose d’unique. Nous utilisons une orge écossaise, maltée pas très loin, et la tourbe du Peated est récoltée localement : elle est carnée, charbonneuse, végétale et boisée, rien à voir avec la tourbe d’Islay. L’eau de source, pompée à 3 miles, est extrêmement minérale, filtrée par des sédiments millénaires, alors que dans le Speyside voisin elle est en général très douce. Again, terroir… Surtout, le climat est très tempéré, avec une part des anges de 1 % au maximum [contre 2 % en moyenne pour l’Écosse, ndlr], et c’est l’un des coins les moins pluvieux du pays.»

Cette année, la sécheresse a peut-être incité les anges à s’hydrater davantage. Il fallait entendre les Écossais se plaindre de la canicule et sortir les ventilos alors que le mercure dépassait les 20° C. «Eh, à BenRiach, on a dû annuler un match de foot, fin août : le terrain était trop dur ! Ça n’arrive jamais !, s’exclame Alan McConnochie, le manager de la distillerie. À chaque saison, les différences de températures nous obligent à revoir certains paramétrages dans la distillerie, mais là, c’était devenu très difficile de condenser, l’eau était trop chaude.» En vieux de la vieille à qui on ne la fait pas, lui se garde bien de prononcer le mot “terroir”, mais observe cependant que «toutes les distilleries écossaises font leur whisky de la même façon à peu près, et pourtant pas un ne ressemble à son voisin». C’est fou comme un «à peu près» nous expédie parfois à des bouts du monde.

 

Cuivre et bois… pas d’acier !

Dans les vieux bâtiments de pierre noircie, le kiln et les anciennes aires de maltage désertés ont été préservés. Les larges pelles en bois pour retourner l’orge (sans provoquer d’étincelles qui risqueraient d’embraser les lieux) et les espadrilles à bout renforcé et semelles de corde (pour ne pas écraser le grain) témoignent d’un passé qui ne prit fin qu’en 1996, quand la distillerie ferma ses portes pour un sommeil de six ans. Le moulin Boby, antiquité de 1925, broie 3,7 tonnes d’orge par mash. Autre pièce de musée, le mashtun recouvert de cuivre, avec ses allures de soucoupe volante arrimée au sol. Le brassage s’effectue très lentement – la clé pour obtenir le moût clair précurseur d’arômes fruités -, pendant six heures, et avec de l’eau particulièrement chaude, jusqu’à 94-95° C pour le troisième rinçage. Le moût une fois refroidi aux alentours de 18° part en fermentation dans les washbacks, chacune de ces gigantesques cuves pouvant en absorber 18 000 litres. Les neuf monstres en mélèze écossais ont été changés en 2008 : «Pas d’acier, fait remarquer la master blender. Le bois retient les bactéries, apporte des acides gras, et c’est ce qui donne un supplément de complexité au distillat.» Jamais de produits chimiques pour nettoyer ces monstres de fermenteurs, qu’on se contente de rincer à l’eau chaude sous pression pour ne pas détruire les colonies de bactéries bienfaisantes.

Lancée avec de la levure de distillerie liquide (la poudre tend à disparaître dans l’industrie), la fermentation déclenche ses gargouillis pendant 60 heures en semaine et 96 heures le week-end, montant en chantilly à la surface. Le premier brassin se gorge d’arômes de poire, tandis que le second s’alourdit, devient cireux, gagne en orange. «Les deux sont mélangés pour être distillés ensemble, reprend Rachel, et c’est ce mix qui confère encore de la complexité aromatique au whisky, à un niveau supplémentaire.» Derrière une immense verrière, les deux paires d’alambics se dressent dans un méchant bâtiment de béton construit en 1967, à l’époque où les distilleries ont pensé que les cuivres méritaient une vue sur les horizons et ont percé des vitres (à Craigellachie, à Caol Ila…). Faute de goût ? Ma foi, ce n’est pas ce qui vient à l’esprit ce soir-là, quand un saxophoniste déchire le silence de la nuit en ombre chinoise au pied des stills, pour célébrer le retour du GlenDronach 15 ans Revival, disparu trois ans auparavant au grand dam des fans.

 

Tout est dans le 6

«Retenez bien ce chiffre : six, plaisante Alan McConnochie. Six heures de brassage, soixante heures de fermentation, six heures pour la première distillation, six heures pour la seconde !» Le distillat est magnifique, robuste, gras, lourd de fruits noirs, cassis, mûres, oranges en notes de tête, chocolat, cuir et tabac en fond de toile. Ce fut de tout temps l’un des plus prisés des blenders, jusqu’à ce que GlendDronach cesse de le revendre aux tiers il y a cinq ans. «La forme atypique des alambics, avec leur base large, leur gros boiler et les cols élancés, laisse les notes maltées au fond et capture le fruit, explique la master blender. Tout commence ici. Ce distillat, c’est la raison pour laquelle on utilise des fûts de xérès.» Et l’on se prend à songer à son goût passé, hier encore, avant que la chauffe à feu nu des alambics, alimenté au charbon, ne soit remplacée par la vapeur en 2006. GlenDronach élabore également un new make tourbé, appelé à prendre de plus en plus d’importance.

Tout le stock vieillit sur le site ou dans les environs proches, dans des dunnages traditionnels, si l’on excepte le rack dans l’immense chai n°10 (17 000 fûts à lui seul). Le new make, les chais comme le climat sont propices aux longues maturations. «On achète entre 5 000 et 10 000 fûts de xérès par an, presque uniquement du chêne espagnol, insiste Rachel Barrie. GlenDronach n’aime guère le chêne américain, pas suffisamment tannique (2). La moitié du whisky vieillit en fûts de premier remplissage, surtout du pedro ximenez, mais aussi de l’oloroso. En jouant sur les deux, je peux affiner mes assemblages. Les barriques qui ont contenu du PX apportent des tons plus dark, des épices, du gingembre, du treacle, cassis, baies noires, chocolat, et de la longueur en bouche. Celles qui ont abrité de l’oloroso donnent au whisky des notes plus sèches, plus fraîches, balsamiques, de fruits secs et à coque, avec un spectre aromatique plus large.»

Bien sûr, la fermeture de la distillerie, entre 1996 et 2002, a provoqué des trous dans les stocks – c’est la raison pour laquelle le 15 ans Revival avait temporairement disparu. Malgré son immense cote d’amour et une augmentation des ventes de 150 % sous l’ère Billy Walker – les Sherry bombs sont plus que jamais à la mode -, GlenDronach reste une petite distillerie à l’échelle de l’Écosse, avec une production annuelle de 1,4 millions de litres d’alcool pur. Le vaisseau amiral, le 12 ans Original, parfait équilibre entre le caractère du new make et l’apport des fûts de xérès, n’assemble jamais plus d’une soixantaine de fûts par batch. Et il a fallu attendre ce début d’automne pour que soit lancé le premier embouteillage, dans l’histoire de la maison, réservé au duty free, Forgue, un 10 ans d’âge très réussi. Wait and see, la 1001e vie de GlenDronach ne fait que commencer.

Par Christine Lambert

(1) Brown Forman rachète contre 366 millions d’euros les marques et les trois distilleries de The BenRiach Distillery Company Ltd (BenRiach, GlenDronach, Glenglassaugh), un site d’embouteillage à Newbridge et le siège de la compagnie à Édimbourg. Le groupe écossais devient ainsi une filiale du géant américain.

(2) Le Peated vieillit en partie en anciens fûts de bourbon.

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