« Tu ne le portes plus ? Vends-le », clame un célèbre site d’achat-vente d’occasion. Chiche, rétorque une tonnellerie : vous n’utilisez plus vos fûts ? Refourguez-les sur notre plateforme internet ! En lançant Reoked, Baron bazarde une sacrée douelle dans la mare du colossal marché du fût de réemploi. Mais la vieille maison charentaise n’en est pas à son premier coup d’éclat. La preuve.
Le Vinted de la barrique. Le Bon Coin du tonneau. Le Vestiaire Collective du baril. Le Meetic du fût. Il fallait l’inventer, ça y est, c’est fait. La tonnellerie Baron, établie en Charente depuis 1875, a lancé en fin d’année Reoaked, une plateforme où vignerons et distillateurs peuvent vendre et acheter sur internet de la futaille d’occase. Ce genre de service existait à vrai dire ici ou là, sans vraie mise en avant. Mais la force de cette proposition, c’est qu’elle garantit la traçabilité totale et la conformité des fûts – moyennant commission bien entendu.
On s’inscrit sur le site, en tout anonymat, et on poste photos et descriptifs de l’objet : taille 200 l, très peu porté, fabriqué aux Etats-Unis, bref, vous voyez. Si vous vous débarrassez de tonneaux de vin, vous êtes priés de le faire savoir à l’avance en indiquant la date de soutirage : Bébert_Alambic saura ainsi que VigneronBio912 lâchera des fûts hyper frais (les tonneaux de vin s’altèrent très vite) le 26 février.
Le constat de départ est malin : la demande pour les fûts de réemploi explose. Boom du nombre de distilleries, mode des finishes et des doubles maturations dans les spiritueux, engouement pour les vins moins boisés, flambée des cours du chêne, volatilité des prix du transport international pour acheminer les barriques, préoccupations de développement durable face à une ressource qui demande un siècle pour se renouveler…
La gestion des fûts d’occasion devient un enjeu économique (et écologique) majeur, et les initiatives se multiplient – les contrats de leasing, notamment. Mais les brokers ou tonnelleries qui s’activent sur ce créneau sont rarement en mesure de prouver la provenance de la marchandise. Reoked s’y engage, via des QR codes inviolables apposés sur le bois.
A vrai dire, ce n’est pas la première fois que Baron balance une telle douelle dans la mare. Direction Saintes, allons y voir de plus près. Et de près, la mare est un étang. Creusé en bord de Charente, il sert de réservoir, en cas d’incendie notamment. Mais en été, employés et voisins apprécient d’y piquer une tête à l’occasion. Non loin, un vaste potager garnit les paniers légumes de saison une fois par semaine. Et un arborétum accueille sur 8 ha toutes les variétés de chêne possibles. Mais revenons à nos tonneaux.
Il existe assez peu d’objets qui n’ont pas évolué d’un iota en quelque deux mille ans. Le tonneau en est un rare exemple. « Un fût, ça reste un fût, résume Lionel Kreff. On ne va pas en changer la forme : le mec qui a fait des fûts carrés a déposé le bilan ! » Et pourtant, quand elle met en avant sa capacité d’innovation, ce sont les barriques que l’industrie des spiritueux cite 9 fois sur 10. Autrement dit une invention qui remonte aux Gaulois – je vous laisse méditer.
Lionel Kreff a la formule volontiers provocante. Le bougre s’occupe du développement commercial de la tonnellerie Baron. En 2001, après une carrière dans le vin, il rejoint comme 3e associé deux cousins, Xavier Baron, responsable du sourcing et des achats de bois, et Nicolas Tombu, en charge de la R&D, qui s’attelaient depuis 1996 à relancer l’affaire familiale en déclin.
« On peut innover avec les chauffes, avec l’origine du chêne : en ce moment, il y a une grosse demande sur l’asiatique, détaille Lionel Kreff. Ou avec les essences de bois. On nous demande des tonneaux en châtaignier, en acacia, en citronnier, en mûrier… Bon, cela représente 10 fûts sur 15.000 par an ! » Mais la demande existe.
Idem pour les fûts sans gluten. Non, ne vous bidonnez pas ! Les fonds de fûts, voyez-vous, sont toujours jointés avec un mastic de farine. Un mélange sarrasin et riz a remplacé le blé pour satisfaire les allergiques. Le diable, les détails, tout ça…
L’année dernière, Baron a mis au point Alma, une barrique de vinification constituée à 75% de chêne posé sur un socle-cuvette en grès fabriqué en Italie. « Personne ne nous attendait quand on a repris l’affaire, reconnaît Nicolas Tombu, ancien ingénieur dans l’aérospatiale. Il a fallu qu’on se démarque. Et au fond, venir de l’extérieur nous a aidés à innover. La tonnellerie reste un milieu très traditionnel, où l’on fait comme papa. Oxoline, on n’aurait pu l’inventer sans un œil nouveau. Nos clients galéraient pour stocker et bouger leurs fûts : on les a écoutés. »
Oxoline (Oxo pour les familiers de l’outil) ? Un ingénieux système de racks flexible qui permet de stocker jusqu’à 65% de fûts en plus dans un chai. En bonus, l’ossature peut se courber pour théâtraliser l’espace. Le chai amphithéâtre de JM, en Martinique ? Oxo. Le chai « touristique » de Macallan ? Oxo. Trois Rivières, Depaz, Bologne, Ferrand, Moon Harbour, Ninkasi, New Rift… La liste des convertis s’allonge non-stop.
Une version 200 l pouvant monter sur 10 niveaux, avec une capacité de 30.000 fûts, manipulables sans toucher à la ligne entière va bientôt équiper la distillerie texane Hush & Whisper. D’une manière générale, se réjouit Lionel Kreff, Baron se développe de plus en plus outre-Atlantique. « La demande porte surtout sur le chêne européen, pour des batches spécifiques, avec des chauffes particulières. Certaines distilleries américaines – Michter’s, Willett, Wilderness Trail… – sont prêtes à dépenser 3 fois plus pour sortir de temps en temps des arômes vanille-caramel ! »
La chauffe de la paroi intérieure du fût, tout autant que la provenance du chêne ou le temps de séchage des merrains, joue un rôle prépondérant sur les futurs arômes du spiritueux. « Même si la barrique mono-origine est une fausse bonne idée, relève Xavier Baron. Au sein d’une même origine on trouve des patrimoines génétiques différents, des hybridations, des grains variés. »
Avec une chauffe longue (2 heures à 160° C sur brasero de chêne), le spiritueux ne présentera aucun arôme tertiaire – torréfiés, café, fumée, caramel – mais développera des notes grasses, sucrées de brioche, de viennoiserie. Chaque tonnellerie a son credo sur la question : pilotage au nez ou à l’ordi. Chez Baron, le tonnelier suit une courbe de température au Laser, définie avec chaque client.
« Le procédé permet d’accroître la reproductibilité de la qualité d’un fût. Ça a l’air bête, conclut Lionel, mais fabriquer le même fût à l’identique, c’est compliqué, voire impossible. » Et cela, n’importe quel producteur vous le confirmera : remplissez 10 tonneaux aux mêmes spécifications avec le même distillat, et 10 ans plus tard il y en aura toujours au moins qui livrera une gnôle ne ressemblant en rien aux autres. Malgré les précautions, malgré les analyses. Ah, la glorieuse incertitude de l’âge.
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