Nouvel épisode du Velier Explorer, magazine réalisé par les équipes de la société italienne Velier partenaire de Whiskymag.fr. En septembre 2021 la nouvelle avait bousculé le landerneau économique des spiritueux. On apprenait alors qu'une partie de Whisky Exchange, la société créée par Sukhinder et Rajbir Singh, rejoignait les rangs du groupe Pernod Ricard. Claudio Riva est parti à la rencontre des frères Singh et nous éclaire sur le nouveau projet du duo fraternel.
"Quand Luca Gargano m’a donné l’opportunité d’interviewer Sukhinder Singh pour parler de son nouveau projet de distillerie - la onzième de l’île d’Islay - je ne m’attendais pas à ce qu’on parle de canne à sucre et de la meilleure manière de la transporter à Islay."
Mais commençons par le début. De l’après-guerre à aujourd’hui, la renommée du whisky tourbé a connu des hauts et des bas. Pendant les années 1960 et 1970 il a connu une période très heureuse, même s’il servait plus pour les assemblages que pour la mise en bouteille ; puis, la crise de 1980 a frappé de plein fouet les distillateurs d’Islay qui ont toujours constitué une communauté très isolée. Dans les années 1990, lorsque l’intérêt pour les single malt a commencé à croître de manière importante, l’île n’a pas spécifiquement ressenti de ce changement. D’autant plus qu'un whisky plus doux, produit dans le Speyside, gagnait des parts de marché sur ce segment très spécifique et presque en déclin. Mais en 2005, le géant de l’industrie Pernod Ricard, contraint par les autorités de la concurrence à se défaire de quelques distilleries, décide de vendre Laphroaig, la seule distillerie de whisky tourbé de son portefeuille, à l’origine du Ballantine’s.
Sukhinder et Rajbir Singh
Les connaisseurs ont accueilli ce choix avec beaucoup d’enthousiasme, dans la mesure où les grandes sociétés n’ont jamais pu saisir les tenants et les aboutissants de cette opération. Ainsi est né le mythe de la tourbe. Des flux ininterrompus de touristes obsédés par le malt ont transformé l’île en seulement quelques années. Islay a été rapidement revalorisée et, en décembre 2005, une nouvelle distillerie a rouvert ses portes, après une longue période d’instabilité de 124 ans.
Kilchoman est aujourd'hui la huitième distillerie la plus importante de l’île. Pour se forger sa place parmi les géants du whisky (Bowmore, Caol Ila, Lagavulin, Laphroaig) elle a ouvertement ciblé un modèle durable : une distillerie agricole, produisant à partir de l’orge de ses champs.
Islay
Ce modèle a inspiré les frères Singh. En 1999, à Londres, ils fondent le Whisky Exchange, une véritable référence européenne et internationale pour les passionnés et les collectionneurs de spiritueux. Mais, en 2018, ils rentrent les mains vides d’un voyage en Écosse : ils n’ont trouvé aucun fût intéressant à acheter. Cela les a conduits à songer à la création de leur propre distillerie, un projet complétement inattendu, avoue Sukhinder. Leur activité de marchands était en plein essor, ce qui ne laissait pas beaucoup de place à d’autres idées.
« Ce n’était pas dans mes intentions d’ouvrir une distillerie, si j’allais en ouvrir une, ce serait à Islay. » Sukhinder Singh
Mais une chose était sure : si jamais les frères Singh ouvraient une distillerie, ce serait à Islay. Sukhinder aimait follement cette île, son whisky et ses habitants. Avec l’ouverture de cette distillerie, il ne veut surtout pas exploiter la marque « Islay » mais, au contraire, la valoriser. D’où le choix d’un projet 100% écologique. Et la volonté de déployer tous les moyens possibles pour assurer la qualité d’un produit proche aux single malts « d’autrefois », qu’il appréciait tant.
Brasser un malt à l’ancienne, à Islay, au troisième millénaire, en plein boom du scotch, est un exploit très courageux. Tout le monde peut installer des condenseurs serpentins. Mais Sukhinder sait pertinemment que ce n’est pas le seul véritable secret ; et que la préparation de la distillation, les matières premières et la fermentation sont tout aussi importants. Concernant la malterie Sukhinder y tenait plus que tout. Il n’a pas choisi un modèle pour faire plaisir aux touristes, mais un processus de production qui pourrait vraiment donner du style à son whisky. Pour installer une distillerie avec une capacité d’un million de litres par an, le principal problème est l’espace.
Luca & Sukhinder
Finalement, trouver le bon emplacement s’est révélé moins compliqué que prévu. Après avoir visité quelques propriétés, ils sont tombés sur une opportunité unique : à la sortie de la ville de Port Ellen, sur la route vers Laphroaig, Lagavulin, Ardbeg - le Saint Graal des amateurs du whisky et de l’île - un grand domaine, longeant d’un côté la mer et de l’autre la route des trois célèbres distilleries tourbières de l’île. Une étape incontournable pour les voyageurs passionnés.
Le coup de foudre a été immédiat. L’acte de vente a été signé dans un élan de passion, malgré les difficultés que poserait sans doute l’approvisionnement en eau. En effet, l’île a souffert d’une pénurie d’eau douce qui a affecté les insulaires et les distilleries. Au début, les Singh ont envisagé d’installer un système de dessalement, mais ils ont finalement opté pour une approche plus traditionnelle. Ils comptent acheter des terres vers l’intérieur et y installer un réservoir d’eau sur les hauteurs des collines pour alimenter correctement la distillerie.
Le processus de demande de permis pouvait commencer. Mais des problèmes n’ont pas tardé à apparaître. La communauté et la mairie n’ont pas approuvé le premier projet, qui paraissait trop futuriste. Ils voulaient un projet conforme au style architectural caractéristique des distilleries de l’île. La lenteur exaspérante de l’administration publique couplée à la pandémie, qui a compromis plusieurs réunions, a rallongé encore les procédures. Les autorisations ont finalement été accordées en novembre 2020 et les frères Singh ont pu apposer leurs signatures début février 2021.
Pendant ces quatre longues années, toutes les ressources ont été mises à disposition pour que le Conseil de la région Argyll & Bute approuve le projet. Par conséquent, les choix du style du whisky, des taux de ppm voire du nom de la distillerie ne seront pas très libres. Ces éléments seront discutés avec le futur directeur de la distillerie, une figure qui tarde à être trouvée, bien que des négociations soient en cours.
Quoi qu’il en soit, aucun compromis ne sera accepté en ce qui concerne la fermentation. La distillerie fonctionnera avec deux paires d’alambics et des moûts issus de méthodes traditionnelles. Le projet prévoit seize washbacks et un million de litres d’alcool par an. Des chiffres qui témoignent du penchant de Sukhinder pour les fermentations longues. Il souhaiterait également utiliser des levures sauvages, mais les réglementations sanitaires britanniques et européennes sont assez défavorables au développement incontrôlé de micro-organismes dans « l’industrie agro-alimentaire ». Pour résoudre ce problème, l’un des washbacks pourrait être dédié à l’élevage local d’un échantillon pré-sélectionné de levures.
Les alambics sont eux aussi traditionnels. Ils pourraient bouillir au-dessus d’un feu nu, mais cela ne serait pas à l’image de l’esprit écologique de la distillerie. Les frères s’orientent de plus en plus vers des solutions innovantes, des systèmes capables de reproduire les effets d’une flamme nue : une chaleur intense et discontinue qui, comme l’expérience le prouve, contribue indéniablement à la structuration du whisky.
Tout ceci s’inscrit dans le volet « traditionnel » du projet, car oui, il y a un deuxième volet. Un peu comme dans le modèle de Port Ellen. L’installation d’une deuxième distillerie prévoit une micro-structure expérimentale, équipée d’un petit alambic hybride adaptable à la production de différentes eaux-de-vie. Conçu en principe pour le gin, cet alambic peut être converti pour produire du rhum, un distillat plus lié à sa matière première et ses fermentations.
Produire un rhum sans mélasse sur l’île d’Islay semble être une mission impossible, mais Luca Gargano a rapidement trouvé une solution, probablement la seule possible : des cargaisons réfrigérées de sirop de canne à sucre à haute concentration, qui relieraient inexorablement Islay aux Caraïbes.
Un rêve des frères Singh et de Luca. Une idée qui suscite de l’enthousiasme parmi les passionnés et qui pourrait se réaliser d’ici 18 à 24 mois.
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