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Après des décennies d’entraves imposées par le pouvoir royal, la production de rhum dans la colonie française de Saint-Domingue, Haïti aujourd’hui, est soudainement encouragée. Il devient alors impératif d’améliorer la qualité, devant les perspectives du marché nord-américain.

Des parts de marché sont à prendre ! Tel pourrait être résumé l’objectif de l’administration coloniale à propos de l’alcool de canne produit dans la colonie française de Saint-Domingue, objectif clairement explicité en 1786, soit trois ans après l’indépendance des États-Unis à laquelle la France a puissamment contribué. Des moyens sont alors mobilisés et des facilités accordées, pour une course à rattraper le temps perdu. Car il y a eu beaucoup de temps perdu. En effet, dans les colonies françaises, à commencer par le mastodonte qu’est Saint-Domingue, premier producteur mondial de sucre et de café en cette fin de XVIIIe siècle, l’alcool de canne revient de loin. Versailles en a découragé la production depuis 1713, une décision royale interdisant alors la fabrication et le transport (donc l’importation) dans le royaume d’eaux-de-vie autres qu’à base de vin. Il s’agit d’éviter la concurrence ! L’intrus d’au-delà des mers doit rester cantonné à la seule consommation coloniale.

« Guildive » ou « tafia »

Résultat : qu’on l’appelle « guildive » (de l’anglais « kill devil », tue-diable) ou « tafia », l’alcool de canne est distillé sans trop de soin et destiné essentiellement aux locaux, surtout gens de peu et esclaves, tandis que l’élite de la société coloniale achète à prix fort des eaux-de-vie importées de France. Telle est du moins la situation générale, car en y regardant de plus près, quelques esprits pionniers recherchent quand même à améliorer ce « tafia ». D’autant que le contexte va les y pousser, au fur et à mesure qu’avance le XVIIIe siècle.

En effet, la consommation d’eaux-de-vie des colons anglais d’Amérique est insatiable, et les Antilles anglaises (Jamaïque, Barbade…) ne suffisent pas à la satisfaire. Si bien que les « Américains » ont recours à des mélasses importées d’ailleurs, des colonies françaises notamment, qu’ils distillent à New York ou Boston, voire achètent du « tafia » français quand ils le trouvent à leur goût. Problème : ce n’est qu’en 1777 que la France autorise la vente de mélasses et « tafias » aux étrangers donc, auparavant, il s’agit de contrebande. Quant aux douanes anglaises, elles imposent de lourdes taxes d’importation que les colons « américains » tentent d’esquiver par, là encore, la contrebande. Dans tous les cas de figure, on ruse longtemps, jusqu’aux débuts de la guerre d’indépendance des futurs États-Unis. L’avenir se dessine là, cependant : quand les Français arrivent à distiller, comme les Anglo-Saxons le font, un alcool de qualité supérieure appelé « rum » (graphie anglaise, reprise telle quelle à l’époque), ces colons « américains » le leur achètent, mais c’est encore rare… Et c’est bien tout l’enjeu.

Empyreumatique et érugineux…

On a trace de quelques aventuriers dans les années 1760-70, un distillateur anonyme des Cayes, sud de Saint-Domingue, qui avait appris à la Barbade, d’autres au Haut-du-Cap, au nord, ou encore un certain Michel Soleirol (un Provençal ?), qui se targue d’une expérience de trente ans aux Antilles, en Jamaïque notamment, où il y publie en 1777, en anglais, un Essai sur les rumeries. Parallèlement, les Affiches Américaines, journal de Saint-Domingue contrôlé par les autorités comme c’est alors l’usage, confirment cet intérêt croissant pour la recherche qualitative ainsi que l’existence d’un public de connaisseurs qui a abandonné les a priori pour considérer le rhum comme une eau-de-vie digne d’estime. On apprend ainsi la vente de « rum » chez un négociant du Port-au-Prince (n°28, du 13 juillet 1782), ou encore celle de la « rumerie » Tully-Menoire à Maribaroux, au nord-est (n°41, 9 octobre 1784). Mais c’est en 1786 qu’un grand coup va résonner, en trois temps.

Le premier (supplément du Port-au-Prince n°3, 21 janvier 1786) est un mémoire « qui nous a été remis par MM. les Administrateurs [de la colonie] ». Constatant le manque à gagner à vendre des mélasses au lieu de rhum de qualité, ce mémoire pousse les colons français à changer les méthodes de production, car « nous nous bornons à faire quelques mauvais tafias dont le goût empyreumatique [brûlé] et érugineux [rouillé] répugne au consommateur un peu délicat ». Comment faire ? En appliquant la méthode anglaise : « Ce sont des gros sirops de sucre [non cristallisables] et des écumes [issus du bouillon lors de la fabrication du sucre] mêlées avec certaines quantités d’eau et de vidanges [résidu après distillation précédente] qu’on fait fermenter dans des tonneaux pendant 8 ou 10 jours, c’est-à-dire jusqu’à ce que la fermentation, qui doit être vineuse, ne soit presque plus perceptible. Alors, on met cette composition, appelée vulgairement grappe, dans un alambic, et on la distille de la même manière qu’on fait de l’eau-de-vie en France. La première liqueur qui passe dans l’alambic est le « tafia » chez les Français et le « rum » chez les Anglais ; ensuite vient la petite eau, qui est un « tafia » ou « rum » très faible. Les colons français la mêlent avec leur « tafia », quoi qu’elle ait un goût et une odeur très désagréables. Mais les Anglais la mettent à part pour la rectifier par l’alambic, ce qui leur donne un « rum » très spiritueux [riche en alcool], qu’ils nomment esprit, et qui sert à donner une grande force à leur rum ordinaire. Par ce moyen, ils le rendent propre à parvenir dans toutes les contrées de la terre, sans être affaibli par le trajet. Un peu plus ou un peu moins de cet esprit compense toutes les distances ». L’article indique aux colons hésitants que « l’Administration a fait venir dans cette colonie un Américain, fabricant de rum, qui est actuellement employé sur la guildiverie de la sucrerie de M. Roberjot-Lartigue, au Cul-de-Sac [plaine derrière le Port-au-Prince] ; il se nomme Jacques [ou plutôt John] Clarke. Il parle l’anglais et le français et donnera à tous ceux qui s’adresseront à lui les éclaircissements qu’ils désireront ».

Esprit de rum

Moins d’un mois plus tard est publié un long article (n°5, 7 et 8 des 4, 18 et 25 février 1786), lui aussi non signé, s’inspirant de la traduction d’extraits de l’Essai sur les rumeries de Soleirol. Par ailleurs, est indiqué en note que « M. le maréchal de Castries [ministre de la Marine et des Colonies] a engagé les négociants des principales places de commerce en France, à envoyer dans cette colonie les ustensiles propres à la distillation du rum, d’une forme plus avantageuse et mieux entendue que ceux qui ont été apportés jusqu’ici », autre témoignage du soudain souci de l’État royal quant à la question. L’arrivée d’un autre démonstrateur, venu de Jamaïque, est aussi annoncée. Il s’agit donc d’encourager les distillateurs mais rien n’est dit quant à l’épineuse question du protectionnisme persistant en métropole.

Le troisième article, lui aussi anonyme, est publié dans les numéros 53, 55, 56 et 57 (des 7, 14, 16 et 21 décembre 1786). Il reprend les mêmes thèmes et dans les mêmes termes que l’article publié en début d’année (dans le n°3), le complétant en donnant toutes les façons de composer la « grappe ». Il indique aussi la possibilité d’y ajouter du jus de canne, préalablement cuit ou réduit jusqu’à la consistance d’un sirop léger avec, en conclusion : « le rum qu’on en distille est très bon et on le nomme à la Barbade, où il s’en fabrique beaucoup, esprit de rum ». Le sieur Soleirol évoquait déjà la question (sans trop y croire…). Faut-il y voir les prémices du rhum agricole d’aujourd’hui ? L’époque est, en tout cas, aux essais de divers liquides fermentescibles.

Derrière ces articles anonymes, peut-on retrouver des noms ? Au moins celui du sieur Ducoeurjoly, dont le Manuel des habitants de Saint-Domingue (de 1802) reprend mot pour mot le Mémoire […] sur les avantages […] à faire du rhum au lieu de tafia anonyme de 1786 et reproduit par les Affiches Américaines. Publication antérieure du même auteur ? Comment ce texte est-il parvenu aux administrateurs, qui en ont ordonné la parution ? Et par quel canal l’Essai de Michel Soleirol a-t-il été connu ? Comment a été recruté ce John Clarke, comment s’est-il retrouvé sur une sucrerie dont le propriétaire est ami du gouverneur La Luzerne (en fonction d’avril 1786 à novembre 1787) ? Questions ouvertes, car on ne fait qu’entrevoir les personnes influentes dans ce domaine.

Reste que ce “coup de starter”, longtemps ignoré, est l’illustration qu’il y avait un potentiel et qu’un élan qualitatif a été impulsé à Saint-Domingue, avant d’être chamboulé par la Révolution. L’histoire du rhum en Haïti mérite donc d’être revisitée.

Par Jean-Louis Donnadieu

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