Plus de deux années d’épidémie n’ont pas entamé la folle croissance du whisky français, ni éteint la créativité des producteurs ou la curiosité des amateurs. Mais néanmoins, les cartes se redistribuent, avec de nouveaux acteurs et surtout l’arrivée en force du Cognaçais, une région qui rassemble la plus forte concentration d’alambics dans l’Hexagone et peut très vite emballer le marché. Christine Lambert trace un bilan d’étape : le voici.
On guettait le tsunami depuis quelques années, mais on peut désormais juger sur pièces : les distilleries de Cognac ont pris en peloton le virage du whisky, et les embouteillages commencent à pleuvoir. Après Brunet (qui alimente notamment le whisky américain Brenne), Bercloux ou Alfred Giraud/SVE/Saint-Palais, l’amateur de whisky français a vu surgir ces derniers temps Coperies chez Merlet, Hériose chez Boinaud, Arlett chez Tessendier, Palisson chez Vinet-Delpech/Les Brûleries modernes, Fontagard chez… Fontagard… Encore ne s’agit-il là que du sommet de l’iceberg, la deuxième vague s’agitant en profondeur.
Whisky Alfred Giraud
La Charente s’est imposée en un claquement de cuivre comme la place forte du whisky français. En faisant taire les Cassandre qui y voyaient un réservoir de vrac moyennement qualitatif, car les premières cuvées sont dans l’ensemble réjouissantes. Si le consommateur dit amen, n’ayons pas l’ombre d’un doute, cette machine de guerre avalera le marché avec ses moyens financiers presque no limit, ses alambics (la plus forte concentration en France) qui ne tournent que six mois par an pour produire du cognac, et ses réseaux bien implantés à l’export. Bref, c’est ici que se joue l’envol définitif de la french touch.
Distillerie Tessendier
Après la vague historique des distilleries d’eaux-de-vie de fruits en reconversion, puis la salve des brasseries, et à côté des eaux-de-vie de vin charentaises, c’est le monde du vin tout court qui louche à son tour sur le whisky. Moutard, en Champagne, fut le premier à oser, et le voici à présent bien escorté. Le Domaine Mabillot (Val de Loire), qui cultive son orge non loin des vignes, a sorti deux single malts, Artry et Les Dordans, pour tenir compagnie à ses reuilly. Au Pays basque, Brana, grand producteur d’irouleguy (dont les amateurs de fines gnôles connaissent la fabuleuse poire), vient de présenter Laminak. La famille Thienpont, qui possède plusieurs domaines dont les prestigieux Château Pavie Macquin et Beauséjour-Duffau-Lagarrosse à Saint-Émilion, a acquis une participation majoritaire dans Maison Lineti, la future distillerie qui se construit en marge du village médiéval.
Un autre business model se dessine avec les affineurs. On ne présente plus le pionnier, Aymeric Roborel de Climens, qui élève des distillats alsaciens (Hepp) dans des fûts de domaines viticoles soigneusement sélectionnés, et vient de créer une deuxième marque, Abarsac, plus abordable. Le Domaine de Laujac, grand nom du Médoc, a lancé sur le marché dans la plus totale discrétion quatre cuvées (distillées par Hepp également) et affinées dans les fûts du château sous le nom de Nelcius. Et Borie-Manoux, grande maison de négoce qui possède plusieurs châteaux bordelais, a sorti la marque de single malt 102 Lions avec un distillat cognaçais. Du raisin au grain, l’histoire se répète puisque, au début des années 1960, l’œnologue négociant en vin Bernard Magrez, qui n’avait pas encore réuni une quarantaine de vignobles autour de son nom, créa la marque best-seller William Peel.
Le Domaine des Hautes-Glaces, Rozelieures ou, plus confidentiels, La Piautre ou le Domaine de Bourjac, proposent déjà des single malts élaborés “du champ au verre”, maltage compris. Sans intégrer cette délicate opération, mais en s’entourant parfois de garanties de traçabilité de leur grain, un nombre croissant de céréaliers ont entrepris de diversifier leur activité en distillant leur matière première, quitte à compléter à l’occasion avec des fermes locales : Hautefeuille en Picardie, Soligny en Champagne, Northmaen en Normandie, Mabillot en Val de Loire, Castan en Occitanie…
Avec 2 millions d’alcool pur produits et 1,1 million de bouteilles vendues en 2020, le whisky français s’est installé dans le paysage, porté par une croissance constante qui suscite bien des vocations (voir point suivant). À titre de comparaison, deux fois moins de flacons nippons s’écoulent à l’année sur notre territoire – un problème d’offre, et en aucun cas de demande ! Bel exploit, mais une goutte d’eau comparée aux quelque 175 millions de quilles de scotch (dont au bas mot un dixième de malts si l’on veut comparer ce qui est comparable) absorbées dans la même période. Le marché français est colossal, nul n’en doute, mais il faudra le disputer gorgée par gorgée aux Écossais !
Whisky Arlett
À l’heure où s’écrivent ces lignes, 100 distilleries produisent du whisky en France – 20 de plus qu’il y a deux ans, dans une période pourtant fortement chahutée par l’épidémie de covid. Au moment où vous vous jetterez avec délectation sur ce numéro de Whisky Magazine & Fine Spirits, le chiffre aura sans nul doute encore augmenté. Pour mémoire, le pays comptait 7 distilleries de whisky en 2000 (avec seulement 2 marques commercialisées, Armorik et Eddu) et 20 en 2010. Oui, Oui, vous avez bien compté : 80 nouveaux acteurs dotés d’alambics ont déboulé en seulement douze ans – sans compter les marques, le négoce, les affineurs.
Avant de céder au vertige devant les chiffres, remettons-les en perspective : l’écrasante majorité de ces distilleries sont de minuscules structures qui produisent moins de 30 000 litres d’alcool pur (LPA) par an. Certaines, telles Dreum (Nord), la Distillerie du Drac (Isère), Kentañ ou Moby Dick (Bretagne) remplissent une petite poignée de fûts à l’année. Aujourd’hui, à peine une dizaine de producteurs français s’approche ou dépasse les 100 000 LPA – un epsilon comparé à l’Écosse, où cracher moins d’un million de LPA vous classe parmi les distilleries “artisanales”.
Or, pour espérer avaler les parts de marché, il faut pouvoir constituer des stocks importants. Certaines maisons commencent à en tirer les conclusions : le Domaine des Hautes-Glaces a doublé de taille récemment, Castan a plus que triplé sa capacité, de même que Bows qui vient de quitter Montauban pour construire une nouvelle distillerie à Carcassonne. Mais l’investissement est lourd. Les distilleries cognaçaises, dont le matériel est abondant et amorti, partent avec un avantage.
Distillerie Domaine des Hautes Glaces
Que le chemin vers une indication géographique (IG) “whisky français” est long ! En l’état actuel des choses, aucune définition n’encadre le whisky de France : une marque peut en toute légalité étiqueter des jus importés, en estampillant un joli drapeau bleu-blanc-rouge sur la bouteille – c’est pour un cadeau, je vous l’emballe ? Et certaines ne s’en privent d’ailleurs pas. La Fédération du Whisky de France a fini par accoucher d’un cahier des charges qui a minima exigerait que le produit soit brassé, fermenté, distillé et vieilli dans notre beau pays. Mais l’INAO devra ensuite instruire le dossier, nommer une commission d’enquête à même d’échanger avec les producteurs et d’évaluer la pertinence de leurs arguments. Enfin, il restera à soumettre le projet à une procédure nationale d’opposition où tout un chacun pourra le contester. Les insiders s’attendent au moins à ce que l’INAO ajoute l’obligation de recourir à des céréales françaises pour justifier une quelconque spécificité – l’IG du scotch whisky n’a pas cette exigence. Patience, le processus devrait encore prendre quelques années.
Signe que le whisky français gagne en maturité, les pionniers sortent leurs premiers comptes d’âge de poids. Après son 10 ans, Armorik ajoute à sa gamme permanente un 15 ans fort réussi qui fera l’objet d’un batch annuel lui aussi (1 500 bouteilles). Eddu vient de présenter Graal, une édition limitée (environ 300 bouteilles) de 21 ans, élaborée à base de sarrasin non malté. Rappelons que l’an dernier le Domaine des Hautes-Glaces fêtait son premier 10 ans, XO°, pendant que Michard nous lâchait un single cask de 15 ans. Et que la distillerie alsacienne Bertrand embouteille chaque année depuis 2013 un single cask de 10 ans. Allez les vieux !
Eddu Graal de 21 ans
La French touch mise sur le collaboratif ces derniers temps, initiative bienvenue en ces temps de chacun pour soi. En 2021, Bows, Castan et Twelve se sont alliées pour sortir un embouteillage Whisky Tour Occitanie, assemblage (superbe) de fûts des trois distilleries. Cette année, le Normand Le Breuil et le Charentais Boinaud unissent leurs forces pour un Duo de Malts (curieusement sous étiquette Le Breuil), tandis que Roborel de Climens et Maison Mounicq (vodka Nodé, gin Avem) se sont alliés pour créer la collection de whiskies L’Assemblage. Alors que Moutard a pris l’habitude de signaler sur ses bouteilles les brasseries qui lui livrent leur wash, Armorik prend le chemin inverse et prêtera son nom à une bière Sainte-Cru vieillie en fûts de la distillerie bretonne. Des opérations de cross marketing malin qui ravissent les geeks.
Distillerie Armorik à Lannion (22)
Le whisky français s’est construit sur une niche très premium difficilement tenable à long terme, mais on voit sans doute apparaître le commencement du début des prémisses d’un marché mainstream, capable de “faire du volume”. Un marché de marques, et pas de distilleries. Et à cet égard, Lefort, lancé au printemps par Les Bienheureux (Bellevoye), pourrait jouer les game changers, avec son positionnement malin : bouteille facilement identifiable, étiquette sans chichi et bien pensée, jus de qualité, prix ras du plancher, vendu en grandes surfaces.
Sur le modèle écossais, les distilleries de whisky françaises sont de plus en plus nombreuses à intégrer dans leur projet l’accueil des visiteurs. Warenghem, en Bretagne, a profité d’un lifting pour refaire complètement son centre d’accueil, multipliant par quatre les revenus de la boutique. La distillerie en a profité pour développer sa “skol whiski” (whisky school, mais en breton) qui propose des ateliers assemblages très courus. La Mine d’or, inaugurée fin juin à Ploërmel, aux portes de la forêt de Brocéliande, a même ouvert un magnifique espace aux séminaires. Castan et Bows ont également élargi les murs pour développer l’expérience touristique. Un mouvement qui n’a rien d’anecdotique puisque les visites et la boutique peuvent peser environ 15 % du chiffre d’affaires d’une distillerie… et que 2 millions de Français s’adonnent chaque année au spiritourisme.
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