Quand le téléphone décroche et qu’à l’autre bout du fil, la voix de Grégory Vernant se dessine, je sais que j’ai gagné ma journée. Non pas que l’homme soit difficile à joindre, il reste un personnage rare dont la parole est forcément précieuse. La distillerie Neisson, qu'il dirige depuis 2011, fêtera ses 90 ans cette année. Une excuse pour passer un coup de fil à Grégory Vernant. Amoureux de son île autant que des voyages, de l’échange et du métissage, Grégory déclare ici sa flamme à son terroir, toujours prêt à le défendre. Entretien !
Photo X Eric Leroy
WHISKYMAG.FR : Cette année, la distillerie Neisson fêtera ses 90 ans, quels sentiments éprouves-tu ?
GREGORY VERNANT : Beaucoup de chance d’être là, il y avait 150 distilleries il y a 90 ans et on n’est plus que 7 aujourd’hui dans l’AOC. On a fait face à plusieurs défis majeurs récemment : le réchauffement climatique, la géopolitique, la rareté des ressources… tu sais, on est avant tout des agriculteurs, le rhum est le fruit de la culture de la canne. Et puis on est en bout de ligne ici, sur un territoire éloigné ; et toute la logistique a été bouleversée ces dernières années.
WMAG.FR : Justement, quelle est ta plus grande fierté à l’approche de cet évènement ?
GV : Notre indépendance, c’est notre plus grande force. C’est une ressource inestimable, tout comme notre identité. Il faut savoir que chez Neisson, 100% de notre personnel a été formé en Martinique. Nos ingénieurs ont été formés jusqu’au bac en Martinique, cela fait partie intégrante de l’identité de la distillerie.
WMAG.FR : Tu te sens porte-drapeau de l’AOC rhum Martinique ?
GV : Non, la question n’est pas là. Tout ce qui m’agace c’est de voir arriver de nouveaux acteurs sur l’île et souvent le discours consiste pour eux à vouloir révolutionner le monde du rhum. Ils apportent avec eux une vision biaisée du rhum des Antilles.
Je reprends souvent cette anecdote, mais on n’a jamais vu une distillerie de Guadeloupe ou de Martinique débouler en métropole pour apprendre aux cognaçais à faire du cognac, aux normands du calvados, et ainsi de suite…
Aujourd’hui un petit groupe te dira que l’AOC fige les choses. C’est faux. En 1987, on a créé notre appellation en nous inspirant des cognacs. Elle nous a permis de faire un vrai pas en avant sur l’origine de nos terroirs, la variété des sols, des cannes, une quête passionnante. Aujourd’hui beaucoup d’investisseurs débarquent sur l’île avec des objectifs de rentabilité. Sur le long terme ça ne fonctionne pas comme ça. Je défends l’AOC et oui, je défends mon terroir.
WMAG.FR : Il y a quelques années encore, Neisson a été l'une des premières distilleries à prendre le virage du bio. Par la suite, tu as travaillé la notion de terroir bien avant nombre de distilleries. Qu'est-ce que cela t'inspire ?
Moi je trouve ça pas mal au niveau de la matière première. Il faut bien comprendre que pour beaucoup de marques qui se positionnent sur le créneau bio c’est de l’achat de stock, pas des producteurs de canne. C’est important à souligner. Ça va peut-être étonner, mais je ne suis pas non plus un extrémiste du bio, il y a un juste milieu à avoir. Simplement aujourd’hui les produits qui sont utilisés pour la culture de la canne, à 90% je ne les utilise pas et je ne souhaite pas les utiliser.
"...on n’a jamais vu une distillerie de Guadeloupe ou de Martinique débouler en métropole pour apprendre aux cognaçais à faire du cognac, aux normands du calvados, et ainsi de suite…"
Photo X Eric Leroy
Mais tu sais, aujourd’hui on est dans une société où il faut parler. Par exemple, les bruts de colonne chez Neisson, on l’a sorti il y a 20 ans. On l’a appelé l’Esprit pas au hasard. L’Esprit parce qu’on le donnait aux gens pour leur procurer de la force. Ce dont je suis fier c’est que l’on a ouvert une porte, idem avec les vieillissements. Ce que je trouve génial aussi c’est l’échange que cela crée. Je parle avec Mount Gay à la Barbade, les Longueteau en Guadeloupe.
C’est en 2014, avec Emmanuel Bourguignon, qu’on a vraiment pris conscience de notre terroir, de ses différences d’une parcelle à une autre. A partir de là on a pu analyser les différents ADN de nos cannes et de nos parcelles pour tirer de la biomasse et des souches de levures différentes, puis on s’est penché sur les fermentations.
Il faut rester à l’écoute de l’autre. Voyager, s’ouvrir aux gens pour comprendre et rester curieux, c’est une vraie force qui nous aura permis d’avancer et de comprendre.
Photo X Eric Leroy
WMAG.FR : C’était quoi ton influence à l’époque ?
GV : Ce sont les vins pour les terroirs, beaucoup l’assemblage aussi. Et puis le cognac bien sûr. On voit bien l’avance qu’ils ont. Regarde dans le rhum quand tu affiches un XO on est souvent critiqué pour notre manque de transparence, il faut être capable de mettre au litre près l’âge des jus. Alors que chez les cognaçais, quand ils affichent un XO c’est 10 ans minimum, point barre.
WMAG.FR : Avec le Covid, comment t’as vécu cette période ?
GV : On vivait dans un film tous les jours. D’abord parce que la Martinique a un vrai problème face au Covid. Les couvre-feux étaient longs, les centres commerciaux, les restaurants étaient fermés, les croisiéristes ont tout annulé.
On s’en est malgré tout très bien sorti, on a sauvé la récolte. 2021 a été une année record en termes de production avec 405 000 litres d’alcool produit. C’est aussi le résultat de nos investissements ces dernières années, les moulins par exemple. Notre outil est moderne, performant et nous permet aussi de passer ces obstacles.
WMAG.FR : Et commercialement ?
GV : Quand tu passes de 650 000 touristes de croisières en moins et 400 000 touristes sur l’île en moins, c'est compliqué. Pas évident non plus à la distillerie, les visites ont chuté de 60 000 à 8 000 touristes. L’export compensait et il a fallu ouvrir les vannes sur certains canaux.
WMAG.FR : Tu nous parles du programme des festivités dans les prochains mois ?
GV : D’abord une belle récolte, et puis bien sûr un bel anniversaire. On va prendre le temps d’organiser une grande fête avec nos clients et nos partenaires en décembre prochain. Autre évènement important pour moi cette année, la Neisson Expérience. C’est notre nouveau centre de visite sur lequel nous travaillons depuis plusieurs mois. Nous serons désormais en mesure d’accueillir les visiteurs, dans des conditions vraiment sympas.
WMAG.FR : Et côté produits ?
GV : Tout au long de l’année à venir, la distillerie sortira quelques jolies références. C’est le résultat de la pandémie, on a longtemps gardé tout ça en stock. Et puis il y aura la sortie d’un kit ti-punch C’est vraiment l’identité de l’île ça, le ti-punch, j’y suis vraiment attaché. On aura l’occasion de présenter tout cela en septembre à Paris.
Le rendez-vous est pris !
Photos : Eric Leroy (Un ouvrage dédié à la distillerie Neisson sortira en décembre 2022 chez Gondwana Editions)
Texte : Nicolas LE BRUN
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