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Alors que l’industrie du bourbon ne s’est jamais portée aussi bien, on oublie parfois qu’elle a failli passer de vie à trépas en raison de la prohibition qui a frappé l’Amérique au siècle dernier. Et si, finalement, le bourbon en avait profité. Les explications de Dave Wadell.

Le bourbon jouit actuellement du privilège étourdissant d’être le spiritueux brun préféré des consommateurs au niveau mondial. L’idée qu’il a failli disparaître à tout jamais sous les coups de la prohibition aux États-Unis semble aussi irréelle qu’un mauvais rêve. En effet, c’est aujourd’hui une industrie dont le chiffre d’affaires, pour les seules exportations, excède le milliard de dollars. Le nombre de barrels vieillissant dans les chais du Kentucky, source de la quasi-totalité des bourbons consommés dans le monde, est supérieur à celui de sa population. Sans parler des centaines de distilleries en activité à l’heure actuelle aux États-Unis. Déjà lointaine et manifestement définitivement reléguée aux livres d’histoire, la prohibition n’a été qu’un accroc dans la progression de toute évidence régulière des relations de l’Amérique et du whiskey au cours des trois cent cinquante dernières années.

Certes, rien n’est toujours nettement tranché. Entré en vigueur le 17 janvier 1920, le National Prohibition Act (ou Volstead Act) met en application le XVIIIe amendement de la constitution américaine qui interdit la production et la vente de boissons alcoolisées. Popularisée dans les manuels d’histoire par les images d’une Amérique s’enivrant de mauvais spiritueux et de vin fait maison, de la naissance du crime organisé, de contrebandiers financés par le Canada et l’Écosse traversant des frontières poreuses, et par l’augmentation apparemment contre-intuitive de la consommation de spiritueux par habitant, la législation de la prohibition a réellement mis un terme à une industrie de production d’alcool distillé qui, en 1919, avait rapporté 365 millions de dollars d’impôts et taxes.

Trois mille distilleries en danger

Dans les faits, les quelque trois mille distilleries en activité depuis le tournant du siècle ont été dans leur immense majorité contraintes de mettre définitivement la clef sous la porte. Excepté les rares établissements suffisamment riches ou chanceux pour tirer leur épingle du jeu, qui détenaient une licence de production d’alcools approuvés par le gouvernement ou envisageaient déjà l’étape suivante. La prohibition s’est également soldée par la quasi-extinction de toute une génération de distillateurs talentueux et par la concentration d’au moins les trois quarts des distilleries et marques subsistantes dans les mains de quatre conglomérats (National Distillers, Schenley, Hiram Walker et Seagram). Toutes firmes qui disposaient diversement de stocks anciens mais très restreints. Retrouvant la liberté de développer de nouvelles gammes de produits au cours des années qui suivirent la crise de 1929, l’industrie du whiskey américain s’était à peine remise sur pieds qu’éclatait la Seconde Guerre mondiale. Elle est alors réquisitionnée en bloc pour participer à l’effort de guerre. Par la suite, et ce jusqu’à la fin du siècle, tout signe de croissance sera pour l’essentiel mesuré qualitativement par comparaison aux whiskies écossais, qui occupaient la première place sur les étagères, et canadiens, considérés comme légers et adaptables.

En un mot, la prohibition adéquatement soutenue par la crise économique et la guerre a ouvert la voie au XXe siècle à l’american straight whiskey. L’histoire est déjà bien connue et a été souvent racontée. Aussi, serai-je bref. Ce n’est pas tant que le bourbon n’ait pas retrouvé le chemin des bars ou des caves des particuliers aux États-Unis après guerre. Car il l’avait retrouvé, surtout entre 1945 et les années 1960, époque où il connaît une forte croissance qui bénéficie du véritable effet d’aubaine du dollar en temps de paix. C’est que, pendant la prohibition et après, avec des quantités disponibles extrêmement limitées de bourbon à l’ancienne vieilli dans les règles de l’art, les habitudes et les goûts de toute une génération d’Américains amateurs de whiskey avaient changé. Le scotch faisait la loi, les stocks de whisky canadiens bien élevés alimentaient la renaissance du cocktail et le bourbon, selon les mots de Chuck Cowdery, auteur spécialisé dans le whiskey, était perçu comme une boisson de prolétaire. Ce n’est pas qu’il était mauvais. Bien au contraire, comme pourrait le confirmer tout amateur de bourbon ancien, il était souvent bon, voire très bon, et quelques fois hors du commun. Stitzel-Weller traçait son sillon légendaire depuis 1935. Plusieurs whiskies merveilleux étaient issus de National Distillers et de Schenley. Nombre de distillateurs ayant, à l’instar des Beam, des racines plongeant très loin dans le passé, leurs whiskeys abondaient en caractéristiques d’avant la prohibition. Mais à une ou deux exceptions notables près, le whiskey ne bénéficiait pas du marketing d’un produit de bonne qualité ou remarquable, ni n’était vendu convenablement. Au contraire, surtout à partir des années 1960, comme l’explique Mark Brown, P.-D.G. de Sazerac, ce qui comptait, pour les Quatre Grands, c’était de changer de catégorie : « Vendez-le comme une voiture, Ford, GM ou Chrysler. Vendez-le bon marché, en tête de gondole, pour augmenter le volume des ventes. » Pour aboutir en fin de compte à la fois à une panique stratégique s’agissant du type de whisky et à une castration sommaire du caractère du bourbon lui-même, comme l’indique Mark Brown pour qui la standardisation de la production dans les années 1960 et ses gains en termes de rendement, attestée par le passage d’un savoir-faire à l’ancienne à celui de procédés de chimistes et d’ingénieurs, ont été à l’origine d’un style « techniquement satisfaisant, mais homogène, identique pour tous et complètement dépourvu de personnalité, de caractère et de charme ».

Obsédés par l’image prestigieuse des blends écossais haut de gamme, par les méthodes de production des Écossais et des Canadiens dans leurs pays, et affaiblis par le fait que leurs capitaux comportaient d’importantes participations écossaises et canadiennes, les grands producteurs américains ne montraient guère d’intérêt à mettre en avant le bourbon en tant que breuvage différent, audacieux, aux caractéristiques bien spécifiques, préférant mettre au point leurs propres versions maison des spiritueux importés, expérimentant tout d’abord les blends puis, plus tard, un light whiskey élaboré sur la base de distillats au titre alcoométrique plus élevé et vieillis en fûts usagés. En 1971, réussite financière à court terme, les blends américains se sont ainsi adjugé près de 18 % de l’ensemble du marché américain des spiritueux.

Avec pour conséquence que de 1971 à 1981, le chiffre d’affaires du bourbon accuse une baisse de 33 %, tandis que celui du whisky écossais progresse de 9 % et que le whisky canadien remporte le gros lot, avec une croissance de son chiffre d’affaires de près de 49 %. Tout cela alors que s’effondrent les ventes de whisky sur le marché mondial et dans son marché le plus important.

Le bourbon au purgatoire

Je vous fais grâce du reste de l’histoire. Le bourbon entrait au purgatoire : la catégorie amorçait une chute libre qui allait durer une génération. L’industrie, pour reprendre l’expression de Chris Morris, maître distillateur de Woodford Reserve, fonctionnait « sur pilote automatique », le lac de bourbon (entreposé en chais sous douane) enflant au fur et à mesure jusqu’à devenir une véritable mer de whiskey invendable.

Les jeunes Américains, tout à tour attirés ou rebutés par le culot trompeur de spiritueux bruns apparemment démodés mais régulièrement légers, avaient adopté le nouveau style authentiquement léger, celui qu’incarnaient le gin et le rhum blanc, la tequila et la vodka.

Les conglomérats amorcent alors leur rationalisation. Des aspects de la production sont abandonnés, d’autres intensifiés. Certaines activités sont réparties sur de nombreux sites. Une tripotée de distilleries de famille mord la poussière. De vieilles recettes sont abandonnées, oubliées, perdues. Une guerre des prix menée sur les rayonnages inférieurs et le bas de gamme rabote d’autant plus les profits et la confiance. Pour résumer, on assiste à un bain de sang organisé, qualifié par Kathryn Rudie Harrigan dans son analyse de l’industrie (telle qu’elle se présentait depuis la prohibition) publiée en 1983, de « fin de partie ».

En 1994, le bourbon est à genoux : une remarquable tradition américaine de production de whisky se réduit désormais à une dizaine de grandes distilleries, à une poignée de microdistilleries et à une réputation qui ne valait plus grand-chose.

Mais en jeter le blâme exclusivement sur la prohibition, ce serait idéaliser ce qui s’est passé auparavant et excuser ce qui aura lieu ensuite. Historiquement, l’Amérique protestante a toujours eu une attitude quelque peu ambivalente vis-à-vis des spiritueux. Bien que largement responsables de son introduction, nombre de ses confessions avaient érigé en vertu une consommation limitée. Antérieurement à la guerre de Sécession, l’Amérique avait typiquement prohibé la vente d’alcool aux personnes privées du droit de vote, d’autonomie ou réduites en esclavage. Après la fin du conflit, l’influence grandissante des nombreuses organisations antialcooliques et de leurs alliés en quête de rentes de situation était telle que vingt États étaient déjà devenus secs en 1915, soit cinq ans avant la promulgation de la prohibition.

À cet égard, les initiatives prises par la suite et tenant compte des conditions de l’abrogation de la prohibition se sont révélées pour l’essentiel nécessaires, plus particulièrement la décision de l’industrie de s’autoréguler, de même que la réglementation adoptée par le Distilled Spirits Institute nouvellement fondé, qui précisait que le bourbon embouteillé, non enfûté, était désormais le seul à avoir cours légal sur le marché libre. Une véritable nouvelle donne.

Quant au bourbon, perdant le fil durant la seconde moitié du XXe siècle face à l’insolente réussite de la renaissance du straight whiskey américain, il vaudra la peine de s’interroger de quelle manière un retour aux fondamentaux inspiré de celui effectué par toute une industrie dans les années 1970, mettant l’accent sur la qualité, la complexité, la différence et le concept de haut de gamme, aurait pu changer le cours des trente prochaines années.

Certes, mais que nous acceptions que la prohibition était depuis longtemps prévisible, ou que nous n’ignorons pas qu’un bourbon mis en bouteille vers 1900 n’est pas nécessairement un bon whiskey, ni, qui plus est, remarquable, ou que nous estimions que les années 1960-1970 sont une période où l’industrie s’est montrée résolument suicidaire, nous n’en continuons pas moins à rêver.

Aucun des grands producteurs ne semble avoir convenablement évalué la qualité du whiskey sommeillant dans leurs chais, ni celle du maître distillateur dans leur masse salariale. Pour cela, il faudra attendre l’épanouissement de politiques particulières mises en œuvre par Makers Mark, les réussites inattendues, à l’étranger, des expressions single barrel de Four Roses et Blanton’s, la renaissance, due pour l’essentiel au distillateur, du bourbon ample, gras et charnu, tels que l’avaient laissé supposer le retour à une approche plus audacieuse des aléas de la production, la croissance exponentielle des distilleries artisanales et la promotion du concept de production différentielle, à base de plus forte teneur en alcool à l’embouteillage, de titres alcoométriques différents pour une même expression annuelle, et de nombre d’embouteillages single barrel et small batch.

Pour terminer, donc, des éloges. Complétés par une petite mise en garde. L’attente est terminée, et elle l’est depuis au moins six ans. Le bourbon est de retour, et avec lui toute la production américaine de straight whiskey. Pour la première fois depuis la prohibition, ses ventes dépassent en 2010 celles des whiskies canadiens.

Et pourtant, lecteur circonspect, cet avertissement : il n’en est pas moins vrai, et quelque peu étrange, qu’aux États-Unis, en 2016, le Kansas, le Tennessee et le Mississippi sont encore secs par défaut, qu’un tiers des États des États-Unis continue à exercer un monopole sur le commerce de gros et de détail du whiskey, que trente-trois États au total délèguent aux comtés le soin d’édicter différentes interdictions de vente, de consommation et de possession soit d’alcools considérés dans leur ensemble, soit de spiritueux en particulier, et que dans cette dernière catégorie, l’un d’eux n’est autre que le Kentucky dont un tiers des cent vingt comtés qui le composent prohibe strictement l’alcool. L’ironie n’échappe à personne, et surtout pas aux distillateurs du Kentucky.

Par Dave Wadell

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