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Perçu comme moins authentique que le mezcal et trop industrialisé, le tequila a pourtant connu une croissance phénoménale ces vingt dernières années. Loin des mixtos faiseurs de gueule de bois d’antan, les 100 % agave fleurissent et certains producteurs ne veulent pas laisser le spiritueux mexicain devenir victime de son propre succès. Nous en avons visité trois à Tequila.

Pour arriver à Tequila, il faut passer par Guadalajara. Si c’est devenu un cliché de parler du côté tentaculaire de certaines villes mexicaines, on n’échappe pas à l’étourdissement. La zone métropolitaine s’étend sur plus de 2000 km 2 et héberge près de cinq millions d’habitants ainsi qu’un certain nombre de bars consacrés aux distillats de l’agave. C’est que, depuis quelques années, le tourisme tequilero est devenu une importante source de retombées pour la région de Jalisco, dont Guadalajara est la capitale. Pour se rendre aux distilleries, une option très populaire est le train – le ticket le moins cher du José Cuervo Express coûte 90 euros. L’autre leader, Sauza, se contente d’un autobus, le Tequila Express mais promet un spectacle de mariachis…

Si c’est la route que nous prenons, ce n’est pas pour nous rendre chez ces champions du tequila industriel – à eux deux, ils représentent près de 50 % du marché. Face à la force de frappe des grandes marques et des grands groupes – de Bacardi-Martini à Diageo, ils ont tous fait leurs “emplettes” -, des petits producteurs se sont associés de manière informelle afin de pouvoir gagner en visibilité. Nous les avons rencontrés la veille, lors d’une petite soirée d’adieu pour des barmen américains. Dans le salon d’un modeste hôtel du centre de Guadalajara, Arette, Fortaleza et Don Fulano proposent aux soiffards du bar une dernière dégustation avant de rentrer à la maison. Calle 23 est aussi présent mais nous ne nous y rendrons pas car la distillerie est installée dans l’autre zone de production de tequila, Los Altos, à près de trois heures de Tequila. Ces producteurs sont liés par une estime mutuelle pour la qualité de leurs produits, même si leurs méthodes de production varient. Et, de fait, leur histoire raconte un peu les évolutions du spiritueux ces vingt dernières années.

Des champs à la distillerie

Après un détour rapide par le joli centre colonial de Tequila, inscrit, avec les champs d’agave, au patrimoine mondial de l’Unesco, nous commençons nos visites avec La Tequileña, propriété d’Enrique Fonseca. C’est son neveu, Sergio Mendoza, qui nous accueille. Ici, on distille de nombreuses marques mais Sergio s’occupe de Don Fulano, l’un des fleurons de la maison. Lui et son cousin forment la cinquième génération d’une famille de producteurs d’agave. À la fin des années 80, son oncle se retrouva avec un stock conséquent d’agave sur les bras. La plante prend près de dix ans à atteindre sa maturité et, comme cela arrive souvent, si vous récoltez alors que le marché est bas, aucun producteur ne se portera acquéreur. Il décida donc de devenir distillateur. L’expérience de Fonseca n’est pas rare : depuis le début des années 90, un certain nombre de producteurs d’agave fatigués de dépendre du bon vouloir des grandes marques ont sauté le pas. La distillerie en elle-même est grande et on comprend vite pourquoi. Initialement fondée par la famille Orendain, une des grandes dynasties de la région, elle est passée sous contrôle de Bacardi dans les années 1950. Fonseca l’a rachetée en 1990, avant de partir apprendre son nouveau métier en Écosse. Près de trente ans plus tard, et malgré le succès grandissant de ses tequilas – dix marques sont produites ici -, la distillerie n’opère toujours qu’à 35 % de sa capacité réelle.

Vu leur passé chargé, la famille est très méticuleuse avec l’agave, qui n’est récolté qu’à parfaite maturité. Leurs champs sont situés dans Los Altos et couvrent à 100 % les besoins de production – le surplus est vendu à d’autres. L’agave est ensuite cuit à la vapeur dans des autoclaves, ces espèces d’énormes cocotes minutes décriées par certains traditionalistes pour qui une cuisson en four traditionnel donne un jus plus savoureux. Pour Sergio, la question porterait plus sur la façon d’utiliser l’outil. Pas de cuisson pression ici, et une température relativement basse. Les piñas d’agave, une fois cuites, sont broyées par un moulin métallique. La phase de fermentation dure de 72 à 110 heures. Héritage Bacardi oblige, la distillerie est équipée d’une colonne de distillation mais Enrique Fonseca peut également compter sur des alambics à repasse en cuivre. Pour ses tequilas, il assemble le produit de ces deux distillations – et la colonne est réglée pour obtenir un distillat de 60°, ce qui préserve les notes d’agave.

Dimensions de la distillerie, autoclave, colonne et type de moulin : les installations de la Tequileña sont a priori industrielles. Mais, question de tradition familiale, ici on respecte bien trop l’agave pour le maltraiter. C’est la qualité qui doit primer. Logiquement, on ne trouve pas de trace de diffuseurs, ces machines qui permettent l’extraction de 99 % du jus de l’agave sans cuisson. Cette plus grande efficacité est au détriment du goût, les arômes de cuisson sont indispensables au bouquet du tequila, d’autant plus quand elle est utilisée pour traiter des agaves pas encore mûrs. Et c’est cela, in fine, qui pousse Sergio, et tous les puristes avec lui, à rejeter la méthode : la maturité de la plante est déterminante.

Mais la grande particularité de La Tequileña nous attend dans les chais. Jusqu’il y a peu, le vieillissement dans le monde de la tequila était d’une simplicité confondante. Il s’effectuait généralement dans des fûts de bourbon, et on avait les reposado (minimum 2 mois, maximum 12) et les añejos (de 1 à 3 ans). La catégorie Extra Añejo (3 ans minimum) a été ajoutée en 2006. Au début des années 1990, Marilyn Smith et Bob Denton, un couple qui avait introduit le concept de tequila premium aux États-Unis avec El Tesoro, eurent l’idée de lancer un tequila très exclusif. En collaboration avec leurs distillateurs Felipe et Carlos Camarena et le cognaçais Alain Royer, ils développèrent Paradiso, un assemblage de tequilas vieillis en fûts neufs et usés, français et américains. Depuis ce lancement en 1996, de nombreuses marques se sont engouffrées dans la brèche, même si les fûts de bourbon dominent toujours. Chez Fonseca, on trouve notamment des fûts de xérès, de whisky canadien, de chardonnay ou de vin rouge californien. Il joue aussi sur les années : il a lancé une marque, Fuenteseca, qui commercialise parmi les plus vieux tequila du marché. Pour cette gamme de luxe, qui compte des tequila de 9, 12, 15, 18 et 21 ans, il a expérimenté tant sur les méthodes de distillation que sur les types de tonneaux ou les lieux de vieillissement. Des produits d’exception, où l’on note toujours le respect de la matière première. Et ce savoir-faire est tout aussi évident pour les bien plus accessibles Don Fulano Reposado ou Añejo.

100 % agave, 100 % traditionnel

Après un repas dans le luxueux hôtel que José Cuervo a récemment inauguré sur la place principale du village, nous nous dirigeons vers la distillerie Fortaleza. Ici, on est chez Sauza, oui mais pas le Sauza que vous croyez… Depuis 1979, Sauza, la marque, n’a plus rien à voir avec Sauza, la famille. Fortaleza, par contre, appartient à Guillermo Erickson Sauza, l’arrière-arrière-petit-fils du fondateur, Cenobio Sauza. Son grand-père vendit les marques et la distillerie de l’entreprise familiale aux Espagnols de Domecq, mais il garda la propriété où avait été installée la première distillerie – il y avait fait construire sa maison. En 2005, après des années aux États-Unis dans le secteur de l’informatique, Guillermo parvint enfin à réaliser son rêve : lancer son tequila, produit de A à Z sur la propriété où il avait passé son enfance.

Grand blond aux yeux bleus, l’homme ne ressemble en rien à ses confrères. Son look, entre cow-boy et figurant de Sons of Anarchy marque les esprits, presque autant que son franc-parler. Dur en affaire mais intransigeant sur la qualité, il a su imposer son tequila dans les établissements de premier plan. Son libertarianisme sans fard l’empêche de critiquer la dérive industrielle de nombreux producteurs si ce n’est sur la question du goût. Lui a pris en âme et conscience l’option de la tradition. À l’heure de remettre en état la distillerie ancestrale, la question de modernisation ne se posa pas. L’agave est récolté sur la propriété (l’engrais est fourni par les chèvres de Guillermo) avant d’être cuit à la vapeur pendant 72 heures dans un four en brique. Le jus est ensuite extrait à l’aide d’une tahona, cette lourde meule de pierre poussée non pas par un âne mais bien – la modernité ! – par un tracteur. La fermentation du moût dure cinq jours et est effectuée dans des cuves en bois ouvertes – pratique et matériau que les autorités sanitaires mexicaines déconseillent mais qui, selon leurs partisans, apportent une complexité aromatique inégalable. Enfin, la distillation – double, comme le dicte la loi – est réalisée avec deux petits alambics à repasse en cuivre. La seconde distillation atteint les 46 % et une édition limitée Still Strength du blanco est disponible depuis peu.

Cuisson, extraction, fermentation et distillation : tout a lieu dans un minuscule hangar à peine plus grand que le… laboratoire de La Tequileña. Cette philosophie DIY se poursuit pour le packaging : la bouteille est produite par un artisan souffleur et le bouchon est fabriqué main à la distillerie. Le reposado et l’añejo passent respectivement 8 et 18 mois dans des fûts de chêne américain.

Si Guillermo est fier de ce qu’il a accompli – ses tequilas sont méritoirement louangées par tous les connaisseurs – il avoue deux regrets. Le premier est lié à la marque Sauza, qui possède les droits sur l’appellation Tres Generaciones et l’empêche pour autant de faire figurer les trois générations de sa famille sur les bouteilles de son produit. Qu’à cela ne tienne, avait-il pensé, je leur rendrai hommage en nommant ma marque Los Abuelos (les grands-pères). Hélas, lorsque le produit arriva aux États-Unis, la marque de rhum panaméen fit valoir ses droits…

Après ces deux visites, il convenait d’aller déguster le distillat dans son habitat naturel. Le bar de plus populaire de Tequila pour les visiteurs étrangers est sans aucun doute La Capilla, tenu depuis plus d’un demi-siècle par Don Javier. Célèbre pour le Batanga, un Cuba Libre de tequila rendu unique, dit-on, par le couteau qu’il utilise pour remuer le mélange et… pour réaliser son guacamole, cette discrète cantine s’est placée à plusieurs reprises dans les World’s 50 Best Bars. La majorité des clients ne s’en sont sans doute jamais rendu compte.

Les notables révolutionnaires

Le lendemain, notre dernière visite nous emmène à la distillerie El Llano, maison-mère de Arette. Jaime et Eduardo Orendain représentent la troisième génération de Tequila Orendain, toujours sous contrôle familial. El Llano, construite vers 1900, fut la première distillerie de la famille. Lorsque l’entreprise déménagea dans de plus amples installations, les deux frères se lancèrent à leur compte. El Llano fut remise à jour en 1978 et c’est aujourd’hui une distillerie relativement moderne et bien ordonnée. Arette, la marque phare, a été lancée en 1986. On est chez des notables – Eduardo fut maire de Tequila et président de la Chambre Nationale de l’Industrie du Tequila – qui ont vu la lumière. Jaime nous explique en effet qu’ils prirent en 2000 la décision de ne plus produire que des tequila 100 % agave. Adieu donc les mixtos, où 51 % d’agave côtoyaient des sucres d’autre provenance. Moins chers et moins authentiques, ils continuent à dominer les ventes même si le 100 % agave a connu une croissance spectaculaire depuis l’instauration en 1994 du Consejo Regulador del Tequila. Certaines années, il est même parvenu à dépasser les mixtos.

Chez Arette aussi, l’agave provient à 100 % des propriétés familiales – une tendance lourde car une des réponses de l’industrie aux cycles infernaux de surabondance et de pénurie d’agave a été de reprendre en main sa culture, aux dépens des fermiers indépendants. L’autoclave est également de mise, mais, comme chez Don Fulano, à basse température. La fermentation, dans des cuves d’acier inoxydable ou de béton, a lieu à l’air libre pendant six à dix jours. La distillation est réalisée dans des alambics à repasse, et le tequila sort de la seconde distillation avec un titre de 50,5 %. Depuis peu, Arette commercialise d’ailleurs un Blanco Fuerte (fort) non dilué. Il s’agit d’une autre tendance forte et c’est encore une fois les États-Unis, où tant la scène mixologie que les amateurs sont forts demandeurs de spiritueux de haute gradation, qui ont poussé les Mexicains à l’action. Un changement assez radical – l’excellent blanco “suave” (doux) d’Arette n’affiche que 38 %.

Après une énième dégustation, la visite tire à la fin. Avant de retourner à Guadalajara, nous passons par le musée dédié par Guillermo Erickson Sauza à sa famille. La petite demeure est cernée sur trois côtés par l’hôtel financé par Cuervo, où nous avons déjeuné hier. Cet espace indépendant tient du symbole : que l’on soit producteur d’agave, héritier d’une longue tradition, ou industriel converti au 100 % agave, à Tequila, la résistance s’organise.

Par François Monti

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