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À l’heure où la France met à terre la monarchie, une autre révolution prend forme outre-Atlantique. Moins violente, mais pour le moins inédite. La révolte du whiskey allait enflammer les esprits de la toute jeune république. Pour contourner les interdits, les colons allaient trouver une solution qui donnerait naissance au bourbon. Récit par Ian Buxton.

«Il n’existe peut-être nulle autre nation au monde qui, en une si brève période de temps, ait connu autant de scènes si variées et intéressantes que le peuple des États-Unis.» Ainsi commence Histoire de l’insurrection, ouvrage devenu un classique que William Findley publie à Philadelphie en 1796, retraçant les circonstances de la révolte du whiskey. Admirons l’euphémisme. Des “scènes intéressantes”. C’est peu dire ! L’auteur évoque ici un pays qui, moins de quinze ans auparavant, avait mené une guerre d’indépendance contre la plus grande puissance mondiale de l’époque, où les colons installés le plus à l’ouest du territoire subissaient les violentes attaques des populations autochtones (ces “tribus sauvages”, selon Findley, dont les relations avec les colons étaient souvent quelque peu brutales) et où une coexistence harmonieuse entre les États constitutifs de la nouvelle République était loin d’être assurée. Comme c’est souvent le cas, le différend à l’origine de l’insurrection portait sur la fiscalité, sujet très sensible pour l’homme de la Frontière en Amérique, dont l’existence n’était pas très différente de celle que décrivait Hobbes cent cinquante ans auparavant, dans le «danger et la peur permanente d’une mort violente, c’était une vie solitaire, pauvre, méchante, brutale et brève».

Un impôt jugé discriminatoire

Après avoir durement combattu avec pour mot d’ordre «pas d’impôt sans représentation» pour se libérer du joug de la couronne britannique, les colons installés le plus à l’ouest se montraient plus que sourcilleux face aux exigences de leur nouveau gouvernement. Dans le Far West de Pennsylvanie, la vie était sans commune mesure avec celle de la lointaine côte Atlantique, région sédentaire et prospère, où était installé le nouveau gouvernement central. En fait, dans les États de l’Ouest, nombreux étaient les colons à préférer l’autonomie gouvernementale. Ils reconnaissaient l’autorité locale, mais non quelque lointaine autorité centrale. Le débat constitutionnel de l’époque a déterminé les structures institutionnelles des États-Unis, ce qui explique l’importance que devait prendre la révolte du whiskey.

Les États de l’Ouest ont longtemps défendu des prises de position indépendantistes. La guerre “révolutionnaire” des États-Unis avait abouti à la signature du traité de Paris en 1783, mais les Amérindiens, souvent conduits ou épaulés par les Anglais, harcelaient toujours les régions de l’ouest des Appalaches. Les Espagnols qui contrôlaient alors La Nouvelle Orléans prélevaient en outre de lourds droits de douane sur les marchandises qui transitaient par le Mississippi, ce qui ne facilitait pas pour les colons l’acheminement de leurs marchandises vers les marchés de l’est. Pour ne pas arranger les choses, de riches habitants de la côte est acquéraient des terres de Pennsylvanie et de Virginie qui se trouvaient déjà défrichées et cultivées par les colons, ce qui contraignait ces derniers à racheter leurs propres maisons et domaines à des spéculateurs qui souvent n’avaient jamais visité ces contrées. Ajoutons que ces colons aigris et de plus en plus irritables étaient de souche écossaise ou irlandaise, populations peu réputées pour leur respect de l’autorité centrale.

C’est ainsi que, lorsqu’en 1791 le secrétaire au Trésor Alexander Hamilton adopta de nouvelles taxes frappant le whiskey, la confrontation devint presque inévitable. Le whiskey que distillaient alors de nombreux colons dans leurs petites exploitations agricoles avait presque acquis le statut de devise locale. C’était la possibilité de convertir de volumineux stocks de céréales en denrée précieuse et plus transportable. On l’utilisait pour le troc et il représentait pour beaucoup un moyen de survivre aux longs et rigoureux hivers. Le nouvel impôt devait rapporter quelque 21 millions de dollars destinés à financer les opérations militaires contre les Indiens et leurs alliés britanniques qui avaient défait le corps expéditionnaire américain, moins nombreux, en 1790 et 1791.

La taxe fixée par Hamilton à 7 cents le gallon avait pour assise non la production réelle ou le prix de vente, mais la capacité de l’alambic. L’impôt frappant ainsi le whiskey à sa source, et non sur les points de vente, pratiquait une discrimination en défaveur de l’eau-de-vie produite pour la consommation personnelle du distillateur ou pour le troc, de même que pour le whisky commercialisé localement. Par exemple, le prix du whisky à l’ouest des montagnes était d’environ 25 cents le gallon, pour un taux d’imposition de 28 %. En revanche, à l’est des montagnes, le prix doublait, pour un taux d’imposition effectif de 14 %.

Pour compliquer les choses, Hamilton exigea que les alambics soient déclarés une fois par an, en juin, au bureau des impôts du comté. Or certains comtés (celui de Washington, par exemple) ne disposaient pas d’un tel bureau, obligeant le contribuable désireux de faire enregistrer son alambic (ils étaient rares) à entreprendre un long et fastidieux voyage à cheval pour payer une taxe qui suscitait un profond ressentiment. Et c’est devant la cour de justice fédérale de Philadelphie que devait être traduite toute personne convaincue de distillation illicite, autre disposition que les colons de plus en plus paranoïaques jugeaient discriminatoire.

Un épilogue déterminant pour le whiskey

Les passions s’exacerbent. En 1791 et 1792, plusieurs percepteurs fédéraux sont enduits de goudron et de plumes, et une résistance vigoureuse est opposée à toute velléité d’ouverture d’un bureau des impôts à Washington. Alexander Hamilton, qui selon certains historiens cherchait délibérément à provoquer une rébellion, exige que les fermiers contrevenants de l’ouest soient traînés en justice à Philadelphie. En fait, les motivations d’Hamilton sont assez peu claires. Peut-être qu’animé par le souci de la nouvelle république, il aurait cherché à provoquer une insurrection, prétexte pour étouffer de manière décisive toute volonté d’autonomie dans les régions de l’ouest et imposer une autorité centrale, ou bien, dans son zèle pour lever des fonds pour protéger la frontière, aurait-il mal évalué les conditions sur le terrain en Pennsylvanie et en Virginie, et sous-estimé la violence du ressentiment local.

Quoi qu’il en soit, quand, en mai 1794, ayant décidé de sévir contre les distillateurs récalcitrants, il convoque soixante-quinze d’entre eux à Philadelphie pour les poursuivre en justice du chef d’évasion fiscale, la réalité s’impose rapidement à lui. Un affrontement a lieu entre le général John Neville, inspecteur des impôts pour l’ouest, et une quarantaine d’habitants de la région. Des coups de feu sont tirés. Le lendemain, plus d’une centaine d’hommes encercle Bower Hill, le luxueux manoir du général, et le réduit en cendres. Les rebelles rassemblent leurs forces : un groupe de cinq cents hommes armés traverse Pittsburgh où l’on parvient à les persuader de se disperser, mais ils vont encore incendier une autre propriété, celle de l’officier responsable de la milice ayant tenté de défendre Bower Hill. L’affaire, semble-t-il, en serait restée là, n’était l’attitude d’Hamilton. Alarmé par la menace pesant sur l’autorité centrale, il persuade un président George Washington vieillissant qu’il était nécessaire de faire un exemple pour mater les rebelles.

Des troupes sont mobilisées, près de treize mille hommes placés sous le commandement du général Henry Lee, héros de la guerre d’indépendance. Alexander Hamilton ne peut être tenu à l’écart et même le président Washington monte en selle. C’est l’une des deux seules occasions où il a personnellement commandé une armée sur le champ de bataille. Près de cent cinquante rebelles sont faits prisonniers. Bien que les chefs d’inculpation soient nombreux, ils sont condamnés à des peines modérées par des juges bienveillants. Deux hommes sont reconnus coupables de trahison et condamnés à mort, mais graciés par Washington au motif que l’un est simple d’esprit, l’autre fou. Deux enseignements peuvent être dégagés. L’insurrection s’est révélée suffisamment forte pour porter un coup d’arrêt au mode de gouvernement plus aristocratique que privilégiaient Hamilton et d’autres, mais trop faible pour mettre en péril la fragile unité de la nouvelle république. Une crise avait été évitée de justesse et le système de gouvernement démocratique américain renforcé en conséquence.

Mais l’épilogue de cet événement est tout aussi important, du moins pour ce qui est du whiskey. Pour éluder une situation politique potentiellement embarrassante et d’autres difficultés suscitées par le caractère aussi trempé qu’obstiné des colons écossais et irlandais, le gouvernement offre à ces derniers une terre où s’implanter, à savoir vingt-quatre hectares dans le Kentucky, à la condition qu’ils y bâtissent des installations permanentes et cultivent du “maïs indigène”. Il était impossible pour une famille de consommer à elle seule la quantité de maïs annuellement produite par une telle superficie, et la céréale étant périssable et ses volumes trop importants pour être transportés, on résolvait d’un seul coup deux problèmes en la transformant en whiskey. Se détournant de la distillation du seigle, les colons entreprirent alors de produire une eau-de-vie à base de maïs : le futur bourbon était né. Mais cela, c’est une autre histoire.

Par Ian Buxton

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