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Il est virtuellement impossible de décrire un whisky, un rhum, un cognac, bref, un spiritueux. Pourquoi s’entêter alors ? (Un indice : la bonne excuse…).

 

Tout est parti de la lecture d’un article publié sur Vice, dans lequel l’auteure avouait ses complexes et son désarroi à l’heure de commenter un bourbon. Jusque-là, right there with you, sister. Montesquieu conseillait de ne toucher aux lois que d’une main qui tremble, et je me dis souvent qu’on devrait relire ses notes de dégustation en bégayant. Le reste du papier, en revanche, m’a laissée quelque peu perplexe. Il suggérait d’abandonner une fois pour toutes l’usage de l’adjectif « smooth » (improprement traduit par « souple »), mot valise qui ne décrit rien d’un whisky, mais enmêmetemps (oui, en 2018 tu peux l’écrire en un seul bloc) se lançait dans une description où la bouteille dégustée goûtait « comme un bouquin ancien que l’on aurait pris sur l’étagère d’une bibliothèque. Les lattes du plancher craquent à chaque pas que l’on fait. L’ouvrage au cuir usé, aux pages jaunies et craquelées, dévoilerait une écriture dont on aimerait qu’elle soit encore à la mode. Tout ça enveloppé dans du caramel. Aucun bourbon ne m’avait livré ses secrets aussi facilement. » Ah.

 

Perso, quand j’entends les lattes du plancher craquer, c’est que quelqu’un piétine dans le salon, et non parce que je viens de déboucher un bourbon. Mais là n’est pas la question. Car cet article décrit en filigrane l’impossibilité de toucher tous les amateurs de whisky – ou de n’importe quel autre spiritueux – de façon objective et universelle. Un sujet qui me tient à cœur.

 

Un producteur de scotch d’Islay me confiait récemment que, lorsqu’il dégustait son single malt (bien tourbé), il sentait les moutons de son enfance cavaler sur les landes. Je te vois opiner du chef. Mais quand tu es citadine de naissance, comme moi, les moutons de l’enfance tu les voyais tourner en kit sur la broche de la rôtissoire posée devant la boucherie, sur le chemin de l’école. Et ça ne sent pas la même chose, crois-moi, j’ai eu l’occasion de le vérifier depuis.

 

Danseur de flamenco

 

Il y a quelques années, j’ai écouté, subjuguée, une personnalité du whisky saluer la beauté du single malt qu’elle savourait et qui lui évoquait « un fougueux danseur de flamenco ». Ça a quel goût, un danseur de flamenco ? Par rapport à un valseur musette, veux-je dire. Tu comprends où je veux en venir : ce qu’un whisky (un rhum, un cognac) te raconte, le même spiritueux ne le racontera pas forcément à ton voisin. Etenmêmetemps je te sens mouliner intracrâne : puisque les images et les évocations ne nous parlent pas de la même façon, autant s’en tenir aux faits, finalement. Aux arômes. Poire, vanille, abricot, noisettes, fruits secs, caramel, clou de girofle (au hasard)… autant de notes et saveurs objectives où tout le monde se retrouve, non ? Non plus.

 

Ces arômes n’existent pas en tant que tels dans ton whisky. Tous sont en réalité des composés chimiques – alcools supérieurs, esters, composés carbonylés, acides gras… – qui iront chatouiller un récepteur, lequel s’empressera d’activer un souvenir, une image dans ton cerveau. Tu lui trouves un goût de pomme ? Caprate et octanoate d’éthyle. Des notes de clou de girofle ? Eugénol. Une douceur de caramel, de toffee ? Furane. Des arômes de banane ? Acétate d’isoamyle. Imprimé sur la contre-étiquette, ça te fait dégringoler de quelques barreaux sur l’échelle du glamour, avoue.

 

Mais ça se corse. Car si ces molécules sont bel et bien des données objectives qu’on peut analyser, mesurer, leur perception est en grande partie subjective. Notre cerveau les traduit à l’aune de nos habitudes, de notre histoire, notre culture, l’environnement… et de nos autres sens, à commencer par la vue, ce sens dominateur et superficiel qui nous influence terriblement et prend plaisir à nous égarer. Crois-moi sur parole, si ton œil lit « Ardbeg 1972 », tes papilles seront mieux disposées que s’il repère « Glen McSaharrach ».

 

A livre ouvert

Plus notre mémoire des odeurs et des saveurs s’enrichit, telle une sorte de bibliothèque olfactive et gustative, plus cette traduction s’affine. Mais elle ne sera jamais universelle. Il y a deux ou trois ans, l’édition du Jura Tastival comportait sur son étui les notes de dégustation de son maître assembleur et du patron de la distillerie (si je ne m’abuse), et les deux commentaires semblaient décrire deux whiskies différents. Mieux ? Récemment, un producteur de rhum m’avouait qu’il lui arrivait de changer d’avis ou de réaliser le manque de cohérence dans ses notes quand il dégustait de nouveau ses gnôles à des mois d’intervalle. Lors d’une interview il y a quelques mois, Dave Broom me confiait qu’il venait de regoûter toute une ancienne salve de Port Ellen (#VDM), et avait dû réévaluer ses notes. Nos goûts changent, nos perceptions évoluent. Parfois très vite.

 

Enfin, sache que nous ne sommes pas tous égaux devant les arômes. Certaines personnes ne peuvent physiologiquement distinguer des molécules bien précises. De son propre aveu, Don Livermore, le maître assembleur canadien de Hiram Walker, est incapable de percevoir le composé chimique responsable des notes de noix de coco, sauf à une concentration extrême dans la crème solaire tartinée en couche épaisse. Tu ne liras donc jamais ce fruit dans ses notes de dégustation. Un expert français très apprécié des amateurs reconnaît qu’il peine à sentir les arômes phénoliques, sauf à exploser le compteur des ppm – il trouve Laphroaig « à peine tourbé ». Et un tiers de la population mondiale ne sent pas les molécules suggérant le malt. Avec ça, on n’a pas le postérieur sorti des ronces. Je ne peux donc qu’insister une fois de plus : déguste, déguste encore, fabrique-toi ton propre goût, fais-toi confiance. Et si ton whisky t’évoque des éléphants roses en tutu faisant les pointes au bras d’un danseur de flamenco, n’hésite pas à repose provisoirement la bouteille.

Par Christine Lambert

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