La déferlante de nouveautés spiritueuses en ce moment laisse un profond sentiment d’excitation mâtiné de vertige, fort propice à la réflexion un verre à la main.
Nouveaux scotchs. Un tandem de Fettercairn Warehouse 2, glissé en fûts de rye et de bourbon pour l’un, en tonneaux de rhum et de cabernet sauvignon français pour l’autre. Un Allt A Bhainne 2006 explosif à 60,4% chez Gordon & MacPhail. Un Bladnoch Alinta, le premier tourbé de la distillerie des Lowlands. Un duo de Cù Bòcan (le tourbé de Tomatin), dont l’un fourré en fûts de cabernet sauvignon marocain (please, don’t ask) et de rye. Un Ben Nevis Coire Leis en NAS et un nouveau 10 ans qui tire malicieusement sur l’exotique (étiquette relookée). Un Machrie Moor (le tourbé d’Arran) 10 ans qui ne déborde pas du cadre. Le premier Lochlea. Le premier Clydeside, Stobcross, intensément floral sous l’orge tendre. Un Ardbeg Fon Fhòid (comment ça se prononce ? Bonne question) vieilli en fûts enterrés dans les tourbières d’Islay et disponible exclusivement en NFT (please, don’t ask non plus).
Nouveaux whiskies du monde. Une paire de Cotswolds dont un Bourbon Cask tip top comme il faut à 59,1%. Un trio de Clonakilty, jeune distillerie irlandaise qui pour l’heure embouteille des jus tiers. Un Tsunuki Edition 2022 gras, tourbé, merveille de finesse. Un Komagatake logé en fûts de calvados Drouin. Un Puni Aura (oui, on passe du Japon à l’Italie) bien goinfre élevé dans le marsala. Un Indri bluffant pour son prix (oui, on passe de la Botte à l’Inde, le tour de manège part en toupie dans tous les pays, qui attrapera la queue du Mickey ?).
En France ? Un Vilanova Argile, vieilli en fûts de bergerac rouge, tourbé lui aussi. Un Ninkasi Small Batch 2022 oxydatif échappé d’un tonneau de marsanne. Un Armorik Dervenn version 10 ans bercé par le chêne breton. Un Tessendier Arlett, premier whisky de la maison de Cognac. Un Rozelieures fût unique Wine Cask MXP élevé en barrique de vin rouge du Sud-Ouest. Un Eddu tourbé 2017 gavé d’agrumes plein la brioche. Un Roborel de Climens Finition Savagnin oxydatif et résineux dopé au vin jaune.
Nouveaux rhums en marge du Rhum Fest (lire ici).
Nouveaux gins. Un Citadelle aux cornichons. Mais aussi Tohi, un Estonien. Valamo Black Tea, un Finlandais végétal et tannique. Alkkemist, un Espagnol « distillé à la lumière de la pleine lune » (ça nous manquait cruellement). Newlands, un Français au chanvre. Menaud, un Québécois. Minke, un Irlandais.
Nouvelles vodkas. Une 303 Squadron Peatfire fumée dont les patates ont été cuites au feu de tourbe. Une 06 Vodka Comte de Grasse à base de vin rosé de Provence. Une Pyla des Vignes roulée dans le raisin.
Vertige, disais-je. Encore ne s’agit-il que d’un abstract. Je vous sens trépigner d’excitation, tels un panda roux découvrant la neige en été. Et comme je vous comprends : cette énumération recèle quelques ascenseurs émotionnels. Mais avouez qu’il est devenu difficile de suivre dans la frénésie de sorties permanente. Les cavistes avouent leur désarroi face à l’afflux à gérer. Les producteurs pointent du doigt les médias. « J’ai sorti ce produit il y a six mois et pour vous c’est déjà old news, vous êtes passés à autre chose », fulminait récemment l’un d’eux. Mea culpa.
Je vous vois opiner du bonnet. Mais permettez-moi de vous renvoyer la balle, la quille et le cochonnet. L’amateur est devenu un défricheur insatiable, à la curiosité acérée. Ou, autrement formulé, un zappeur frénétique à l’affût du dernier buzz, et qu’il faut abreuver d’un flux continu de nouveautés. Séries limitées, single casks, single farms, small batches, inaugural batches, millésimes, parcellaires, éditions anniversaires, étuis éphémères designés par un artiste… Oui, oui, #NotAllAmateurs. Et je me compte dans le lot, pas la dernière à me ruer sur les trésors du Whisky Live !
Où est le problème ? Nous contribuons collectivement à transformer les spiritueux fins en produits jetables, sitôt sortis, sitôt oubliés, sitôt remplacé par un batch plus « novateur ». Un finish exotique en jarre de pierre de lave, en tonneaux d’abouriou, en barrique enterrée (oups)… dont on ricanera l’air entendu dans l’entre-soi des réseaux sociaux, sans y déceler nos responsabilités partagées.
Mais l’emballement, ces derniers temps, devient dangereusement suicidaire, alors que les spiritueux entrent dans une période de turbulence qui les dépasse largement. Pénurie de stocks liquides. Pénurie de matières sèches (lire ici). La crise du verre et du papier/carton s’est aggravée, pas seulement pour les étiquettes et étuis mais en raison de la folle demande d’emballage due à l’explosion du e-commerce. Un verrier tchèque, me confie un producteur, vient d’aligner ses prix sur ceux du gaz et de l’électricité captés pour sa production, avec des scénarios de devis qui bondissent à +170%.
Pénurie de bouchons en liège, de chêne, de bondes et de cerclages pour les fûts… Hausse dramatique des coûts du transport, tensions sur les matières premières, l’énergie et les marchés de l’Est en raison de la guerre en Ukraine, incertitudes dues aux reconfinements en Chine, valse dans les cours des devises… Alors, ne serait-il pas temps d’appuyer sur la pédale de frein ? Revenons à l’essentiel.
Par Christine Lambert
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