On compterait plus d’une centaine de producteurs rien que dans la paroisse de Saint David, au sud de l’île de Grenade. Le babash, ou rhum de brousse, se distille illégalement depuis des siècles à l’abri des regards indiscrets, sur les collines ou dans la jungle. Direction l’autre Grenade, celle de la contrebande et des traditions.
Outre la formidable distillerie de River Antoine (voir reportage dans Whisky Magazine & Fine Spirits n° 72), Grenade et ses quelque trente-quatre kilomètres de longueur, offre un majestueux terrain de jeu à une myriade de petits producteurs clandestins. Faut-il encore les débusquer… Mais quand vous partez en voyage avec Luca Gargano, vous savez qu’il va inéluctablement se passer quelque chose, même si vous ne savez jamais quoi, ni à quel moment cela va vous tomber dessus. Début 2018, nous prenons la direction de la Grenade, accompagnés du photographe italien Fredi Marcarini, avec l’idée un peu folle de trouver un producteur de moonshine, ou dit plus singulièrement : un local qui traficote du rhum illégalement. Une aventure teintée de risques, longtemps fantasmée et complètement improvisée. On n’imagine décemment pas le zigue vous ouvrir spontanément les bras et vous faire faire le tour du propriétaire. D’autant plus quand la dite propriété est une jungle tropicale dont la densité effraierait les amateurs de trek les plus aguerris. Et quand le sieur Gargano, infatigable globe-trotteur, vous raconte quelques mois avant le départ, qu’il s’est fait caillasser pour le même motif sur une île voisine, vous relativisez même quant à l’échec éventuel de vos recherches. Et vous vous dites qu’une randonnée sur un sentier tracé serait le plus exquis des plans B, à minima. Chi vivrà vedrà…
L’improbable rencontre
Cette production parallèle et artisanale de rhum, qui ne fait bien entendu pas parti des guides touristiques de l’île, persiste à l’instar du mountain dew à Trinidad ou encore du zaïd à la Dominique, et tant d’autres encore. À chacun son petit nom, mais au final la même activité clandestine et le même souhait de rincer les gosiers des locaux. Toujours caché, souvent inaccessible, le rhum que nous recherchons à Grenade est surnommé babash, pour bush, en référence à la jungle où est dissimulé l’objet de notre convoitise. Le matin du lundi 2 avril, nous prenons la direction de la paroisse de Saint David, censée regrouper l’essentiel des bootleggers. C’est la seule certitude que nous avons et ce sera le point de départ de nos recherches. La géographie de l’endroit se prête à merveille à la confidence : entouré d’une multitude de criques et d’une côte rocheuse qui plonge vers une crête montagneuse ensevelie sous une jungle foisonnante, il y a un kilomètre carré de possibilités et plus de 44 000 témoins potentiels du délit. Et quand vous partez sur ce type de recherche à l’aveugle, le meilleur moyen est encore de prendre un véhicule et de sillonner le périmètre, en espérant – au mieux – récolter quelques indices.
Parti pour une journée marathon, il nous suffira pourtant d’une seule rencontre au coin d’une rue pour toucher au but. Un essai transformé par le hasard, certains dirons par la présence et l’aura de Luca Gargano (et sûrement un mélange des deux au final). Nous interrogeons un rastafari au bord de la route qui nous dit que trois maisons plus haut, une famille distille du babash. Bingo. À cet instant, on pense à un traquenard, le hasard ne pouvant même plus être retenu au chapitre mais l’histoire prend une tournure encore plus surréaliste quand notre hôte, avant de nous saluer, reçoit un coup de téléphone de ladite famille qu’il vient à l’instant de nous conseiller d’aller voir. Rendez-vous est pris et quelques secondes suffisent alors pour que nous soyons maintenant attendus. Et à ce stade, aucune pierre n’a été lancée.
Arrivés sur place, un homme se présente et nous questionne, forcément perplexe mais agréablement surpris par la requête audacieuse de trois Européens, qui ressemblent plus à cet instant à trois gosses devant un camion de glaces qu’à un trio d’aventuriers. Nous dissipons bien vite ses doutes en lui demandant à acheter du babash et il nous invite à rencontrer sa mère, distillatrice et matriarche de la famille Victor. La maison est banale, perchée à hauteur et caressant le flanc d’une épaisse jungle. Elle se présente : Ann Victor, la soixantaine bien tassée, le regard brillant et l’air méfiant. C’est elle qui distille, comme son père avant elle et maintenant son fils Ricky. Elle nous conduit d’abord à un petit abri de fortune à proximité de l’habitation, quelques mètres carrés où elle entrepose son maigre stock au milieu d’un fourbi usé. « 20 dollars la bouteille et 80 le gallon », 6 € le litre, 24 pour le jéroboam en P.E.T. Nous réservons de quoi goûter plus tard et demandons poliment à voir les installations. S’ensuit un moment de flottement et d’hésitation, que le charme italien viendra ébranler de quelques sourires et regards complices. La mère nous confie à son fils, et à cet instant les cailloux deviennent des baisers. Nous touchons au but.
La jungle en ligne de mire
De retour dans la voiture, nous suivons Ricky à quelques centaines de mètres de là. D’un côté, une falaise se dresse devant nous et, de l’autre, la jungle s’enfonce en contrebas, vertigineuse, fourmillante de bananiers, cacaoyers et autres cocotiers. Mais aucun chemin en vue, ni même un soupçon d’indice qui pourrait laisser penser à une modeste ouverture et le regard plein de malice de Ricky ne laisse rien présager de bon quand il s’engouffre côté jungle. Le cheminement est difficile et la progression hasardeuse, mais l’installation de fortune s’annonce bientôt en contrebas, dissimulée comme il se doit par la végétation environnante. On ne peut pas arriver ici par hasard, c’est un fait, et les regards curieux de quelques chèvres vagabondes en disent long sur la quiétude habituelle de l’adresse.
Après de longues minutes d’effort, nous plongeons soudainement dans un décor d’un autre temps. Quelques frêles poutres en bois soutiennent péniblement une tôle criblée de rouille, et dessous, un kit de distillation roots s’offre à nos regards. Il est composé d’un bidon métallique chauffé à feu nu (qui fait ici office d’alambic), duquel court un tuyau en acier qui passe d’abord par une bonbonne de gaz (le chauffe vin), avant de se muer en un serpentin de cuivre qui plonge dans un bidon en plastique remplie d’eau. Tout l’édifice repose sur quelques morceaux d’agglo et des sceaux qui servent à surélever le tout. Archaïque ? Efficace surtout, si on juge les 4 gallons de rhum (15 litres) qui sortent par chauffe. Ricky nous raconte que le matériel n’a pas changé depuis aussi longtemps qu’il s’en souvienne et que sa famille produit du babash depuis plusieurs générations, qu’avant la révolution, il y avait beaucoup plus de contrôles, obligeant son grand-père à se cacher dans les montagnes pour continuer à distiller. Depuis quelques années, il a dû lui-même réinstaller tout son matériel dans le bush où il produit modestement 8 gallons par semaine, l’équivalent de 30 litres, le double quand la demande augmente. Le cérémonial n’a pas changé non plus : dès l’aube et jusqu’en début d’après-midi, il distille, lave ses alambics de fortune (une fois la semaine) et lance ses fermentations pour les chauffes suivantes. Il faut aussi aller couper le bois qui alimentera le feu et veiller constamment au bon dérouler des opérations puis remonter les précieux litrons. Et recommencer.
La fermentation s’effectue dans des drums en plastique de 150 litres où il mélange 6 seaux d’eau, un ½ de mélasse et un ½ de sucre. Spontanée et naturelle, elle dure généralement 8 à 9 jours selon les caprices de la météo et s’effectue à l’air libre sous son abri de fortune. Une fois le précieux liquide distillé et sorti du serpentin, Ricky stocke sa production dans un cabanon cadenassé, avant de la remonter chez lui à la force des bras. Les clients, tous des habitués, viendront acheter le babash directement auprès de sa mère et le consommeront généralement pur, même si certains préfèrent y mélanger des épices, notamment de la cannelle, du bois bandé et des noix. Les locaux parleront alors de « under the counter », littéralement « sous le comptoir », une boisson arrangée qui semble étrangement encore plus tabou que le babash lui-même.
Côté dégustation, le babash de la famille Victor est garanti sans mal de tête (testé et approuvé, avec modération bien sûr) et écraserait même sans sourciller nombre de rhums blancs insipides. D’ailleurs, si vous souhaitez vérifier par vous-même, sachez qu’il existerait selon Ricky plus d’une centaine de producteurs de babash dans la seule paroisse de Saint David, soit la bagatelle de deux producteurs par kilomètres carrés…
Par Cyril Weglarz