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Avec ses séries limitées cousues main, livrées brutes de fût, sans filtration à froid ni coloration, et habillées d’étiquettes au design bien pensé, la petite distillerie londonienne est devenue la valeur refuge des geeks. Et suscite une hystérie dont fort peu de néo-whiskies peuvent se vanter. Analyse d’un phénomène.

Central Line, North Acton. À la descente de l’underground, qui a en réalité quitté les profondeurs souterraines pour rouler en surface, il faut enjamber les voies, puis emprunter le sentier qui longe les rails en traversant le cimetière. Juste avant que le chemin ne rejoigne la route, un escalier en ferraille dévie sur Sunbeam Road. Sunbeam Road, le point d’arrivée – mais en réalité le début de l’errance dans le labyrinthe de cette petite zone industrielle que Google Map peine à démêler, où s’emboîtent les ateliers mécaniques, des magasins de gros, un studio de cinéma. Et une distillerie.

Arrivé de Pologne au tournant d’un siècle qui pensait alors éviter le grand bug, Dariusz Plazewski rachète un ancien garage dans ce coin de West London pour y installer en 2015 une distillerie de whisky. Architecte à la tête d’une boîte de construction, le voilà rattrapé par l’atavisme familial, les souvenirs de son père et de son grand-père qui distillaient en loucedé à l’alambic de fortune des eaux-de-vie de fruits – “bimber”, en polonais, désigne le tord-boyaux, l’alcool de contrebande.

À peine sept ans plus tard, Bimber a émergé, presque par effraction, comme l’une des très rares distilleries récentes à susciter parmi les amateurs une pulsion de collectionnite aiguë, notamment chez les plus jeunes. Et, tout en s’en félicitant, Dariusz s’en étonne un peu. «On cherchait à toucher les geeks, avoue-t-il. Avec des single malts non écossais, fabriqués de façon très artisanale, embouteillés bruts de fût ou à haut degré, sans filtration à froid ni coloration, qui restaient abordables. Et qui soient bons, évidemment !» Mais des “whiskies du monde” craft qui bombardent et tiennent mieux que bien la route, il en arrive des flots sur le marché depuis une dizaine d’années, et bien peu inspirent ce genre de culte. Alors ?

Une distillerie très low tech

Ironiquement, c’est l’Angleterre, coincée entre deux grands empires du malt – l’Irlande et l’Écosse –, pire, Londres, mégalopole peu réputée pour sa contribution à l’histoire du spiritueux d’ambre, qui héberge cet objet de la hype que seules Chichibu ou Littlemill concurrencent dans l’hystérie suscitée. «C’est ici que je vis, commente le fondateur de Bimber.

Et c’est une ville qui bénéficie d’un écosystème excellent pour le business. Tout y est plus cher, à commencer par le foncier, mais la capitale exerce un grand pouvoir d’attraction, notamment touristique. Quand j’ai décidé de monter ma distillerie, j’ai bien sûr immédiatement pensé à l’Écosse, dont je suis amoureux et où je vais souvent. Mais le marché y était déjà très encombré, c’était plus difficile de s’y faire un nom en démarrant très modestement. À Londres, le mouvement craft commençait à peine.»

L’Écosse, on y reviendra. Mais n’allons pas plus vite que la musique, et commençons par les prémisses du début du commencement. Plazewski chevauche donc la vague londonienne au moment où elle se forme. Et imagine la distillerie la plus artisanale, la plus low tech qui soit. Automatisation zéro, pas même une valve à l’horizon !

Mais cela, les collectionneurs le savent-ils seulement ? «Dariusz a appris le métier avec les moonshiners : c’est cet esprit qu’il a voulu recréer, en distillant avec les yeux, avec le nez, les mains», analyse Matt McKay, son bras droit, qui y décèle l’une des raisons du succès de Bimber. «Ce que tu vois, là, c’est ce qu’on est : un atelier artisanal de création industrielle. C’est cela, la fabrication du whisky, et c’est ce que nous montrons. Si tu veux voir la romance du whisky, il y a d’autres endroits pour cela.»

L’orge, de toute évidence, ne pousse pas localement. Bimber récupère sa Laureate dans une ferme du Hamsphire, et la fait malter et moudre près de Bristol. Le moulin, réglé au plus lâche, se contente d’ouvrir le grain sans réellement le moudre : «Au niveau rendement, c’est terrible, se plaint Matt.

Mais avec la proportion de farine ainsi réduite au minimum, on obtient un moût extrêmement clair, précurseur à un distillat très fruité.» L’eau de production ? Celle du robinet. Elle ne dévale pas les montagnes, ne traverse pas les tourbières millénaires, ironise Matt, convaincu que cela n’a aucune importance.

Dans l’ancien garage, les pièces d’équipements, le bar et les chaises se carrent au millimètre tel un jeu de Tétris. Le petit mashtun de 0,5 tonne rince l’orge moulue en deux eaux seulement, dont la seconde à 75° C maximum, une température plutôt basse – les distilleries de scotch frôlent ou dépassent les 90° C.

Il faut ensuite balancer un long tuyau par-dessus les poutrelles du plafond pour pomper le jus sucré jusqu’aux cuves de fermentation. Sept fermenteurs s’alignent contre le mur opposé. Des cuves ouvertes, en chêne américain légèrement toasté, rincées à l’eau chaude mais jamais nettoyées pour conserver les colonies bactériennes, et équipées en leur fond de plaques chauffantes/refroidissantes, bien modeste concession à la technique.

«Sous le toit, cet été, il faisait 15° C plus chaud qu’au sol, on est obligés de réguler pour rester entre 21 et 28° C, la fourchette idéale pour fermenter», commente Matt. Les fermentations, aidées d’un mélange de levures de distillation et de boulangerie, s’étirent sur une durée extraordinairement longue dans l’univers du whisky, soit sept jours. En poussant jusqu’à la malolactique, Bimber récupère une bière d’une grande finesse, fruitée, à l’acidité magnifique. On en boirait ! Et d’ailleurs, à la vôtre.

Les petites séries, une stratégie

Faute de mur suffisamment dégagé pour s’appuyer, deux alambics portugais encombrent le milieu de la pièce, comme pour mieux signifier que tout doit tourner autour d’eux. Minuscules, mais étudiés pour maximiser le reflux avec leur silhouette en bobine et leur col haut et fin, le cul chauffé par la flamme nue. «La chauffe directe est fondamentale dans le goût de Bimber, souligne Matt McKay.

Elle n’est pas constante, et brûle le liquide, d’autant qu’on distille très, très lentement : 8 heures pour la première passe, 8 à 10 heures pour la seconde. On obtient ainsi un new make fruité, presque huileux, qui a du poids en bouche, du caractère. Bon, le cuivre est fin, il fuit parfois, les alambics ont déjà été réparés, et on sent bien qu’ils ne tiendront pas quarante ans mais…» Pas de valve, nulle manette sur la paire de cuivres, rien qui permette d’automatiser les coupes de distillation.

«On fait au feeling, comme les ancêtres de Dariusz. On ne cherche pas un degré ni un timing précis», indique Matt. Plus artisanal, cela n’existe pas. Les condenseurs ont été modifiés pour intégrer un serpentin, et leur bec crache le distillat dans un bidon en inox. Quand le distillateur effectue ses coupes, il se dégrouille de changer la casserole sous le filet ininterrompu de gnôle ! Chose rare, les têtes (mais pas les queues) sont dégommées dès la première chauffe, et partent avec les effluents au lieu d’être redistillées.

Pour faire briller ce superbe distillat, rien de mieux que les fûts de bourbon, qui hébergent 90 % de la production. Au fil des ans, Bimber s’est risquée sur le xérès, le porto, le chêne vierge, et désormais ne se fixe plus de limites en matière de bois : madère, stout, mezcal, mizunara… Finish ou pleine maturation, c’est selon. Quelques barriques s’appuient dans des racks accrochés au fond, mais l’essentiel des stocks vieillit dans des chais des Midlands. Les whiskies ont gagné en maturité en même temps que la distillerie : «On ne sort plus de 3 ans, mais du 6 ans et demi, remarque Matt McKay.

Bimber est une aventure, un voyage, et nos single malts évoluent en chemin. Forcément, les choix de futaille se sont adaptés : au début, on privilégiait les barils de premier remplissage, mais on augmente désormais la proportion de refill, sachant que le whisky restera plus longtemps au contact du bois. Je suis convaincu que Bimber sera à son meilleur à 8 ans, même si Dariusz penche plutôt pour 10 ans.»

Des whiskies déjà cultes

Depuis son lancement, la distillerie londonienne table exclusivement sur des embouteillages éphémères lâchés en faibles quantités, single casks ou small batches, bien que les premiers soient le plus souvent le fruit d’assemblages ensuite réenfutés. Difficile de nourrir une gamme permanente lorsqu’on coule 50 000 litres d’alcool pur (LAP) à l’année, mais Dariusz en caresse pourtant le projet. À condition d’augmenter la production. La contrainte d’espace devient de toute façon un frein.

La distillerie espère donc déménager l’année prochaine, en restant dans le même quartier si possible, et doubler ainsi ses volumes. «On n’a pas les moyens de s’aligner sur les grands, relève Dariusz. Mais cette stratégie de petites séries nous permet de sortir des embouteillages presque personnalisés, adaptés aux goûts de chaque marché, même si les pays les plus grands demandent des quantités qu’on ne peut fournir.»

Impossible, même pour les fans hardcore, de réunir toutes ces références étudiées pour des marchés spécifiques. Mais cela ne freine guère les collectionneurs qui se jettent sur les collections très malignes aux étiquettes bien pensées – créées par Ewelina Chruszczyk, la compagne de Dariusz. Country Collection, Founder’s Collection, collaboration avec Selfridge… Et bien sûr la série Spirit of Underground, aux couleurs du métro londonien (lire l’encadré p.xx), dont chaque release disparaît en quelques heures, avant qu’on ne les retrouve sur le second marché dès le lendemain, culbutés quatre fois. L’une des premières stations, Oxford Circus, a vu sa cote multipliée par vingt en 18 mois…

La langue de bois, pas la “cuppa” de Dariusz Plazewski, qui avoue sans fards pourquoi la spéculation n’a pas que des inconvénients. «Que les collectionneurs s’intéressent à nous, c’est bon pour les affaires, lâche-t-il. Les spéculateurs créent la hype autour d’une distillerie. Le whisky est devenu un objet de collection, et pour certains un business : tu achètes, tu vends, tu échanges… On ne peut rien y faire. On a créé quelque chose que les gens désirent au point de payer des sommes folles : c’est positif pour nous, ça veut dire qu’on ne s’est pas trompés dans nos décisions et qu’on fait bien les choses. Mais bien sûr, c’est injuste pour ceux qui ne parviennent pas à trouver nos single malts alors qu’ils aimeraient les boire.» «D’autant, l’interrompt Ewelina, qu’on a également besoin que des gens ouvrent nos bouteilles !»

Pour inciter les amateurs à faire sauter les bouchons, la distillerie a lancé sur les réseaux sociaux le hashtag #BimberUncorked, sous lequel les chanceux qui ont réussi à agrafer une quille sont invités à poster leurs photos de l’objet du désir dûment ouvert. Mieux, la série Underground dissimule sous ses capsules des codes NFC à scanner, qui donnent automatiquement droit à 10 % de réduction sur le prochain achat. Mais parmi chaque release se cachent quatre bouteilles dotées d’un code spécial qui permet, celui-là, de gagner sans débourser un kopeck le prochain quatuor. «On met beaucoup de travail, beaucoup de passion, beaucoup de nous dans nos whiskies, plaide Matt McKay. Alors on veut quand même que les gens les goûtent !»

Le prochain single malt, entre nous, il serait dommage de l’assigner à résidence derrière une vitrine. Fin novembre-début décembre, Bimber The First Peated arrive chez les cavistes. Le premier “vrai” tourbé de la distillerie londonienne, 3 ans, 54,6%, environ 50 ppm mesurés sur l’orge (14,6 ppm sur le liquide), 1 950 quilles et pas une de plus. Il est superbe, onctueux, gras comme un petit cochon ! «Le grain a été malté au sous-sol chez Dariuz, et tourbé dans son garage, détaille Matt en se marrant. Du fait maison, fabriqué à la main. Depuis trois ans, on distille du tourbé deux semaines par an. Remarque, à force de tout faire nous-mêmes, nous avons acquis une belle expérience du kiln. Cela nous sera utile à Dunphail.»

Dunphail. C’est dans le Speyside, près de Forres, que Dariusz et Ewelina s’apprêtent à ouvrir leur seconde distillerie, au printemps 2023. Parce que “Scotland is Scotland”, quand on aime le whisky, soupire le créateur de Bimber : «L’Écosse a toujours été la prochaine étape dans mon esprit. Dunphail offrira plus d’options, notamment parce qu’il y a davantage d’espace. On produira quatre fois plus que Bimber, soit 200 000 LAP annuels, et surtout, on maltera tout sur place, à l’ancienne, sur une aire, en tourbant 40 % de la production. Pour le reste, on ne change rien.» Au nez, à l’œil, à la main. Amis geeks collectionneurs, ce n’est pas le moment de vider vos bas de laine.

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