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Toujours prête à étonner, expérimenter et découvrir, Bruichladdich est l’un des mythes d’Islay. Avec Gavin Smith, Whisky Magazine & Fine Spirits fait le point sur la distillerie qui produit notamment Octomore, le single malt le plus tourbé au monde.

 

Pur produit de la grande période d’expansion du scotch whisky de l’époque victorienne, Bruichladdich est construite en 1881 par la famille Harvey, de Glasgow. Celle-ci, également propriétaire des distilleries glaswégiennes Dundashill et Yoker, demeure actionnaire majoritaire de Bruichladdich jusqu’à sa cessation d’activités en 1929. L’établissement rouvre ses portes en 1936, puis est acquis deux ans plus tard par Joseph Hobbs et associés. Après plusieurs autres changements de propriétaire, Bruichladdich est rachetée par Invergordon Distillers Ltd en 1968. Une seconde paire d’alambics y est installée sept ans plus tard. Après l’acquisition d’Invergordon par Whyte & Mackay Ltd en 1993, Bruichladdich est de nouveau fermée, de même que Tamnavulin et Tullibardine. Bruichladdich reprend brièvement ses activités durant quelques mois en 1998, puis est remise en sommeil avant d’être rachetée en 2000 par l’embouteilleur indépendant Murray McDavid Ltd pour la somme de 6,5 millions de livres sterling.

 

distillerie bruichladdich shutterstock

 

Sous la houlette de sa nouvelle équipe, à savoir de son directeur Mark Reynier ainsi que du très charismatique Jim McEwan, maître distillateur à la vaste expérience, Bruichladdich se forge vite une réputation de distillerie “non-conformiste”, voire franc-tireuse, jamais à court d’expérimentations, toujours prête à repousser les limites du whisky, sans toutefois faillir à sa passion de l’intégrité et de la provenance. Son programme de production est pour le moins prolifique, avec même des eaux-de-vie de triple, voire de quadruple distillation. En 2003, l’unique chaîne d’embouteillage de l’île d’Islay est installée dans l’enceinte de la distillerie. La première distillation après la réouverture de Bruichladdich a lieu le 29 mai 2001. Elle produit un distillat fortement tourbé baptisé Port Charlotte. Le 23 octobre de l’année suivante est distillé le single malt le plus tourbé au monde (80 ppm), auquel est donné par la suite le nom d’Octomore. Bruichladdich non tourbé, Port Charlotte et Octomore constituent dès lors le trio de base, les variantes Scottish Barley et Islay Barley devenant par la suite les deux expressions principales de chacun de ces trois embouteillages. Près de 40 % de l’orge utilisée par la distillerie est désormais cultivée dans l’île.

 

Une nouvelle étape

Bruichladdich perd en 2012 son indépendance très appréciée. Elle est acquise par le groupe français de spiritueux Rémy Cointreau pour 58 millions de livres sterling. Carl Reavey, directeur création et contenu, évoque cette période : « J’étais l’un des associés de Bruichladdich à être le plus préoccupé, voire le plus sceptique, quand il a été question de l’acquisition de Bruichladdich par Rémy Cointreau. J’ai toujours été médiocrement motivé pour travailler avec de grands groupes industriels, qu’ils appartiennent ou non au secteur des boissons. Mais on s’accordait en général à reconnaître que le rachat de cette distillerie farouchement indépendante qu’est Bruichladdich était inévitable, car le modèle de la petite entreprise privée n’était plus viable. Notre personnel souffrait d’un cruel manque de ressources et était épuisé, nos actionnaires n’avaient perçu aucun dividende depuis onze ans et nos fournisseurs avaient fait preuve de patience bien au-delà de ce qu’exigent les nécessités du commerce. Les deux seules options réalistes étaient soit de tout arrêter, soit de revendre l’entreprise à un groupe disposant des ressources nécessaires qui nous permettraient de franchir l’étape suivante. »

« Bruichladdich a construit son succès sur un ensemble de principes que nous considérons comme intangibles, ajoute Carl Reavey. Ce que nous produisons, c’est un whisky écossais, avec de l’orge écossaise. C’est un whisky d’Islay, élevé durant toute sa vie sur l’île, et nulle part ailleurs. Jamais. Nous le produisons à la main, avec un matériel antique remontant à l’époque victorienne. Il est embouteillé sur l’île d’Islay, avec de l’eau de source d’Islay (quand l’eau est nécessaire), sans le moindre additif caramel ni filtration à froid. Telle est notre philosophie. Nous nous y tenons rigoureusement, car c’est notre ADN. Rien à voir avec des artifices de marketing mis sur le tapis les uns après les autres pour dynamiser les ventes d’expressions individuelles en fonction des exigences d’un bureau de création d’image de marque. Rien ne pourra nous en faire démordre. »

 

Des Français attendus de pied ferme

Carl Reavey rappelle que l’équipe de Bruichladdich attendait de pied ferme les “comptables” venus de France dont l’une des premières exigences fut de doubler la production d’eau-de-vie. « Nous leur avons répondu que c’était impossible, car notre matériel était au bout du rouleau, dit-il. La vieille cuve-matière ouverte en fonte, notamment, était totalement vétuste. Morte. Pour résoudre la question, la solution de facilité aurait été de transplanter les processus de production de Bruichladdich au XXe siècle (!), en remplaçant la vieille cuve d’empâtage par un système de cuve-filtre moderne. Deux fois plus rapide. Avec rendement de loin plus considérable. Bien plus facile à utiliser. N’exigeant pas une main-d’œuvre hautement qualifiée. Moins onéreuse. Mais nous avons dit non. Cette vieille cuve-matière est bien plus qu’un symbole. La changer, c’était changer Bruichladdich. Alors les “comptables” nous ont dit : ok, reconstruisez-la ! »

Cet épisode a toutefois rassuré les plus intransigeants des gens de Bruichladdich, en leur montrant qu’ils ne perdraient pas leur âme sous la houlette du régime français. La cuve-matière fut donc reconstruite et la production renforcée, mais sans atteindre les volumes demandés par Rémy Cointreau, soit 1,5 million lap par an. L’accroissement de la production s’est mécaniquement traduit par des besoins plus importants en termes de capacité de stockage, mais les “comptables” de Rémy Cointreau ne se sont pas risqués à suggérer de stocker le whisky dans des chais d’Écosse continentale afin de faire des économies et ont au contraire avalisé la construction par étapes d’un ensemble de chais industriels à système de stockage palettisé de grande capacité.

« Ces deux exemples montrent tout simplement que nos nouveaux propriétaires n’ont pas sapé nos principes, ajoute Carl Reavey. Ils les ont soutenus et réaffirmés avec un programme d’investissement qui a semblé extraordinaire à tous ceux d’entre nous qui avions assisté à la folle course en avant dans laquelle nous nous étions lancés avec un manque criant de capitaux. »

« Depuis, ces exemples sont devenus légion. Nous disposons désormais d’une nouvelle académie, d’un plus grand nombre de concepteurs et d’une équipe plus étoffée de communicants. Sans parler des experts en logistique et contrôle qualité, de notre deuxième chaîne d’embouteillage et des nouveaux bureaux. Nous nous rendons tous les jours plus clairement compte que le groupe Rémy Cointreau n’a pas acheté une vieille distillerie bruyante, très insuffisamment financée et aux stocks plus que modestes. Il a acheté quelque chose de bien plus important. Il s’est offert un accès à la philosophie de Bruichladdich. Car c’est bien cela qui l’intéresse le plus. Par conséquent, il n’essaie pas de nous changer, mais, au contraire, il nous pousse vers l’avant. »

 

Une distillerie fidèle à son engagement

Après avoir commercialisé quelque quatre cent trente-deux expressions différentes – excusez du peu – entre 2001 et 2012, on a eu l’impression ces dernières années que Bruichladdich se “calmait”, pour ainsi dire, les distillateurs commençant à évoquer un “cœur de gamme”. Mais il y aurait là comme un malentendu, car selon Carl Reavey : « Nous avons cessé de prétendre que nous sommes focalisés par autre chose que par l’innovation. Notre engagement envers l’orge écossaise reste entier, de même qu’envers nos recherches en matière d’approvisionnement. Nous avons progressivement développé notre potentiel en ce domaine depuis que nous avons pu nous approvisionner pour la première fois en orge récoltée dans l’île d’Islay en 2004 ».

Depuis la reprise par Rémy Cointreau, les ventes de Bruichladdich ont progressé à un point tel que le populaire Laddie Ten ainsi que ses variantes de 16 et 22 ans d’âge ne sont plus disponibles qu’à la boutique de la distillerie. Quant à Classic Laddie, sans compte d’âge, son flacon affiche désormais des codes à retrouver sur le site web de la distillerie et indiquant la recette précise de chaque batch, pour montrer au consommateur que les expressions sans mention d’âge ne sont pas nécessairement inférieures à celles portant une indication d’âge.

« Il me semble que le changement d’orientation le plus important, indique Carl Reavey en guise de conclusion, c’est que nous nous focaliserons davantage sur cette réalité, savoureuse, que tout ce que nous faisons est, par définition, limité. Éditions, cuvées, millésimes, tout est limité, mais dicté par une kyrielle de variables différentes. L’analogie avec les grands vins n’en deviendra à la longue que plus pertinente. »

Parallèlement à cela, après avoir travaillé sous la direction du maître distillateur Jim McEwan, Adam Hannett a accepté la lourde responsabilité de succéder au grand homme qui a pris sa retraite l’été dernier. « Travailler quotidiennement avec Jim a été une expérience extraordinaire, précise-t-il. Il ne fait jamais les choses à moitié et recherche avant tout la qualité, pour obtenir le meilleur. Octomore 07.4 Virgin Oak a été ma toute première production. C’était l’idée de Jim, mais c’est moi qui ai réalisé cette bombe d’arômes et de saveurs. J’ai aussi produit Port Charlotte 2007 CC.01 élevé en fûts de cognac qui lui donnent sa douceur remarquable. Nous les avions tout simplement remplis puis entreposés en chais pour attendre de voir comment ils se développeraient. On ne pensait même pas forcément les commercialiser jusqu’à ce qu’on constate à quel point ils avaient bien évolué. »

 

Par Gavin D. Smith

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