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A l’occasion du 8 mars, journée des Femmes, interrogeons-nous sur leur place dans le whisky et penchons-nous sur l‘histoire de Cardhu. Car jamais ce single malt ne se serait imposé comme l’un des plus appréciés au monde sans deux pionnières à sa tête, Helen et Elizabeth Cumming, qui ont bâti sa notoriété au XIXe siècle.

J’ai longtemps vomi le 8 mars, tiède journée d’action pour les droits des femmes. Le jour de la récupération dépolitisée à côté de la plaque, où la presse féminine fait poser des célébrités mâles en escarpins ou rouge à lèvre, où les chaînes de beauté, lingerie, fleuristes & co proposent cadeaux et réductions aux chromosomées double X dans une ode à la féminité stéréotypée, très éloignée des luttes pour l’égalité. Une 2e Saint-Valentin, en somme, aussi vide de sens, mais sans réciprocité sur l’attention – qu’on payera cash les 364 autres jours de l’année.

Et puis, il y a quelques années, j’ai fini par comprendre qu’il fallait retenir cette date comme un marqueur, un hydromètre qui mesurerait le sucre et l’amertume, les avancées et les reculs. Le 8 mars, on évalue annuellement ce qui a été fait, pas fait, ce qui a été gagné sur le front de l’égalité. Et l’ampleur de ce qu’il reste à conquérir. Dans les spiritueux, le champ des conquêtes est une vaste friche tant la prise de conscience tarde (lire ici), tant les clichés ont la vie dure (lire ici). Tant le rôle historique des femmes dans cette industrie a longtemps été tu.

Prenez Cardhu. Si ce whisky s’est imposé comme l’un des plus appréciés des amateurs, c’est en grande partie à deux femmes qu’il le doit. Mais qui le sait de ce côté de la Manche, où les Français en ont pourtant fait leur deuxième single malt de choix, juste derrière Aberlour ?

La distillation, une tâche domestique ?

On rembobine. Nous sommes au début du XIXe siècle, dans le Speyside, la région d’Ecosse qui concentre alors – et aujourd’hui encore – le plus grand nombre d’alambics au mètre carré. A l’époque, la fabrication du whisky reste bien souvent une activité illégale, quand les fermiers l’hiver venu distillent en douce le surplus de grain. John et Helen Cumming sont de ceux-là. Le couple loue et exploite depuis 1811 la ferme Cardow, à l’écart de Knockando (le site et le whisky ne prendront le nom de Cardhu qu’en 1981 seulement).

Un lopin de terre isolé, de l’orge, un accès à l’eau, des tourbières… Avouez que ne pas distiller dans ces conditions aurait relevé de la faute de goût. C’est Helen qui actionne le plus souvent les petits alambics de contrebande et se charge de les planquer quand les autorités rappliquent dans le coin à intervalles réguliers. Rien d’exceptionnel à cela : la fermentation et la distillation domestiques, dans les fermes, n’était alors pas réservée aux hommes (le mot «domestique» vous aura mis sur la voie).

A l’époque, il n’est d’ailleurs pas rare que les Ecossaises travaillent, et ces trente dernières années les recherches de plusieurs historien·nes ont pourfendu le cliché de la femme du XIXe siècle cantonnée au foyer dans son rôle de mère et d’épouse (voir notamment les travaux d’Eleonor J. Gordon). Elles exercent en abondance des emplois sous-payés dans la domesticité, la paysannerie, l’artisanat, les « services à la personne » comme on les qualifie aujourd’hui (nourrices, lavandières, couturières…). Surtout, la première vague de la Révolution industrielle en Ecosse, quelques années avant le développement de l’industrie lourde, s’est appuyée sur le boom du textile qui, dans les premières décennies du XIXe siècle, employait à 90% une main d’œuvre féminine travaillant le plus souvent à domicile (il faut attendre les environs de 1840 pour voir se multiplier les filatures).

Derrière la femme, cherchez l’autre femme

Tandis qu’Helen Cumming partage son temps entre les fourneaux et les alambics, son époux purge plusieurs peines pour maltage et distillation illicites. Mais en 1823, l’Excise Act entre en vigueur, une loi encourageant la distillation légale, qui va profondément et durablement modifier la production de scotch. Les Cumming figurent parmi les premiers à se procurer une licence officielle.

Le whisky de Cardow se taille une belle réputation, et bientôt le fils du couple Cumming, Lewis, reprend les rênes de l’affaire, transformant son malt tourbé (à l’époque, ils le sont presque tous, y compris dans le Speyside) en business prospère. Quand le bougre casse sa pipe, en 1872 à l’âge de 69 ans, il laisse derrière lui 3 bambins, dont une fillette qui décède deux jours après son père, une veuve enceinte de 25 ans plus jeune, Elizabeth. Et une mère de 95 ans, qui le suivra dans la tombe deux ans plus tard. Avec moins que cela, Zola nous pondait un chef-d’œuvre. Elizabeth ne se contentera pas de moins.

L’art de se prendre le manche de la pelle à malter dans le groin

Ces dernières décennies, en revanche, l’industrie du whisky s’est moins distinguée par ses chefs-d’œuvre que par son sexisme et son conservatisme, la grande internationale des amateurs ne trouvant pas grand-chose à redire au confort de l’entre-soi masculin. Moyennant quoi, en se réveillant récemment, les marques et distilleries ont pris conscience qu’elles ne savaient pas s’adresser à la moitié de l’humanité – traduire : à la moitié de leur clientèle potentielle, une force économique considérable (près de 40% des consommateurs de whisky aux USA sont par exemple des femmes, ô surprise). Parlez d’une gueule de bois.

Pas facile de combler ce retard à l’allumage sans risquer de se prendre le manche de la pelle à malter dans le groin, à savoir les accusations de « feminism washing ». Le dernier cas d’école en date reste l’accueil cuisant réservé au Jane Walker, un Black Label rebrandé avec boobs, talons et cheveux longs, sorti pour le 8 mars (déjà) 2018. Diageo récidive d’ailleurs cette année, mais en ayant retenu la leçon : le Jane Walker 2020, un jus inédit cette fois, est un blended malt de 10 ans composé par la master blender Emma Walker, qui intègre majoritairement du Cardhu. Surtout, le n° 1 mondial des spiritueux a mis en place d’importantes politiques d’égalité salariale et de promotion des femmes qui commencent à porter leurs fruits, y compris dans la production – et non plus seulement dans les services marketing, com’ ou ventes.

Une place dans la lumière

La fabrication du whisky, une histoire d’hommes ? Elizabeth Cumming [voir photo], comme sa belle-mère avant elle, n’avait pas reçu le mémo en 1872, quand elle se retrouve seule avec 3 bouches à nourrir et des alambics qui risquent le silence. Car c’est elle qui va véritablement propulser Cardow dans une dimension nouvelle. Sous son impulsion, le domaine s’étend, la vieille ferme est abandonnée et elle entreprend la construction d’une nouvelle distillerie dès 1884, pour satisfaire la demande, notamment celle des grandes marques de blends qui plébiscitent son single malt dans leurs assemblages. «Au fond, la seule décision discutable qu’ait prise Elizabeth Cumming, plaisante aujourd’hui Andy Cant, le directeur de Cardhu, fut de revendre les vieux alambics de l’ancienne distillerie à William Grant, qui voulait monter une petite distillerie à Dufftown, non loin.» Une petite distillerie… Ces cuivres d’occase allèrent équiper la future Glenfiddich, devenu l’un des monstres du single malt mondial.

En 1893, endeuillée par le décès de son fils aîné, Elizabeth cède sa distillerie au blender John Walker & Sons, qui intégrera DCL (l’un des ancêtres de Diageo) en 1825, contre une somme confortable et des actions dans l’entreprise de son acquéreur. Elle s’éteindra l’année suivante en ayant assuré la fortune de sa descendance. De nos jours, s’il s’est imposé dans sa bouteille trapue à la taille resserrée, le whisky de Cardhu forme toujours, également, le cœur de l’assemblage de Johnnie Walker. Et si la distillerie (en même temps que Glenkinchie, Caol Ila et Clynelish) se verra doter d’un nouveau centre d’accueil des visiteurs en cette année 2020, c’est tout autant pour célébrer le 200e anniversaire du célébrissime blend que pour braquer la lumière sur deux femmes à qui Cardhu doit beaucoup.

 

Par Christine Lambert

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