Tout changer pour ne rien changer. C’est avec la volonté de continuer à écrire l’histoire de leurs liqueurs en demeurent fidèles à leur héritage et leur savoir-faire que les pères Chartreux viennent d’inaugurer une nouvelle distillerie. Pour cela, il était essentiel de s’inscrire dans le temps et de construire une distillerie artisanale qui vivra encore au XXIIe siècle.
Le 30 août dernier, la nouvelle distillerie des pères Chartreux, la septième depuis la création de l’Élixir végétal il y a 281 ans, a été officiellement inaugurée sur le site d’Aiguenoire, à Entre-Deux-Guiers, en Isère. Si cette inauguration a naturellement été un moment fort, qui restera à jamais gravé dans l’histoire des célèbres liqueurs, la date du 30 août, éminemment symbolique, n’a pas été choisie au hasard. Le 30 août 1916, soit quatre cents ans plus tôt, les moines ont acheté le domaine d’Aiguenoire situé à douze kilomètres du monastère avant d’en être chassés en 1791. À l’époque, ils y pratiquaient l’agriculture et la pisciculture : travailler pour être autosuffisants et indépendants du Vatican a toujours été une priorité. Pourtant, ce nouveau changement de lieu de production n’était pas vraiment prévu. Depuis 1935, les moines élaboraient leurs liqueurs à Voiron : une distillerie qui leur convenait parfaitement. Mais la ville s’est étendue et la réglementation en matière de normes de sécurité a évolué. « Deux solutions s’offraient à nous, explique Emmanuel Delafon, président-directeur-général de Chartreuse Diffusion et de la Compagnie française de la Grande-Chartreuse. Engager des travaux pour que le site de production soit aux normes actuelles ou déménager. » En 2014, la seconde option a finalement été choisie : une décision qui a évidemment été prise avec l’aval des moines. Si ce déménagement a donc été un peu contraint, le jeune dirigeant, fraîchement arrivé à la tête de la société, a su en faire une belle opportunité. D’ailleurs, à l’instar de Bertrand De Nève, le directeur de la distillerie, les moines sont paraît-il très heureux de leur nouvel outil de production.
Des liqueurs mythiques et très secrètes
L’histoire des liqueurs Chartreuse a débuté à Paris, en 1605, lorsque le Maréchal d’Estrées a remis aux Chartreux un manuscrit énumérant les plantes d’un élixir de longue vie. Il ne s’agit pas véritablement d’une recette mais, à partir de ce document, les moines du monastère de la Grande-Chartreuse, fondé en 1084 non loin de Grenoble par Saint Bruno, vont créer l’Élixir végétal de la Grande-Chartreuse. Cette potion aux vertus médicinales élaborée à partir de cent trente plantes verra le jour en 1737. « C’est frère Jérôme qui est parvenu à stabiliser la recette, raconte Emmanuel Delafon, avant de rajouter amusé : C’est certainement le plus long programme recherche et développement de l’histoire. » La première création des Chartreux, une véritable nouveauté pour l’époque, est alors vendue sur les marchés de Grenoble et de Chambéry où elle rencontre un véritable succès. Il se raconte même que cet Élixir a sauvé de nombreuses vies au cours de la terrible épidémie de choléra qui a frappé la France en 1832. Aujourd’hui, il est toujours conseillé pour lutter contre la fatigue et favoriser la digestion. L’Élixir végétal de la Grande-Chartreuse est d’ailleurs principalement commercialisé en pharmacie même si on le trouve aussi chez certains cavistes. Car s’il est toujours consommé sur un morceau de sucre ou dans une infusion pour ses bienfaits pour la santé, il fait également le bonheur des bartenders qui l’utilisent comme un bitters pour booster leurs cocktails.
À partir de cet Élixir, en 1764, les moines vont donner naissance à la Chartreuse Verte puis à la Chartreuse Jaune en 1838, surnommée la “reine des liqueurs”, toutes deux également produites à partir d’un mélange de centre trente plantes, herbes, racines ou encore fleurs. Depuis, la collection s’est étoffée avec les sublimes Chartreuse VEP pour Vieillissement Exceptionnellement Prolongé, l’Épiscopale ou encore la MOF. Vous n’en saurez pas beaucoup plus sur les recettes de ces liqueurs, au même titre que celle de l’Élixir. Même Bertrand De Nève, qui est pourtant responsable de leur production, n’y a pas accès. Seuls Dom Benoît, 76 ans, et frère Jean-Jacques, 63 ans, les connaissent et continuent à en préserver le secret. Un secret bien gardé qui participe certainement, tout comme leur histoire mouvementée, à rendre ces liqueurs mythiques, pour ne pas dire mystiques. Car qu’elles soient vertes ou jaunes, les liqueurs des Chartreux fascinent. Elles pourraient même se vanter d’être les plus belles liqueurs au monde tant elles semblent avoir le pouvoir de séduire aussi bien les plus grands chefs et les plus grands sommeliers que les bartenders les plus en vue, et ce aux quatre coins de la planète. Parmi leurs fans, on compte même des stars comme Quentin Tarantino qui a mis à l’honneur la liqueur française dans des scènes des films Boulevard de la mort (2007) et Inglourious Basterds (2009) ou le groupe ZZ Top qui a enregistré la chanson Chartreuse en 2012. Mais ce n’est pas vraiment le style de la “maison” qui semble épargnée, comme imperméable, aux travers de notre société. Pour tenter d’en saisir la philosophie, notre visite commence par une petite randonnée jusqu’au Monastère de la Grande-Chartreuse, la maison mère de l’Ordre des Chartreux, où les moines se consacrent à leur vie de solitude et de prière.
Une distillerie moderne et écoresponsable
Comme nous, les employés laïcs de la Compagnie française de la Grande-Chartreuse font régulièrement le chemin jusqu’à l’imposant monastère fondé dans le Désert de Chartreuse, une “zone de silence”. Leurs visites se limitent néanmoins à la salle des plantes, l’ancienne boulangerie, où Dom Benoît et frère Jean-Jacques préparent quatre moutures différentes. Pour cela, les plantes séchées sont triées, broyées, pesées et mélangées. La composition de ces moutures reste un mystère pour les laïcs de la distillerie. Bertrand De Nève peut seulement nous raconter que « Une moitié des plantes provient de la région, l’autre du reste du monde. Certaines sont travaillées entières ; pour les autres, seulement les queues ou les sommités sont utilisées ». Même Emmanuel Delafon, qui règle pourtant les factures, n’a aucune idée de la nature des 24 tonnes de plantes commandées tous les ans. Avant que ces dernières arrivent entre ses mains, les noms des plantes sont soigneusement masqués par les moines. Pour élaborer les célèbres liqueurs, Bertrand De Nève se laisse donc guider par les codes qui permettent de différencier les moutures et, bien sûr, par les instructions des deux moines liquoristes. Si jusqu’alors, elles prenaient la route jusqu’à Voiron, depuis plus d’un an, ces moutures sont acheminées au sein de la nouvelle distillerie. La première distillation y a été effectuée le 6 novembre 2017.
Pour donner vie à ce nouvel outil de production, dix-huit mois de travaux ont été nécessaires et dix millions d’euros ont été investis. « S’intégrer dans l’environnement et préserver les espèces présentes sur le site faisait partie de nos priorités, souligne Emmanuel Delafon. Les matériaux durables comme le bois, la pierre et le verre ont été privilégiés. Ils viennent essentiellement de la région : le bois, par exemple, a été coupé au-dessus de la distillerie. » Sur le site d’Aiguenoire, à côté de la grange historique, où des bureaux et une salle de dégustation ont été aménagés, deux bâtiments ont été construits : un destiné à la production et une cave pour accueillir les fûts et les immenses foudres. L’architecture du bâtiment qui accueille les deux alambics et les grandes cuves de macération en inox, est inspirée de la grange construite par les moines à la fin du XVIe siècle. Quant à la cave semi-enterrée, d’une capacité de stockage de deux millions de litres, elle a été en partie creusée dans le massif de la Grande-Chartreuse. Vous l’aurez noté, ici, on ne parle pas de chai et encore moins de maître de chai. Ces termes ne plaisent pas aux moines. En revanche, s’ils sont extrêmement fidèles aux valeurs portées par les liqueurs Chartreuse depuis plus de quatre siècles, ils ne sont pas du tout réfractaires à la modernité. Bien au contraire. La construction de cette nouvelle distillerie, qui a été l’occasion d’en optimiser l’ergonomie afin de faciliter le travail de tous, tout au long du procédé de fabrication, en misant notamment sur la gravitation, le prouve aisément. Les moines ont aussi choisi de faire l’acquisition de deux nouveaux alambics en cuivre, conçus sur-mesure par la Chaudronnerie Cognaçaise. « Pour la construction de la nouvelle distillerie, nous avons travaillé principalement avec des artisans locaux mais pour les alambics et les fûts, nous avons dû faire des exceptions, explique Bertrand De Nève. Ce sont des savoir-faire que l’on ne trouve pas dans notre région. »
Des recettes extrêmement complexes
Au sein de la distillerie d’Aiguenoire, les plantes qui arrivent depuis peu dans des big bag, plus faciles à manipuler, sont stockées à l’étage supérieur. Les deux alambics de 36 hectolitres chauffés à basse pression, pour une distillation lente (entre cinq et six heures), sont installés au rez-de-chaussée. Entre les deux, se trouve le niveau consacré aux macérations (distillat de plantes et plantes) et aux extractions ainsi qu’aux infusions (alcool de betterave ou vinique et plantes) plutôt destinées à la coloration qu’à l’aromatique. « Pour chaque mouture, il y a une recette à appliquer, explique Bertrand De Nève. En fait, c’est un peu comme si on cuisinait à la place des Chartreux. Chaque série de plantes donne des distillats différents qu’on assemble avant d’ajouter du sirop de sucre de canne et de l’eau osmosée pour arriver au bon degré. Mais on ne mélange jamais deux campagnes de distillation : il y a des variations entre chaque campagne et nous n’avons pas la volonté d’unifier la production. » Les assemblages prennent alors la direction de la cave via un réseau sous-terrain. S’ils peuvent veiller sur la production depuis leur monastère en prenant la main sur l’outil informatique, les moines reçoivent aussi régulièrement des échantillons pour évaluer les différents alcoolats et suivre le vieillissement des différents assemblages. Ce sont eux d’ailleurs qui décident des assemblages et qui se chargent de sélectionner les liqueurs arrivées à maturité. Aujourd’hui, les activités d’embouteillage et d’expédition ont toujours lieu à Voiron mais le déménagement de la chaîne d’embouteillage à Aiguenoire est programmé en 2020. À Voiron, dans la plus longue cave à liqueurs du monde, on trouve toujours les foudres les plus anciens qui peuvent difficilement être déplacés. Loin d’être abandonné, le site, qui accueille déjà 100 000 visiteurs par an, doit même faire peu neuve.
Au regard de l’engouement actuel pour les liqueurs des Chartreux, on a du mal à croire que de la fin des années 1970 au début des années 2000, leur consommation a beaucoup baissé. D’ailleurs, aujourd’hui encore, avec 900 000 litres produits chaque année, vendus pour moitié en France et pour moitié à l’exportation, nous sommes loin des 3 millions de bouteilles produites tous les ans dans la seconde moitié du XIXe siècle. Un chiffre qui ne semble pas prêt de changer même s’il devient de plus en plus difficile de s’offrir des Chartreuse VEP soumises depuis quelque mois à des allocations comme peuvent l’être les plus grands vins. Vous l’aurez certainement compris, la Compagnie française de la Grande-Chartreuse n’est pas une société comme les autres : son objectif est avant tout de contribuer à la pérennité et au rayonnement de l’Ordre des Chartreux. Cela dit, nous avons tout de même une bonne nouvelle. Même deux. La Chartreuse jaune va renouer avec son degré d’embouteillage historique. Dès le début de l’année prochaine, elle va troquer son 40 % pour titrer à nouveau 43 %. Quant à la grande famille des liqueurs Chartreuse, elle pourrait bien s’agrandir.
Tarragone, un exil qui participe à la légende
L’histoire des pères Chartreux et de leurs distilleries est si mouvementée qu’elle pourrait inspirer plus d’un scénariste. L’épisode le plus célèbre reste néanmoins l’expulsion de France des moines en 1903. L’heure est à la séparation de l’Église et de l’État, une loi qui sera votée en décembre 1905. Plus de cinquante congrégations, dont les Chartreux, sont contraintes à l’exil. La production des liqueurs est alors transférée en Espagne, à Tarragone. À cette époque, les liqueurs Chartreuse sont d’ailleurs commercialisées sous le nom de Liqueur fabriquée à Tarragone par les Pères Chartreux, les moines ayant été dépossédés de leur marque par l’État. Il faudra attendre 1989 pour que les moines renouent avec la marque Chartreuse et relancent la production à Fourvoirie jusqu’à ce qu’un éboulement de terrain, en 1935, les contraigne de déménager à Voiron. Pour célébrer cet exil en Catalogne, tous les ans, les Chartreux produisent une série limitée de leur liqueur baptisée Santa Tecla, du nom des festivités qui ont lieu à Tarragone en septembre. Quant aux liqueurs produites à cette époque, elles sont particulièrement recherchées par les amateurs et les collectionneurs. Il faut dire que même si elles étaient élaborées selon les mêmes recettes, les fûts étaient stockés dans les greniers où les températures étaient bien plus élevées qu’en France. Des conditions de vieillissement qui avaient naturellement un impact sur leur profil aromatique. Et puis, bien sûr, aujourd’hui, les Tarragone sont de plus en plus rares et de plus en plus âgées. De quoi attiser toutes les convoitises.
Par Cécile Fortis