En franchissant en nombre le Rubicon du malt dernièrement, les distilleries charentaises sont sans doute en train d’écrire un chapitre décisif dans la jeune histoire du whisky français. Avec la capacité de le propulser hors de nos frontières grâce aux réseaux d’export bien implantés du cognac. Mais néanmoins, contrairement à ce qu’on imagine, le mouvement tient davantage de la course d’obstacles que du sprint…
Produire du whisky sur les terres du cognac ? Jamais, vade retro, satanas ! Depuis que les Écossais profitèrent jadis de la crise du phylloxéra – qui ravagea durablement le vignoble charentais – pour imposer leurs vils alcools de grain sur les marchés laissés vacants, la Charente n’avait que mépris pour cet opportuniste ennemi. «Le scotch et le cognac, c’est le crunch, l’équivalent des rencontres France-Angleterre de rugby», plaisante Jérôme Tessendier, distillateur et négociant, néoconverti au grand Satan du malt. Alors, comment imaginer qu’un jour les Cognaçais finiraient par franchir en horde ce trouble Rubicon ? Ne jamais dire jamais. Car en se posant en piqué sur la carte hexagonale du malt, les distilleries charentaises sont sans doute en train d’écrire un chapitre décisif dans la jeune histoire du whisky français. À Cognac, tout le monde avance peu ou prou les mêmes explications au retournement de jaquette, à cette révolution copernicienne. D’abord, de toute évidence, l’effet d’aubaine avec le formidable décollage du whisky français. «Il y a dix ans, reconnaît Julien Nau, patron de SVE/Saint-Palais, important bouilleur de cognac qui distille à façon moult spiritueux et s’est associé à l’aventure des malts Alfred Giraud, on n’avait pas identifié que le whisky français avait un réel marché.» Ensuite, un renouvellement générationnel à la tête des maisons de Cognac, et l’arrivée de jeunes moins dogmatiques, plus ouverts. Et puis, la nécessité de se diversifier, alors que la noble eau-de-vie de vin a connu par le passé des cycles de crise encore imprimés dans les mémoires. «Mais sans même parler de l’éventualité d’une crise, le succès du cognac est tel que les problèmes d’approvisionnement en vin limitent notre croissance, renchérit un bouilleur. Toutes les grandes maisons sont sous allocation.» Arriver à la case whisky était au fond inéluctable. D’autant que la région possède les équipements nécessaires, les compétences en distillation et en vieillissement, les chais, la matière première bien souvent (de nombreux vignobles sont en polyculture non loin des céréales), et toutes les industries complémentaires nécessaires – tonnelleries, cuveries, verreries, bouchons, chaînes d’embouteillage, agences de marketing et communication… Bref, un parfait écosystème pour les spiritueux. Julien Nau y voit un aboutissement logique : «Depuis une vingtaine d’années, avec l’émergence de la Spirit Valley, les choses ont beaucoup évolué, dans le sillage des vodkas Grey Goose ou Cîroc, qui ont ouvert la voie de la diversification. Aujourd’hui, on élabore toutes sortes de spiritueux en Charente. Ensuite, de nombreuses maisons familiales de cognac sont passées dans le giron de grands groupes qui ont tous des intérêts dans le whisky, notamment en Écosse.» Pernod Ricard, LVMH ou Rémy Cointreau jouent effectivement dans les deux équipes, grain et raisin. L’heure était donc venue. Le cognac savoure en outre une période de prospérité hautement propice aux expériences, battant chaque année des records d’exportation (près de 20 millions de bouteilles expédiées en 2021 selon le BNIC, le Bureau national interprofessionnel du cognac). De quoi calmer les crispations dans le vignoble, où les viticulteurs ne voient pas tous d’un bon œil l’orge s’incruster dans les mêmes marmites que l’ugni blanc.
Un fabuleux potentiel
Quelque 3 000 alambics en production jalonnent la région cognaçaise. Ils ont craché en 2021 pas loin de 100 millions de litres d’alcool pur de cognac, en tournant au grand maximum six mois l’an, puisque l’AOC exige que la distillation se termine au plus tard le 31 mars suivant les vendanges. D’avril à octobre, les cuivres prennent la poussière. On perçoit bien de fabuleux potentiel… et l’inquiétude des acteurs historiques du whisky français qui se préparent à passer sous le rouleur compresseur. «Le Cognaçais, c’est une machine de guerre sans égale dans le pays, s’alarme un producteur de single malts pourtant bien installé. Ils peuvent raisonner en coût marginal, leur matériel est déjà amorti. Quand ils auront tous construit des brasseries, ils seront capables de faire tomber le litre de 3 ans d’âge au niveau des prix écossais, alors qu’aujourd’hui on vend deux à trois fois plus chers. Fin de la récré, merci les gars, on s’est bien marrés !» Les premières maisons de Cognac à se risquer discrètement dans le whisky – Brunet (qui fournit l’Américain Brenne) ou Daucourt (Bastille et DUC, le whisky du rappeur Booba) – n’avaient guère ému les foules. À l’exception de Bercloux, racheté en 2019 par Les Bienheureux (Bellevoye), et qui s’est rapidement taillé une jolie réputation. Depuis, la Charente a passé la surmultipliée, et une demi-douzaine de producteurs supplémentaires ont sorti des single malts : Alfred Giraud/SVE/Saint-Palais, Fontagard, Merlet, Boinaud, Tessendier et Vinet-Delpech/Les Brûleries modernes – tandis que la seconde vague attend en embuscade (La Perruge, La Tour…). Avec une qualité remarquée, parfois au-dessus de la moyenne, et des produits lancés sous marque propre, à même de clouer le bec des contempteurs qui imaginaient naïvement la Charente comme une usine à vrac uniforme et destructrice de valeur.
Mais deux démarches se profilent, avec d’un côté ceux qui misent gros et se sont équipés d’unités de brassage ; et les distilleries qui tirent une cartouche pour voir, et s’approvisionnent en bière auprès d’un tiers. SVE/Saint-Palais a immédiatement fait le pari d’installer une brasserie – déjà sous-dimensionnée –, avec un filtre-presse dernier cri, preuve de la détermination des associés dans la marque Alfred Giraud, dont les embouteillages ne sont pas passés inaperçus. Tessendier a franchi le pas en fin d’année dernière : «C’est un investissement important, qui témoigne d’une vision à long terme, insiste Jérôme Tessendier, qui présente au Whisky Live Paris ses trois mises d’Arlett, un single malt baptisé en hommage à sa mère “qui a toujours préféré l’Aberlour au cognac”. Quand on achète une brasserie, ce n’est pas pour dire dans un an : “Stop, j’arrête tout”.» Fontagard a pris du retard dans les travaux, épidémie oblige, mais brassera dès 2023, bien conscient que l’identité d’un whisky se crée dans les cuves quand les levures s’agitent. D’autres y songent mais le ticket d’entrée a de quoi faire tiquer.
La brasserie La Débauche, à Angoulême, a bien vite identifié la compétence essentielle qui manquait à Cognac pour fabriquer du whisky. Et s’est empressée de combler un vide en ouvrant en mai dernier Salem Brewing, précisément calibrée pour fournir de la bière à distiller. «On a 250 recettes de bières derrière nous, une grosse expérience de terrain, une réputation de qualité, on peut étudier la faisabilité de n’importe quel projet et aider le client à développer les profils qui l’intéressent et dont il aura l’exclusivité : c’est d’ailleurs tout notre intérêt, argumente Églantine Clément-Camandone, cofondatrice de Salem. On est capables de proposer du sur-mesure, de jouer avec les types de céréales ou d’aller chercher la parcelle. Et nous sommes un acteur local, qui brasse de 20 à 40 kilomètres des distilleries.» Un argument de poids pour vanter le « brassé et distillé en Charente » et le circuit court. Avec une capacité de 65 000 hl/an, qui peut doubler sans trop investir, Salem compte sur le bouche-à-oreille et l’entrée en jeu d’opérateurs supplémentaires (lire l’encadré p.xx) pour décoller. Les distillateurs commencent à comprendre l’importance de la bière pour se différencier sur le plan aromatique. «S’ils peuvent compter sur un prestataire fiable, qui fournit de la bonne qualité à bon prix, un accompagnement, avec un bon fit, pourquoi investir à 6 chiffres minimum dans une brasserie ? Sans compter qu’il est compliqué de recruter pour six mois dans l’année…»
Vinet-Delpech, sous la marque ombrelle Les Brûleries modernes, fait partie de ceux qui préfèrent avancer prudemment. Après deux fournées de whisky en 2019 et 2020, la distillerie a fait une pause et se concentre sur le lancement de Palisson, son premier single malt, présenté à France Quintessence. «La période est pleine d’incertitude, il serait déraisonnable de miser gros d’entrée de jeu, plaide Jean-Baptiste Delannoy, le directeur général. On va attendre de voir comment le marché réagit, quel accueil reçoit notre whisky. Mais notre exploitation agricole produit de plus en plus d’orge. Et on s’est vraiment fait plaisir avec Palisson.» Même son de cloche chez Boinaud, qui possède le plus important vignoble en appellation (plus de 500 ha) et la plus grande distillerie sur site unique (plus de 40 alambics), mais se contente de cracher du whisky pendant un mois et demi à l’année. Après Hériose (contraction d’“héritage” et “oser”), sorti au printemps, Le Petit Tourbé devrait atterrir chez les cavistes en octobre. «On attend de voir comment ça prend, on ne s’enflamme pas, concède Thomas Livorin, responsable hospitalité de la maison. On applique la même philosophie que pour nos cognacs Deluze : pas besoin d’être un expert pour apprécier pleinement nos spiritueux. Les premiers retours sont très positifs. Si cela se confirme, on montera en production.»
L’export en ligne de mire
Du côté de Merlet, on ne se cache pas derrière son petit doigt : la boîte a un temps hésité à se spécialiser dans le vrac avant de décider en 2021 de commercialiser également sa marque de single malt, Coperies, appelée à s’étoffer dès l’an prochain. «Notre modèle, à la base, c’est la production à façon de différents spiritueux. Et c’est par ce biais qu’on a mis les mains dans le whisky, reconnaît Luc Merlet. La qualité nous intéressait, le marché se développait : il y avait là une opportunité à saisir et cela avait du sens de lancer notre whisky à côté de nos liqueurs. Quand on a commencé, en 2016, on distillait une semaine, et cette année on est passés à un mois et demi.» Soit pas loin de 100 000 LPA coulés sur neuf alambics : ce que la plupart des distilleries de whisky françaises n’arrivent pas à sortir en un an. «Pour nous, la prise de risque est quasi nulle, reprend Luc Merlet, dont la distillerie ne brasse pas. On sait que le stock s’écoulera, que ce soit dans Coperies ou en vrac. En France, les volumes se développent, mais jusqu’où peuvent-ils croître ? On va finir par atteindre un plateau, et on ne peut pas exclure une bulle. L’avenir va sans doute se jouer à l’export.»
L’export, cet horizon en or auxquels rêvent les producteurs de whisky français, qui, malgré la réputation des vins et spiritueux “made in chez nous”, n’ont jamais vraiment réussi à se faire un nom hors des frontières – faute de volumes, de notoriété et de réseaux. «Inutile de se leurrer : quand on parle whisky à l’étranger, personne n’attend les Français», déplore en sourdine un historique du whisky de France qui, même en observant d’un œil sombre l’arrivée des Charentais dans le jeu, est obligé de le reconnaître : eux seuls ont les clés pour espérer déverrouiller cet eldorado. Avec 97,6 % de sa production expédiée aux quatre coins du planisphère, le cognac existe aujourd’hui intrinsèquement sur une stratégie internationale. Ajoutons que 34 % à la louche des spiritueux super premium et au-delà produits dans le monde viennent de la petite Spirit Valley charentaise (chiffres IWSR corrigés), et l’on comprend à quel point le whisky peut se fondre sans forcer dans le paysage. La jeune génération qui prend la relève comprend parfaitement le pouvoir de l’export, assure Philippe Giraud. Elle sent bien qu’il y a un coup à rééditer avec le whisky, et n’avance pas avec une vision franco-française.» Lui-même installé aux États-Unis, il ne cache pas que ses malts, encarafés dans de précieuses bouteilles taillées et proposés à des tarifs très au-dessus du marché français, visent les marchés étrangers : «Personne ne nous attend, mais quand on montre ce que l’on peut faire, il n’y a pas de barrière à l’acceptabilité. J’y crois très fort !», conclut le créateur d’Alfred Giraud.
Merlet, Boinaud (avec les cognacs Deluze ou J. Dupont) et Tessendier (Park, Grand Breuil) entendent bien activer leurs réseaux mis en place de longue date à l’international. La moitié de nos marchés d’export sont intéressés, s’enthousiasme Luc Merlet. Le scotch reste roi, sans l’ombre d’un doute, mais on sent bien que les Français génèrent de la curiosité.» Jérôme Tessendier nuance le tableau : «Le whisky est un produit de marché français, pas le cognac.» Lui voit plutôt une double synergie en mode gagnant-gagnant : le whisky pour tirer le cognac sur le territoire national, et vice versa à l’export. «Si votre cognac marche bien à l’étranger, les distributeurs seront prêts à pousser le reste.» Les deux spiritueux, loin d’être concurrents, se complètent, insiste-t-il : l’eau-de-vie charentaise prospère dans un cadre très codifié, alors que le whisky offre davantage de latitude. «Les entreprises peuvent porter un autre projet avec leurs compétences, et c’est plutôt excitant. Le modèle du whisky, pour l’instant, se distingue de celui du cognac, dont les savoir-faire s’expriment dans le négoce et la création de marques. Mais cela risque d’évoluer quand on montera en production sur le malt. Et ça va aller très vite, on est tous dans les starting-blocks, on verra dans deux ou trois ans s’il y a une dynamique.»
Au-delà de l’effet d’aubaine et d’opportunité – qui n’a rien de répréhensible dans le monde des affaires –, on sent chez certains Charentais l’enthousiasme non feint, l’envie, réelle, de se frotter au whisky. Aucun process ne semble figé, chacun cherche, tâtonne, élargit le champ, personne ne campe sur ses certitudes, et quand on connaît la somme immense des compétences qui s’exprime à Cognac, c’est particulièrement réjouissant. Qui reverse des secondes (la fraction de distillation qui coule avant les queues) dans son wash, et modifie l’un après l’autre les paramètres de distillation pour améliorer la qualité de son distillat. Qui cherche à rendre ses gnôles plus rustiques en modifiant le chapiteau des alambics et l’angle des cols quand il switche sur le malt. Qui encaisse les débordements de mousse sans broncher – «Bon sang, ça ne mousse pas comme ça, le vin !». Qui se lamente de devoir passer son temps à récurer les marmites – toutes les deux semaines pour le cognac mais tous les trois jours pour le whisky – «Vivement la chauffe vapeur !». «Les machines se pilotent de la même façon, remarque Adrien Granchère. Mais le comportement est complètement différent quand on passe du cognac au whisky. Chez nous, le distillateur préfère désormais couler le whisky : il trouve que ça sent meilleur ces notes de biscuit !»
L’atout vieillissement
Mais c’est sur le travail de chai que les producteurs s’emballent le plus. L’AOC cognac circonscrit le vieillissement aux fûts ayant contenu des produits de la vigne, alors que le whisky pose très peu de limites, les laissant donner libre cours à leur art. «C’est agréable de sortir du chêne pédonculé», ironise Adrien Granchère. Ceux qui sont partis visiter des distilleries de scotch sont revenus avec le même constat étonné : le travail de chai est inexistant en Écosse, sorti de la vague des finishes. Eux ont été biberonnés à une tradition bien installée de réduction lente, de coupes (pré-assemblages) où les eaux-de-vie sont régulièrement réenfûtées, oxygénées. Des techniques qui, depuis des siècles, ont façonné la renommée sans égale des maîtres de chai charentais – ce n’est pas pour rien qu’ici on parle d’élevage et non de vieillissement.
Quelle identité se dessinera parmi les whiskies de Cognac, passés à la patine des mêmes traditions et savoir-faire locaux ? Nous travaillons tous les mêmes alambics, les mêmes cépages, les mêmes fûts de 350 litres, et pourtant nous produisons tous des cognacs qui expriment des personnalités différentes, rétorque un producteur : pourquoi en irait-il autrement pour le whisky ? «Avec le temps, on trouvera les fondamentaux pour se différencier encore davantage, relativise Julien Nau. Regardez, à ses débuts, le whisky français copiait le scotch, et ce n’est plus le cas. De toute façon, le “whisky de Cognac”, cela n’existe pas, et cela n’existera jamais. Ni en France ni à l’export.» Plaît-il ? Eh oui, car le BNIC a bien borné le terrain de jeu : les traîtres qui trempent dans le malt n’ont en aucun cas le droit de relier la qualité de leurs whiskies à leur origine, de quelque manière que ce soit. Et le Bureau veille au grain (sic). Impossible de mentionner sur l’étiquette les termes “Whisky de Cognac” ou “Eau-de-vie des Charentes”, ni même “Charente” ou “alambics charentais” (écrire plutôt : « alambics traditionnels »). Et remballez d’emblée toute référence au « terroir cognaçais » sous peine de finir suspendu à un ressort en haut d’un mât en place publique.
«C’est un peu compliqué, soupire Luc Merlet. On possède un savoir-faire et un ancrage territorial reconnu mais on ne peut pas en parler. C’est d’autant plus rageant que, pendant des années, tout a tourné autour de Cognac sans que jamais la Charente ne soit mentionnée. Et aujourd’hui qu’on souhaite la mettre en avant, ça coince.» L’un de ces confrères, fataliste, préfère se faire une raison : «On ne peut pas tout avoir, à savoir protéger efficacement le cognac et ébrécher cette protection quand cela nous arrange.» Comme le relève Philippe Giraud, «il y a encore quelques années, personne ne pensait pouvoir distiller du whisky à Cognac. Nous avons ouvert une brèche, montré que c’était possible, que ça avait même du sens. Et le ciel ne nous est pas tombé sur la tête !» Longue vie au whisky-distillé-en-alambics-traditionnels-dans-une-région-où-l’on-produit-une-célèbre-eau-de-vie-de-vin !