Pour mieux comprendre l’évolution des techniques de distillation, mieux vaut tenter de comprendre leurs techniques de diffusion. Une odyssée racontée en deux parties. Pour lire la deuxième partie, rendez-vous ICI.
William Faulkner a déclaré que la civilisation commence avec la distillation. Établir le bilan des progrès d’une civilisation par le prisme de ses avancées scientifiques et culturelles en matière de distillation est louable. La distillation requiert en effet des connaissances dans de nombreux domaines ‒ agriculture, chimie, biologie, métallurgie, technologie ‒ ainsi que des savoir-faire en matière de conditionnement, d’emballage et de logistique. Ce qui précède, ce sont les mesures techniques, mais les critères culturels et sensoriels nécessitent un public au papilles gustatives expérimentées et au pouvoir d’achat lui permettant d’acquérir le produit fini et d’en reconnaître les qualités.
Nous retracerons la brève odyssée historique de la distillation des céréales et de ses grandes évolutions dans une série de deux articles. Nous débuterons par l’époque aqua vitaedes eaux-de-vie de grain.La seconde partie nous emmènera dans l’ère du whisky.Ces deux époques se différencient par deux formes entièrement différentes de matériel de production, de préparation de produits, d’économies d’échelle et d’habitudes de consommation. Les étapes et les transformations ayant présidé au passage de l’aqua vitae au whisky n’ont pas eu lieu isolément : les progrès d’envergure intervenus dans d’autres industries et sciences ont abouti à la constitution de nouveaux matériaux, technologies et procédés, lesquels ont été mis à la disposition de l’industrie de la distillation.Mais il existe également des produits décisifs et des différences de qualités organoleptiques. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les eaux-de-vie de grain n’étaient pas vieillies. On additionnait plutôt le distillat d’ingrédients végétaux et aromatiques pour produire des toniques médicinaux et des breuvages savoureux destinés à une consommation récréative. À partir de la Grande-Bretagne anglo-saxonne, la locution aqua vitae(« eau-de-vie » en latin) est devenue uisce-beathaen celtique irlandais puis uisge-beathaou usque-baughen Écosse. Enfin, en en 1735, Uiscea été anglicisé en « whisky ».
La distillation à l’époque médiévale, au Moyen-Orient et en Europe occidentale
La première occurrence documentée de distillation en Europe occidentale date de 1150 environ, à Salerne, Italie. Mais c’est en Mésopotamie, il y a plus de 6 000 ans, que furent élaborés des procédés archaïques de distillation. Les objets en terre cuite associés à la distillation mis au jour par des fouilles archéologiques à Babylone, en Crète et dans la vallée de l’Indus, attestent de procédés rudimentaires de distillation destinés à produire des essences et des parfums. Vers l’an 400 de notre ère, Zosime de Panopolis,s’inspirant de traités de distillation alexandrins antérieurs, représente des alambics sous forme de cornues.Il désigne le chapiteau de la cornuesous son nom grec, ambix. Les érudits arabes transposent dans leur langue son descripteur, al-anbiq. Cinq siècles plus tard, en Perse, Jabir ibn Hayyan, dit Geber, reproduit des versions de ces alambics sur la base de ces sources alexandrines. Il fonde le premier laboratoire de chimie arabe équipé d’alambics pour la fabrication d’alcools et de parfums médicinaux. Ses écrits constituent l’une des sources de la diaspora de la distillation islamique et, plus tard, européenne. Les premières boissons spiritueuses résultent de la distillation de vin, la base alcoolique commune au sud de l’Europe et au Moyen-Orient. Lorsque les appareils de distillation pénètrent les régions de culture brassicole du nord de l’Europe, les empâtages de céréales remplacent le vin.
Tandis que les Bénédictins administrent l’école de médecine et l’hôpital de Salerne depuis l’abbaye du Mont-Cassin, siège de leur ordre, d’autres ordres catholiques imitent leur exemple dans les soins aux malades et aux personnes vulnérables. Les Cisterciens et les Dominicains fondent également des hôpitaux et des dispensaires, diffusant ainsi les connaissances en matière de distillation dans les sphères d’influence catholiques d’Europe occidentale. Au XIIe siècle, la distillation est à la fois une activité ecclésiastique et une vocation séculière adoptée par des apothicaires et des médecins. La technique de la distillation se propage rapidement vers le nord, par la vallée du Pô, Venise, la France et le Saint-Empire romain germanique. En 1280, à Nuremberg, des distillateurs artisanaux fabriquent du brenewein(« vin brûlé »), qui est une distillation de vin. Les villes libres allemandes qui ne disposent pas de distillateurs importent l’aqua vitaeproduite par les laboratoires de distillations artisanaux de Modène, Bologne et Venise. Vers 1300, Modène est le centre de la distillation en Europe : son aqua vitae prophylactique est commercialisée pour traiter maladies et affections. Les négociants génois mettent à profit ce nouveau produit et l’exportentjusqu’à Londres et Moscou. Ces nouveaux centres de distillation suscitent la curiosité d’érudits comme Hieronymus Burckhardtqui étudie la distillation à Modène dans les années 1330, encouragé par l’empereur Louis IV de Bavière. Ce dernier lui accorde par la suite l’autorisation de distiller à Berlin. Dans l’ensemble des États libres allemands, des apothicaires entreprenants, des résidences royales, des monastères et des propriétaires de tavernes pratiquent une forme de distillation rudimentaire. La consommation récréative d’aqua vitae prend son essor dans les débits de boissons et les ménages. Dès 1360, l’ivresse publique est un problème endémique à Francfort, ce qui incite la municipalité à adopter les tout premiers édits réglementant le métier de distillateur pour endiguer l’ébriété sur la voie publique due au schnapsteufel, le « diable de l’eau-de-vie ».
La structure élémentaire de l’alambic
On distingue dans les premiers alambics deux éléments : la tête (également appelée chapeau ou chapiteau) et la base (cucurbite ou chaudière). La distillation consiste à remplir la cucurbite de moût de vin ou de bière, de placer sur la cucurbite le chapiteau et de luter ce dernier avec de la pâte pour prévenir toute fuite de vapeur bouillante. La cucurbite est ensuite posée sur un fourneau à chauffe indirecte ou sur une flamme nue, le distillateur contrôlant soigneusement la chauffe pour porter à ébullition le liquide, l’éthanol se vaporisant à 72 °C avant l’eau (100 °C).
Les premiers alambics de paillasse étaient d’épaisses cornues en verre soufflé, ou « retorte », d’une contenance d’un ou deux litres. On immergeait souvent la chaudière dans le sable, la cendre ou l’eau, ou bien elle était enduite d’argile pour modérer la chaleur à la manière d’un bain-marie, et empêcher ainsi le verre de se briser ou le dégorgeage deson contenu. Il s’agissait d’alambics de ménages ou de petite entreprise familiale sans envergure commerciale. Au cours des sept siècles suivants, la conception des alambics se conforme à cette structure élémentaire en deux parties, mais avec de nombreuses variantes. Chaque pays décrit dans sa langue les variétés de formes d’alambics. En Grande-Bretagne, par exemple, on les appelle cloche de distillation, alambic pélican, alambic jumeau, tortue, hydre, à corne, luth, etc.Certaines configurations font appel à une série de retortes reliées entre elles, semblables aux alambics utilisés dans les distilleries de rhum jamaïcaines.Les dispositions plus complexe prennent l’aspect d’une ruche munie de fourneaux et de conduits internes chauffant tout un réseau de petits alambics. D’emploi courant jusqu’au début du XVIe siècle, les alambics en verre et métal étaient coûteux et fragiles. À la différence des alambics en terre cuite ou en céramique qui étaient bon marché et plus simples à fabriquer, leur paroi interne étant souvent émaillée, ce qui améliorait leur rendement. Les alambics en métal ‒ laiton, étain, bronze, cuivre, voire plomb toxique ‒ se sont révélés aussi durables que faciles d’utilisation. Quand le cuivre devient abondant à partir du début du XVIIe siècle et que son prix baisse, ses caractéristiques supérieures en font le métal de prédilection pour la fabrication d’appareils de distillation des eaux-de-vie.Après 1620, l’étamage de l’intérieur de l’alambic à repasse en cuivre et du serpentin prolonge sa durée de vie.
Les alambics de la Renaissance
La « tête de maure » et le rosenhutsont les deux formes d’alambic les plus utilisées à l’époque. Le rosenhut(« chapeau de roses » en allemand) apparaît au début du XVe siècle. C’est un alambic à chapiteau conique et refroidi par air. En installant un second bec au-dessus du chapiteau, le distillateur obtenait une distillation fractionnée grossière. Le chapiteau conique était mieux adapté à la distillation d’essences et de parfums comme l’eau de rose. La tête de maure est utilisée à partir de la fin du XVe siècle. C’est un chapiteau bulbeux à l’intérieur duquel est renfermé un second bassin dans lequel circule de l’eau. Pour le refroidir et provoquer la condensation, on emballe le chapiteau dans des linges humides d’où, sa ressemblance avec un turban. En 1519, un métallurgiste bavarois est le premier à fixer un « déflegmateur » sur une tête de maure, dispositif faisant partiellement office de rectificateur (au sein duquel ont lieu une condensation et un reflux) pour améliorer la pureté de l’alcool.
À partir du XVIIe siècle, plusieurs améliorations techniques sont apportées à l’ingénierie du matériel, notamment par les Allemands, les Hollandais et les Anglais. Robert Boyle conçoit en 1670 le premier alambic à vide, et Denis Papin, qui émigre à Londres pour se rapprocher de l’un des centres d’innovation en matière de distillation, fabrique en 1696 des soupapes et des pistons améliorant la sécurité de nouveaux alambics expérimentaux à vapeur. En Allemagne, les troubles politiques et religieux contraignent nombre de distillateurs qualifiés à émigrer vers la Hollande où Anvers est, au milieu du XVIe siècle, le plus grand marché international d’Europe, un port commercial et un important centre de distillation. Au XVIIe siècle, la Hollande devient le plus grand centre européen de brassage et de levure, dotée de la marine marchande la plus importante du continent ; celle-ci transporte des volumes considérables de céréales de la Baltique jusqu’aux brasseries et distilleries côtières hollandaises.À cette même époque, les Néerlandais contrôlent également le négoce européen du cuivre. Leur savoir-faire technique et leurs prouesses d’ingénierie en matière de matériel de distillation façonnent et influencent directement les industries du cognac français, du rhum des Antilles, de la vodka d’Europe de l’Est, de l’arrack d’Asie du Sud-Est, et contribuent à la modernisation du secteur du whisky écossais. Après le siège d’Anvers en 1585, des milliers d’émigrés néerlandais s’installent à Londres en y apportant leur genièvre, et fondent par la même occasion l’industrie anglaise du gin. En Écosse, le Néerlandais Henricus Van Wyngaarden est recruté dans les années 1740 pour conseiller la Société des améliorateurs de l’agriculture sur la manière d’amender l’aqua vitae distillée dans les domaines ruraux et encourager le développement de la distillation.
Inventé par Thaddée de Florence dans les années 1280, le condenseur constitue une autre innovation technique : son canale serpentiumest un simple tuyau métallique s’enroulant en serpentin et plongé dans une cuve d’eau froide. Ce dispositif essentiel à toute production d’importance a dû cependant attendre deux siècles avant de voir son usage généralisé. Une distillerie ambitionnant de produire de manière rentable une eau-de-viesalubre devait disposer d’alambics de bon rendement, des fourneaux améliorés, installés dans des bâtiments à l’épreuve du feu, de souches de levure vigoureuses et d’une gestion des stocks bien organisée, de l’approvisionnement en céréales à la tonnellerie en passant par la salle de brassage. À Londres et en Hollande, la distillation quitte progressivement les fermes et les logis des ménages pour s’installer dans les centres urbains où elle devient l’activité principale de grandes entreprises commerciales. En 1743, Londres distille annuellement huit millions de gallons d’eau-de-vie de malt, principalement pour produire du gin, l’Écosse quelque 300 000 gallons et l’Irlande 250 000 gallons de distillat de malt, ou usquebaugh.
La distillation en Grande-Bretagne
La distillation débarque en Angleterre au cours du XIIe siècle. À l’université d’Oxford, Roger Bacon rédige en 1267 un traité de distillation qu’il insère dans son Opus Majus. Dès le XIVe siècle, abbayes, apothicaires et alchimistes distillent et administrent des élixirs et des eaux fortes dans tout le royaume. En janvier 1404, Henry IV interdit l’alchimie et la distillation, interdiction que son petit-fils annule en 1444. Désormais, les spiritueux font concurrence à la bière et au vin lors des occasions de consommation sociale. L’écrivain londonien Geoffrey Chaucer mentionne en 1388, dans le chapitre de ses Contes de Canterburyqu’il consacre au Yeoman, les « cucurbites et alambics », ce qui atteste de sa familiarité avec la distillation artisanale. De l’autre côté de la mer d’Irlande, la brassiculture irlandaise est elle aussi en passe de devenir une industrie nationale. La première mention écrite d’une eau-de-vie distillée signale la mort d’un certain Richard MacRannnell, le jour de Noël 1405, pour avoir « consommé une surabondance d’aqua vitae ». Fynes Moryson, qui décrit l’Irlande des années 1590 dans son Itinerary, établit une distinction entre l’aqua vitaeet l’uisge-beatha, indiquant qu’il préfère la seconde, l’alcool de grain brut aromatisé aux raisins secs, fenouil, graines et autres additifs. L’Écosse prépare également une usgue-baughaux arômes et saveurs comparable, l’additionnant d’épices, d’herbes aromatiques et de miel pour adoucir sa saveur. L’appartenance sociale déterminait la boisson alcoolisée consommée de préférence dans telle classe. L’aristocratie, le clergé et la noblesse terrienne avaient les moyens de boire des vins d’importation, et la possibilité de distiller en aqua vitae le vin gâté ou en excédent. La classe paysanne n’avait que l’ale(« bière de fermentation haute ») brassée quotidiennement, pour son alimentation, sa santé et sa consommation récréative. Elle avait également la possibilité de distiller dans de petits alambics les quantités d’ale en excès puis d’additionner au distillat des herbes aromatiques pour en faire une usgue-baugh aux arômes agréables.La bière s’évente en quelques jours : la distillation permet de la conserver pour la consommer ou la revendre ultérieurement sous une autre forme. Un boisseau d’avoine, de blé et d’orge maltée produisait en moyenne sept gallons et demi de « bonne ale » ; distillé à repasse, celle-ci donnait plus d’un gallon de proof spirit(« eau-de-vie de preuve », titrant environ 57,15 % vol.).
L’Écosse a été la troisième nation des îles Britanniques à documenter la distillation des céréales. En juin 1495, le roi Jacques IV passe commande d’aqua vitae d’orge maltée au moine John Cor, de l’abbaye de Lindores, comté de Fife. Cinq ans plus tard, le roi fait aménager un laboratoire dans le château de Stirling où son alchimiste John Damian devient un « grand distillateur qui produit de l’“aqua vitae trois fois tirée” ». En juillet 1505, la guilde des chirurgiens barbiers d’Édimbourg obtient le monopole de distillation et de vente d’aqua vitae dans la ville. La distillation de l’aqua vitae devient une pratique courante et se répand dans les îles britanniques : l’eau-de-vie de grain est désormais omniprésente. Jusqu’au XVIe siècle, la capacité des alambics de ménage avoisinait les quatre à cinq gallons (18 à 23 litres) ;celle des alambics des grands domaines et des tavernes, 30 à 40 gallons (136 à 182 litres). La première distillerie commerciale d’Écosse, la ferme brasserie-distillerie de Ferintosh, reconstruite par Duncan Forbes en 1690, utilisait probablement des alambics de capacité comparable pour fabriquer son aqua vitae. Jusqu’au XIXe siècle, Londres est le plus important centre de distillation de Grande-Bretagne ; des quantités considérables d’eau-de-vie de malt y sont distillées pour la production de gin, de brandy anglais et d’eaux-fortes. C’est également une ville où règne une forte concurrence propice à l’innovation : en 1635, Théodore de Mayerne, de la Distillers Company, obtient le tout premier brevet pour la distillation d’eaux fortes. John Tatham dépose en juin 1692 le premier brevet pour une « bouilloire en cuivre » et un « récipient en bois » pour « brasser et distiller toutes sortes de liqueurs et eaux-de-vie ». À partir du milieu du XVIIIe siècle, la révolution industrielle allait transformer l’industrie manufacturière, et plus particulièrement les industries du whisky en Irlande, en Écosse et en Amérique du Nord, ouvrant la voie à l’ère du whisky.
Par Chris Middleton
Les photos d’illustration proviennent de la distillerie Arbikie