Dans la seconde partie de notre voyage dans l’histoire du whisky, nous abordons la période au cours de laquelle s’est formé le whisky tel que nous le connaissons aujourd’hui. Retrouvez la première partie ICI.
La distillation du whisky a connu une extraordinaire période de mutations entre 1785 et 1840. C’est au cours de cet « âge d’or » d’un demi-siècle que sont nées les inventions et innovations qui ont conféré à l’industrie du whisky ses principales caractéristiques moderne. D’autres révolutions touchant le paysage du whisky ont eu des conséquences directes sur la distillation du whisky. Dans l’agriculture, de nouvelles avancées marquent à cette époque les pratiques agricoles, de la mécanisation à l’hybridation des céréales. Le whisky devient de plus en plus abordable à mesure que les coûts de production par boisseau dégringolent et que les rendement s’envolent. En 1750, la production moyenne de whisky par boisseau est d’un gallon à un gallon et demi ; en 1790, deux gallons ; en 1800, trois gallons ; dans les années 1820, trois à quatre gallons. L’amélioration des variétés de grains, des souches de levure ainsi que les progrès des techniques d’extraction se traduisent par la production d’une eau-de-vie plus salubre à même d’être mise en fûts par les distilleries. Les droits d’accise et les réglementations gouvernementales encouragent une durée de maturation du whisky se comptant en années, et non plus en mois. De nouveaux progrès scientifiques aboutissent à la mise au point et à l’amélioration des instruments de mesure et de contrôle de la production. Le conditionnement en grand nombre rendu possible par les moules de verrerieet l’impression lithographique des étiquettes signale l’avènement du marketing des marques et de la consommation de masse : toutes ces techniques voient le jour pendant cette époque héroïque du whisky.
Des progrès remarquables grâce à la vapeur
Au cours des années 1780, le matériel de distillation bénéficie de progrès techniques remarquables en Grande-Bretagne, en France et aux États-Unis. Au cours des quarante années suivantes, des milliers d’inventeur élaborent nombre de versions pour les différents appareils. Ces idées progressivement mises en œuvre et modifiées, portant sur les installations de production comme sur les brevets, se propagent rapidement aux principaux centres de distillation avant de faire l’objet d’adaptations locales. Les procédés de fermentation et de distillation propres à chaque pays subissent directement l’influence de leurs matières premières, ce qui explique l’apparition de variations dans la conception, la fonctionnalité et l’utilisation du matériel selon que les eaux-de-vie produites résultent de la distillation de raisins, de céréales, de canne à sucre, de pommes de terre ou de betteraves à sucre.
Ce qui change la donne à l’époque, c’est l’invention récente de la machine à vapeur. À partir de 1772, l’Irlandais Christopher Colles construit une machine à vapeur Newcomen pour pomper l’eau dans une distillerie de Philadelphie. Douze ans plus tard, Daniel Latham installe une pompe à vapeur dans sa distillerie de seigle de Philadelphie. En Grande-Bretagne, à Londres, John Cooke équipe sa distillerie de malt, en avril 1776, d’une machine à vapeur Boulton, et en Écosse, en 1787, la distillerie Kennetpans de John Stein utilise la force motrice de la vapeur pour moudre le grain. Juillet 1785 est l’an zéro de la distillation à la vapeur : le premier brevet protégeant cette technique est accordé à Benjamin Thompson (le comte Rumford), un Américain pro-royaliste qui avait immigré en Grande-Bretagne une décennie auparavant. En 1802, le chaudronnier londonien Charles Wyatt ajoute des tubes de chauffe à la base de l’alambic, préfigurant le développement des serpentins à vapeur. Parfois, la mise en œuvre de nouvelles inventions souffre de lenteurs : ces serpentins à vapeur ne seront adoptés en Écosse qu’en 1887, avec l’installation dans la distillerie Glenmorangie d’un ensemble d’alambics à gin provenant d’une distillerie de Chelsea.
De nouvelles formes d’alambics
La distillation à la vapeur en alambic à distillation continue et ses rendements améliorés rencontrent l’opposition du Bureau des droits d’accises. Au cours des deux décennies suivantes, les autorités britanniques rejettent les patent stills[alambics à colonne, à distillation continue], car non conformes aux étalons de mesure des pot still[alambics à repasse] traditionnels. De nombreux inventeurs, comme les distillateurs irlandais George Birch de la distillerie Birchgrove, à Roscrea, Joseph Shee de la Green Distillery, à Cork et Anthony Perrier de Spring Lane, non loin de Cork, se sont heurtés à des résistances similaires en présentant leurs premières versions d’alambics à distillation continue. À partir de 1827, Aeneas Coffey, de la distillerie Dock à Dublin, et Robert Stein, de la distillerie Kirkliston en Écosse (mais aussi de la distillerie Wandsworth d’Atlee) plaident pour que des essais soient effectués en vue de l’adoption de nouvelles normes tenant compte de leurs nouveaux procédés de distillation continue à chauffe vapeur.
Parallèlement aux bouleversements politiques et militaires qu’elle connaît durant cette période, la France est saisie d’une fièvre d’inventions encourageant le développement des industries de production d’eau-de-vie de betterave et de cognac. En 1801, Édouard Adams adapte les « bouteilles » de Woolfe, Saluzzo et Glauber, les disposant en une série de chambres oviformes pour réaliser une distillation semi-continue évolutive, le nombre de chambres déterminant la teneur en alcool finale. Laurent Solimani conçoit un alambic à colonne horizontal et Michel Baglioni fabrique en 1813 un alambic à repasse surmonté d’une colonne de rectification. Jean-Baptiste Cellier-Blumenthal construit en 1808 le premier alambic vertical à colonne de fractionnement, et en dépose le brevet en 1813 ; il équipe également sa colonne verticale de plateaux à cloches de son invention. Jean-Baptiste Fournier ajoute une seconde colonne de distillation continue.
Des ingénieurs réputés, Armand Savalle et Charles-Louis Derosne, apportent par la suite d’autres améliorations aux appareils distillatoires. Qu’il s’agisse de distillation de vin, de céréales, de pommes de terre ou de mélasse, les idées s’enrichissent mutuellement grâce à des améliorations proposées dans toute l’Europe de l’Ouest. Des distilleries londoniennes adaptent les inventions de Cellier-Blumenthal à l’alambic combiné de Joseph Corty, ou à l’alambic double de l’Allemand Johannes Pistorius, qui se prête à la distillation du seigle et de moûts épais et produit en une seule passe une eau-de-vietitrant 85% vol. En 1823, le Français Jean-Jacques Saint-Marc émigre à Londres où il installe son alambic continu à colonne dans la NicholsonDistillery, puis s’associe avec William Fellowes pour fonder BelmontDistillery. Mais les jaugeurs officiels jugent son eau-de-vie rectifiée « trop pure ».
En Écosse, la législation en vigueur depuis 1787 ‒ Amended Wash Actassocié au Licensing Systemtaxant la production des distillerieslicites ‒ incite les distillateurs des Lowlands à fabriquer des alambics peu profonds ou plats autorisant une distillation rapide.À mesure qu’augmentent les taxes frappant la capacité des alambics, les distilleriesconservent une longueur d’avance par des améliorations techniques qui leur permettent d’accroître leurs volumes de production. Une distillerie parvient même à distiller 480 charges d’alambic en vingt-quatre heures. La distillation rapide en alambics peu profonds est brièvement adoptée aux États-Unis où 217 alambics conçus par l’Américain Robert Krafft sont en activité en 1804, mais, de même qu’en Écosse, ces alambics sont de moins en moins appréciés car l’alcool qu’il produisent est au mieux malsain, au pire nocif. Le format des alambics plats constitue durant deux décennies l’essentiel des inventions écossaises. Les petits alambics pot stilldemeurent communs aux Highlands. En Angleterre, en France et en Écosse, l’alambic en bois est brièvement mis à l’essai. À la fin des années 1820, William Shand expérimente à la distillerie de Fettercairn un alambic en bois permettant d’obtenir une teneur en alcool plus importante. Toutefois, le rendement de ce type d’alambic demeure considérablement insuffisant comparé à celui des alambics continus en cuivre mis au point par Robert Stein et Aeneas Coffey dans les années 1830.
Maïs, seigle, orge ou avoine ?
Les distillateurs américains adoptent sans tarder la vapeur. L’alambic à vapeur en bois est une invention strictement américaine. À la fin du XVIIIe siècle,dans les régions rurales reculées, les agriculteurs utilisent l’alambic en rondins. Des troncs d’arbres évidés sont façonnés pour former deux compartiments, assujettis par cerclage et reliées par des tuyaux de cuivre insérés dans un simple réservoir de garde où une chaudière ou des pierres chauffées vaporisent l’empâtage. Des modifications de conception et l’invention de composants auxiliaires donnent lieu au dépôt de différents brevets pour des alambics en rondins, des fûts hogshead, des cuves et des récipients en bois spécialement conçus pour résister à l’augmentation de la pression de la vapeur. Les distillateurs américains brassaient également différentes céréales locales, en premier lieu le maïs et le seigle indiens, à la différence des Britanniques qui distillaient principalement le moût d’orge et d’avoine. La viscosité plus importante des moûts de grains américains a profondément affecté les procédés de distillation et la conception des appareils distillatoires en Amérique du Nord. Le maïs et le seigle demandent des cuissons et empâtages spécifiques, car ils produisent des brassins plus épais et collants. La distillation à la vapeur se prête mieux à ce type d’empâtage. Le premier distillateur à obtenir un « privilège exclusif de distillation et de brassage en récipients de bois pour une durée de quatorze ans » accordé en 1652 par l’Assemblée générale (parlement) de Virginie est un certain George Fletcher. Cent quarante ans plus tard, les deux premiers brevets américains pour la distillation à la vapeur en alambic en bois sont octroyés en janvier 1791 à Aaron Putnam, de Medford, et en août à Nathan Read, de Salem, tous deux distillateurs de rhum dans le Massachusetts. Le premier brevet portant sur l’amélioration technique de la distillation à la vapeur des empâtages de grain est déposé en septembre 1794 par Alexander Anderson, de Philadelphie. Celui-ci déclare expérimenter la distillation à la vapeur en alambics en bois depuis 1790. Il relie également deux alambics à une seule source de vapeur. Au cours de cette décennie, le dispositif du doublerou thumper (permettant d’augmenter la teneur en alcool des vapeurs) est intégré à la conception des appareils distillatoiresaméricains. Les premiers schéma de construction font appel à des alambics interconnectés ou à compartiments séparés, et tout d’abord, munis d’un compartiment double ; la fabrication évolue rapidement vers des modèles à compartiments triples autorisant une distillation se déroulant à la verticale en un processus continu.
L’invention de beer still
Au Kentucky, John Cockney, qui travaillait aux Bourbon Furnaces, entreprend en 1797 d’installer des chapiteaux en bois sur des chaudières en fonte. Comme Coffey l’observera ultérieurement en Grande-Bretagne en expérimentant des châssis en fonte, l’oxyde de fer altère l’alcool avec la plombagine, le rendant imbuvable. Les deux alambics continus les plus demandés sont ceux des Pennsylvaniens Alexander Anderson et Henry Witmer ; les modèles les plus prisés au Kentucky sont ceux de Samuel Brown et d’Edward West, de Lexington. Les 38 880 alambics restants sont des pot stillstraditionnels « conformes au modèle commun », les trois quarts ayant une capacité inférieure à cent gallons (environ 380 litres). L’évolution des alambics à colonne en Europe et les modifications qui leur sont apportées auxÉtats-Unis après la guerre de Sécession aboutissent à l’invention du beer still, la colonne à distiller moderne en cuivre. Si le pot stilltraditionnel se prête mieux à la distillation d’eau-de-vie en raison de la permanence du contact avec le cuivre, les alambics à colonne, à distillation continue, présentent d’autres avantages qui expliquent leur succès jusqu’à la prohibition. Ils ne brûlent pas le brassin, n’obstruent pas le serpentin et ne nécessitent pas une attention constante, ce qui signifie moins de travail, moins de réparations, un renouvellement moins fréquent de la charge de l’alambic et une réduction d’un tiers des coûts en combustible. L’eau-de-vie de moindre qualité issue des alambics en bois nécessitait une rectification par filtration sur une couche de charbon de bois ou une distillation supplémentaire. Dans les années 1820, les distilleries canadiennes s’équipent elles aussi en alambics à vapeur à compartiments en bois pour distiller leurs brassins de seigle, de blé et d’orge.
L’avènement de l’alambic à colonne, à distillation continue, mis au point par Aeneas Coffey en Irlande et Robert Stein en Écosse représente l’avancée la plus remarquable en matière d’appareil distillatoire depuis l’alambic à repasse, à distillation discontinue. En raison de sa supériorité technique, le modèle de Coffey supplante la technique de pulvérisation de Stein, plus complexe et de rendement moindre. L’alambic de Coffey, à colonnes jumelles (l’une d’analyse, l’autre de rectification) autorise une distillation en continue, 24 heures sur 24, sept jours sur sept. En 1840, les alambics Coffey produisent plus de dix fois la production quotidienne des pot stillsd’une grande distillerie. Ils permettent des économies considérables en combustible, entretien et nettoyage, réduisent les coûts au minimum, distillent une proportion importante de céréales non maltées, et exigent beaucoup moins de main-d’œuvre. Le prix de revient d’un gallon est inférieur de 70 % à celui d’une production discontinue de whisky de malt, pour une teneur en alcool supérieure à 94 % vol. Ces alcools de grain propres allaient à leur tour métamorphoser les industries du whisky écossais, irlandais, américain et canadien, à mesure que les consommateurs adopteront les whiskies d’assemblage, au goût plus léger et faciles à boire. En 1850, whisky de grain et alcool bon goût représentent plus de la moitié de la production irlandaise et écossaise. Aux États-Unis, après la guerre de Sécession, les alambics à colonne de rectification et les alambics mixtes dominent le marché nord-américain avec les bourbons d’assemblage et les whiskeys de seigle.
L’accélération de la distillation appelle l’innovation
Avec l’augmentation de leurs volumes de production, les grandes distilleries nécessitent des concasseurs, cuves de fermentation et condenseurs dont la production soit proportionnelle à leurs besoins. Les circuits réfrigérants inventés par Christian von Weigel et améliorés par Liebig sont adaptés en Écosse sous forme de condenseurs en zigzag ou ayant une configuration plus efficace, qui autorisent une accélération de la distillation. En 1825, le Londonien William Grimble invente le condenseur multitubulaire à calandre qui remplace progressivement dans la plupart des distilleries les condenseurs à serpentin traditionnels. Des instruments mesurant plus précisément les paramètres de production sont mis au point : l’hydromètre de Sikes remplace en 1816 celui de Clarke, le saccharimètre de Bates ayant été adopté un an plus tôt. Au États-Unis, le gouvernement fédéral adopte en 1791 l’hydromètre de Dicas. L’industrie céréalière sélectionne de nouvelles générations de variétés aux qualités supérieures. À partir des années 1830, John Chevalier cultive dans le Suffolk la première orge brassicole moderne, laquelle améliore le brassage. En Pennsylvanie, John Lorain effectue en 1810 le croisement du maïs denté de Virginie (« graines de courge ») et du maïs corné (« silex du nord ») pour obtenir le précurseur du maïs denté jaune de James Reid. Avec l’apparition de moissonneuses et de batteuses mécaniques ainsi que de modèles de charrues améliorées, les superficies cultivées augmentent, de même que le rendement des récoltes. En 1840, dans tous les domaines de la production de whisky, du champ de céréales au verre, les éléments essentiels sont en place, qui permettent l’essor du whisky moderne.
Après 1840, l’industrie bénéficie de progrès scientifiques et techniques continus. La réfrigération qui se développe dans les années 1850 donne aux distilleries la possibilité de fonctionner dans de bonnes conditions hygiéniques toute l’année, de contrôler la fermentation et de refroidir le condenseur. Les sources de combustible sont successivement le bois, le charbon de bois, la tourbe et le charbon, puis le mazout, le gaz et le biogaz. Le chemin de fer transporte les matières premières et les produits finis à travers le pays.
Les fûts en route vers l’industrialisation
À la fin des années 1860, les tonnelleries mécanisent la fabrication des fûts. En matière de meunerie, les pierres meulières traditionnelles sont remplacées en 1865 par une invention hongroise mettant en œuvredes rouleaux en acier et en céramique pour moudre le grain. Le maltage est révolutionné dans les années 1890 par Jules Saladin qui adapte les tambours de maltage système Galland (1880) pour fabriquer ses cases de germination pneumatiques. La chimie organique, inaugurée par Frederick Wöhler en 1828, ouvre la voie aux travaux de Louis Pasteur sur les levures et les microorganismes. Fait important, la prolongation du vieillissement du whisky en fûts, durant plusieurs années, et non plus seulement sur quelques mois, améliore la qualité du whisky. Les congénères malsains et les huiles de fusel ont alors le temps de se décomposer dans le fût où vieillissent des whiskies plus doux, plus moelleux et plus complexes. À partir des années 1860, la réglementation autorise le distillateur à élever son whisky pendant de plus longues périodes sans devoir s’acquitter des taxes. En 1861, la législation du Single Bottle Actmet à la disposition de l’industrie du whisky écossais des produits verriers désormais économiquement abordables. Dans les années 1840 apparaissent les procédés des marques, de la publicité et des activités promotionnelles qui préfigurent l’entrée du whisky dans la modernité.
Par Chris Middleton