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Où il est question de Diageo, du Craigellachie Hotel, de Dave Broom et de blended malt sorti de l’imagination de maîtres en la matière. Blending is messy dit-on ? La preuve que du « mess » peut jaillir du « jolly good ».

Parfois le reportage prend une direction inattendue. On croit se diriger vers une séance de dégustation en compagnie du master blender, avec l’intention de prendre des notes et si possible d’interviewer l’hôte – au minimum lui glisser quelques questions entre deux gorgées. Et on se retrouve enfermés à plusieurs dans une salle aux épais murs de pierre sans fenêtre, attablés devant une multitude d’éprouvettes graduées, une ribambelle de fioles et des verres bleu cobalt : aujourd’hui, leçon d’assemblage, guys ! Ma faute. J’aurais dû lire le programme plus attentivement. Mais qui se soucie du saut dans l’inconnu quand la séance de spiritisme est orchestrée par Stuart Morrison, assembleur chez Diageo, et Dave Broom, qu’on-ne-présente-plus-dans-ces-pages, dans les sous-sols aveugles du Craigellachie Hotel ?

L’hôtel, qui fête cette année ses 125 ans, tient la vedette, indirectement. La splendide bâtisse victorienne, érigée sur les rives de la Spey selon les plans de l’architecte Charles Doigt, bien connu des amateurs de malt pour avoir semé des toits en pagode sur les kilns des distilleries, a subi en 2014 une cure de Botox bienvenue sous l’impulsion de son nouveau propriétaire. Lequel en a profité pour installer au rez-de-chaussée un pub, le Copper Dog. Quatre ans plus tard, l’estaminet est devenu le rendez-vous incontournable de la région, au grand dam du Quaich, le mythique bar à whisky logé à l’étage. Les bières artisanales du coin, les Gin To et les shots y valsent à la volée. Manquait l’essentiel : le whisky. Alors, pour ne pas empiéter sur la chasse gardée de son vénérable voisin du dessus, le Copper Dog a créé son whisky. Un blended malt. A son nom. A son image.

So chic. So cool.

En réalité, l’hôtel a fait appel à Diageo pour la conception du jus. « En échange d’une participation minoritaire dans la marque, le Copper Dog a eu accès aux 10 millions de fûts logés dans nos chais et à mon temps », résume Stuart Morrison, concepteur du whisky. Le brief ? « Un blended malt du Speyside, qui a le goût du Speyside. » C’est tout ? « C’est tout. C’est plus d’infos qu’on en a parfois », ironise le jeune maître assembleur formé à l’école des immenses Maureen Robinson et Jim Beveridge. En réalité, une autre consigne devait sceller le deal : le jus devait aussi s’épanouir en mixologie. Se montrer à l’aise en Old Fashioned ou en Negroni, garder tout son chien dans l’eau gazeuse (en Highball), la ginger ale ou le cola. Ne pas moufter si d’aventure on s’allongeait de bière très houblonnée. Les dix-huit mois de travail se sont donc ponctués de nombreux allers-retours entre le blender et l’hôtel, qui testait chaque version en cocktail. « Ça changeait agréablement des demandes du genre : “Tu peux me le faire plus tourbé au nez mais plus vanillé en bouche ?” », observe, pince-sans-rire, le maître d’œuvre. « On a suivi pendant trop longtemps les injonctions nous sommant de boire le whisky comme ça – sec – et pas autrement. Heureusement qu’on commence à s’en affranchir, à porter un autre regard sur ce spiritueux », soupire Dave Broom, tandis que son binôme insiste sur la versatilité des blends, comparée à l’individualité des single malts.

Pour élaborer son malt, sans compte d’âge et plutôt jeune, Stuart Morrison est allé piocher dans les stocks de Roseisle, Inchgower, Knockando et quelques autres – dont il refuse de lâcher les noms –, pas uniquement les distilleries de Diageo. « Leur nombre n’est pas très élevé, mais à moins de 8 single malts, il est impossible de créer un assemblage dont on pourra reproduire le goût à l’identique sur des années. Si une distillerie met la clé sous la porte ou, plus vraisemblablement, décide de ne plus échanger ou vendre ses distillats et de les garder pour elle, il faut pouvoir se retourner vers une ou plusieurs autres pour obtenir le même résultat. »

(Temps mort. Je déteste utiliser l’espace imparti dans un papier pour me plaindre [naaan, je plaisante, j’adore ça !], mais allez donc prendre des notes sur un coin de table quand de l’autre main vous aspergez de gnôle un rayon de 20 cm alentour en tentant de mesurer 3 cl de malt « light fruity » dans une éprouvette plus étroite qu’un crayon.) « Blending is messy. L’essemblage, c’est salissant, commente Stuart Morrison. Si le plan de travail de votre atelier reste propre, c’est que vous vous y prenez mal. Il doit refléter votre enthousiasme, votre passion, vos frustrations, vos énervements ! » Note à moi-même : si cochonner son plan de travail suffisait à confectionner un bon blend, le mien décrocherait 98/100 chez whiskyfun.com (Serge, je tiens un sample à ta disposition).

Un nombre appréciable de blended malts sont apparus ces toutes dernières années sur le marché, sans doute inspirés par l’immense succès populaire du Monkey Shoulder de William Grant & Sons et le buzz d’initiés autour des flacons de Compass Box. Avec, au passage, quelques flacons au rapport qualité/prix inouï. Mais la tradition, bien évidemment, remonte bien plus loin. « Le premier blend était sans doute un blended malt, OVG [Old Vatted Glenlivet], rappelle Dave Broom. Ce sont eux qui ont fait entrer le whisky dans l’ère moderne. Quand les distilleries sont sorties de l’illégalité, les gens ont réalisé qu’ils buvaient jusqu’alors des trucs dégueu, une fois dissipé l’attrait du danger. Les producteurs ont alors recherché la constance, la consistance dans leurs produits, tout en augmentant les volumes, et c’est l’assemblage qui leur a permis d’atteindre ces objectifs. » Les objectifs n’ont pas changé, l’histoire s’est répétée : le blended malt retrouve aujourd’hui la pointe de la modernité.

Par Christine Lambert

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