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Dans l’histoire mondiale du rhum, la Jamaïque occupe une place très à part, semblable au rôle d’Islay dans le whisky.

Article paru dans le WHISKY MAGAZINE N°86

Une terre promise, riche d’une histoire longue de plus de trois siècles, où s’expriment des techniques et savoir-faire uniques, produisant certaines des eaux-de-vie les plus puissamment aromatiques – longtemps utilisés, dans les Hébrides comme dans la Caraïbe, pour relever les assemblages. Une île mythique qui essuya au XXe siècle une crise profonde dont elle faillit ne jamais se remettre, et connaît actuellement un extraordinaire revival, au sommet de la hype.

Les racines du rhum jamaïcain sont intimement liées au développement de l’industrie sucrière, à l’esclavage, au colonialisme, triptyque indissociable dans l’histoire de la plupart des îles de la région. Au milieu du XVIIIe, les plantations de canne installées par les Britanniques propulsent l’île en tête des colonies sucrières de la Couronne. À l’époque, les distilleries s’arriment aux usines sucrières, dont elles transforment le sous-produit, la mélasse, et les deux activités jumelles sont opérées par une main-d’œuvre gratuite et corvéable à merci.

Rapidement, les puncheons de rhum s’exportent à côté des hogsheads de sucre, et la Jamaïque s’impose comme le premier producteur d’eaux-de-vie de canne. Sur le modèle des colonies d’exploitation, la marchandise est expédiée à destination des docks de Grande-Bretagne et des courtiers du continent, très demandeurs de gnôles puissantes pour doper leurs assemblages. C’est d’ailleurs pour répondre au marché allemand que se développent les high esters si emblématiques de “Jam Rock”, comme ses habitants surnomment l’île.

Flash forward, 2023. La Jamaïque a laissé sombrer son industrie historique, le sucre. Seules deux raffineries subsistent aujourd’hui, Worthy Park et Frome (opérée par un groupe chinois).

Et six distilleries seulement ont survécu à la grave crise de surproduction de l’après-guerre : les reines du high ester Hampden et Long Pond dans le Nord-Ouest, cœur historique des heavy pots ; la plus populaire aux yeux du grand public, Appleton, en lisière du pays Cockpit, et sa sœur New Yarmouth dans le Sud (toutes deux propriété du groupe Campari) ; Worthy Park, ressuscitée en 2005, la dernière jamaïcaine produisant un rhum en single estate de la canne à la bouteille ; et Clarendon, la belle du sud, région réputée pour ses jus élégants (appartenant à NRJ, comme Long Pond).

Étonnamment, les années de rationalisation n’ont pas modernisé à outrance l’outil de production. Toutes les distilleries, sans exception, ont conservé les pots stills à double retort héritage du XIXe siècle, la moitié d’entre elles les laissant cohabiter avec des colonnes simples (Appleton) ou multiples (New Yarmouth, Clarendon). Les traditions ont survécu – la production de high esters, de marks pour l’assemblage… Et l’immense majorité du rhum jamaïcain s’exporte toujours en vrac et non vieilli. Les Jamaïcains, de toute façon, préfèrent le consommer blanc et overproof, et le noyant souvent dans le soda de pamplemousse.

Mais le rhum est une matière vivante, en constante évolution. Et le modèle commence à muer, à mesure que le monde entier redécouvre le trésor jamaïcain. Fini le temps où seuls les mixologues et les embouteilleurs indépendants l’empêchaient de tomber dans l’oubli ! Worthy Park, Clarendon (Monymusk), Hampden et Long Pond ont lancé dernièrement une gamme officielle, emboîtant le pas à Appleton, jadis la seule à remplir ses chais pour commercialiser des rhums vieux sous marque propre.

Un autre signe qui ne trompe pas pour mesurer les ambitions futures du rhum jamaïcain : l’île rediscute actuellement les contours de son Indication géographique (IG), dans l’espoir de pouvoir l’enregistrer auprès de l’Union européenne.

Les distilleries vont devoir néanmoins relever certains défis si elles comptent monter en production pour répondre à la demande. À commencer par la gestion des effluents, et les tensions sur l’approvisionnement en mélasse. L’île produit désormais environ 25 000 t de mélasse/an, soit à peine un quart de ses besoins pour distiller.

Effet dominos socialement dommageable, la débâcle sucrière a privé une multitude de petits planteurs de canne à sucre de leurs revenus, redessinant le paysage de l’île. Pour préserver ce tissu agricole, NRJ a lancé un ambitieux programme de replantation de terres en long leasing, travaillant en parallèle sur la distillation du pur jus.

Comparaison n’est pas raison, et celle avec Islay trouve une limite, peut-être provisoire. Sans qu’on s’explique vraiment pourquoi, aucun projet de nouvelle distillerie n’émerge en Jamaïque, comme cela a pu être le cas ailleurs dans la région récemment – Renegade à la Grenade, la future distillerie d’Anthony Wills (Kilchoman) à la Barbade, Papa Rouyo en Guadeloupe, A1710 en Martinique, Providence en Haïti…

«Mais dans les années qui viennent, promet Martha Miller, CEO de NRJ, je suis certaine que d’autres distilleries vont se créer sur l’île. Plus rapidement qu’on ne le croit !» Le compte à rebours a commencé.

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