Il a repris les rênes de la distillerie Warenghem vers 2014, à la suite de son beau-père, Gilles Leizour, le pionnier du whisky français, l’homme qui a labouré le terrain du malt pour les générations suivantes. Et cet héritage, David Roussier entend bien le faire fructifier en renforçant les valeurs qui font d’Armorik bien plus que le premier single malt made in chez nous : un whisky qui montre la voie. (Cette interview est parue dans une version raccourcie de moitié dans le n°87 de Whisky Magazine daté de septembre 2023)
Warenghem commence à produire le blend WB en 1983, date à laquelle on acte officiellement la naissance du whisky français. Encore un coup des Bretons : c’est de votre faute si on en est là aujourd’hui !
C’est ça ! Mon beau-père, Gilles Leizour, et son commercial de l’époque, Bernard Le Pallec, cherchent depuis des années des moyens de sauver la distillerie car les liqueurs périclitent. Ils apprennent dans la presse qu’un whisky breton, Le Biniou, a été servi à la garden party de l’Elysée le 14 juillet 1983. Il s’agissait en fait de scotch embouteillé près de Rennes, mais la nouvelle crée un petit buzz, et ils se disent : pourquoi pas ? Le whisky, à l’époque, représente déjà un énorme marché en France, et c’est un produit celte, les Bretons ont quelques accointances culturelles avec les Ecossais et les Irlandais. L’idée germe à ce moment-là, mais WB – pour « whisky breton » – ne sort qu’en 1987.
Ça a l’air simple, résumé comme cela, mais c’était un sacré saut dans l’inconnu à l’époque…
Une prise de risque énorme ! Gilles avait repris les rênes de l’entreprise deux ans auparavant, il était encore en phase de transition avec son père, Yves, farouchement opposé au whisky : il pensait que ça allait couler la boîte. Et il faut se replacer dans le contexte de l’époque. Il n’y avait pas d’information disponible, pas d’internet, pas de réglementation, pas de formation, personne en France ne savait comment faire du whisky. La « définition » même du whisky n’était pas claire : pas d’obligation de vieillissement, on pouvait mettre de l’alcool neutre, du scotch…
Maintenant qu’il y a prescription, on peut tout se dire : il était français à 100%, ce WB ?
Non, non. Le whisky de malt était du scotch de 3 à 5 ans et le whisky de grain était en majorité français, produit par la SIAO… mais n’avait pas toujours les 3 ans minimum requis aujourd’hui ! Les premiers temps, c’était sans doute de l’alcool surfin. Je rappelle que le premier règlement européen encadrant les spiritueux n’arrive qu’en 1989, et qu’avant cette date chacun faisait un peu ce qu’il voulait, en toute légalité. A partir de 1989, le WB a au moins 3 ans. Mais les importations de whisky de grain ont duré assez longtemps : la distillation de blé a commencé en 2006. Jusqu’à cette date, Warenghem ne distillait que de l’orge.
Revenons sur la genèse de ce miracle. Avant cette date, Warenghem produit uniquement des liqueurs et des eaux-de-vie de fruits ?
Surtout des liqueurs. Les gros succès, c’était le cassis et le triple sec. Puis le marché a décliné, la plupart des distilleries régionales sont mortes ou devenues nationales. Warenghem à l’époque, n’est pas devenu nationale… mais on n’est pas mort. Ce n’est pourtant pas passé loin : Gilles a même cherché une autre boîte à reprendre, il s’est intéressé à une crêperie en sachets…
Oh. Tu as failli faire des crêpes ?
[Rires.] L’enjeu, c’était de sauver la boîte : les liqueurs ne suffisaient plus. Les eaux-de-vie de pomme sont arrivées dans les années 1990, le chouchen a démarré vers…
Non, le chouchen on ne va pas en parler. N’essaie même pas ! Tu sais combien je déteste ce breuvage du diable.
[Rires.] Ça n’a pas été simple. Donc, Gilles reprend les rênes de l’entreprise en 1981, et contre l’avis de son père, il s’obstine sur le whisky. Avec son commercial, ils partent régulièrement en Ecosse pour regarder comment les distilleries fonctionnent. Pour la partie brassage, ils travaillent avec l’IFBM de Nancy, l’institut qui forme les brasseurs, et pour la partie distillation avec les Cognaçais. Mais à Lannion, Gilles, qui est pharmacien- préparateur à l’origine, faisait tout tout seul ! Jusqu’en 2010, on brasse comme des brasseurs et on distille comme des Cognaçais.
En 1993, Warenghem construit une « vraie » distillerie de whisky. Pourquoi franchir ce cap ?
En 1989, avec la nouvelle législation européenne, les règles avaient changé, on ne pouvait plus bidouiller : il était temps de faire les choses sérieusement. D’autant qu’au début des années 90, Gilles avait retrouvé un peu d’air grâce au whisky et au chouchen.
On a dit : pas le chouchen !
[Rires.] Bref, il pouvait enfin investir pour fabriquer tout lui-même. Même si les volumes restaient modestes, et qu’en grande distribution les marges ne sont pas énormes. Mais à l’époque, le matériel coûtait moins cher. Historiquement, la distillerie Warenghem était dans le centre de Lannion, et elle déménage à l’entrée de la ville, sur son site actuel, en 1974, dans les bâtiments qui abritent aujourd’hui les bureaux. En 1993, un nouvel édifice, une distillerie entièrement dédiée à la fabrication du whisky, sort de terre juste à côté. Et commence alors une aventure incroyable. Un truc de fou ! J’ai retrouvé des courriers de Gilles remontant à cette époque, des échanges avec les fournisseurs, Forsyths et autres, au sujet des alambics… j’ai vu combien il a dû se battre. On est en 1993 : tu ne peux pas googler « comment distiller du whisky » ! Je pense qu’on ne se rend pas bien compte aujourd’hui de l’effort que ça a dû demander, surtout quand tu te lances contre l’avis de ton entourage. C’est un miracle qu’on ait pu monter une distillerie de whisky en France dans ce contexte.
Etonnamment, Warenghem choisit de s’équiper de pots stills, alors que par la suite la plupart des distilleries qui se diversifient dans le whisky recycleront leurs alambics d’origine. Pourquoi cet investissement supplémentaire ?
Avant 1993, pendant dix ans, on a utilisé les alambics à liqueurs. Mais quand Gilles décide de construire la distillerie, « la » référence en matière de whisky, c’est l’Ecosse. C’est aussi le seul endroit où l’information était disponible. Il veut donc des alambics traditionnels écossais. Et il les fait fabriquer en Charente, par Prulho.
Comment diable a-t-il réussi à convaincre des Cognaçais – qui voient le scotch comme l’ennemi héréditaire – de marteler des alambics écossais, à cette époque ?
Dans un premier temps, il n’a pas réussi ! L’histoire des alambics est plutôt rock’n’roll. Gilles va voir M. Prulho, le père, qui l’envoie bouler en mode : « Pfff ! Ça va pas ? Jamais je ne ferai des alambics chauffés à la vapeur ! » Et comme mon beau-père ne voulait pas entendre parler de flamme nue dans la distillerie, les discussions s’arrêtent là. Il trouve alors un consultant écossais, MacBain Consultancy, qui le renseigne sur Forsyths et Lumsden Coppersmiths. Il chope les plans des alambics de Kininvie, Balvenie, Glenfiddich, Glen Grant et je ne sais plus quelle autre distillerie. Forsyths était un peu trop cher, et Gilles finit par s’embrouiller avec le consultant. Un dimanche soir, il reçoit un fax de l’Ecossais qui lui annonce qu’il se retire du projet. « Ce soir-là, j’étais pas bien », m’a-t-il raconté. Il retourne alors voir Prulho, cinq ou six ans plus tard, et c’est le fils qui a la main cette fois. Et lui accepte de fabriquer des alambics à la vapeur.
Alléluia ! Mais cela ne s’est pas fait du jour au lendemain…
Non. Sachant qu’en parallèle Gilles travaillait avec l’IFBM pour la partie brasserie et qu’un fabricant dans l’est de la France assemblait toute l’unité de brassage. Les deux moitiés de la distillerie se montaient en parallèle sans se rencontrer !
Quand le premier whisky, le blend WB, sort, comment est-il accueilli ?
Il a extrêmement mauvaise réputation, d’autant qu’il est sorti en grande distribution – ce qui était à l’époque un exploit. Les gens te diront qu’on s’en servait pour déboucher les canalisations, et autres bons mots du même genre. Néanmoins, dans les faits, il s’est bien vendu. Mais la mauvaise image, on l’a payée durablement. Bon, on a essuyé les plâtres…
En 1998, enfin, le premier single malt français arrive sur le marché : Armorik, une pierre blanche dans l’histoire du whisky national.
Oui. En 1993, on commence à distiller les single malts, et en 1998 Armorik sort. On peut avoir des doutes sur le premier blend, mais le premier single malt 100% français, c’est Armorik. Je me souviens d’une discussion avec mon beau-père, quand je venais d’intégrer l’entreprise, où je lui ai dit en substance : « Moi, si c’est pour faire “un” whisky breton, je ne vois pas l’intérêt. Je veux qu’on fasse “le” whisky breton. Et qu’on le vende partout parce qu’il est super bon, pas seulement en Bretagne parce qu’il est breton. » Donc, Armorik sort… et on commet une autre « erreur » ! On le lance lui aussi en grande distribution. Et Eddu apparaît peu après [en 2002, nda], en poussant à l’extrême le curseur breton, et eux se lancent en réseau cavistes. On se retrouve alors à faire « un » whisky breton en grande distribution, tandis qu’eux font « le » whisky breton. Jusqu’à il y a peu, en Bretagne, les cavistes connaissaient mieux Eddu, parce que le travail avait été fait. Cela nous a obligés à labourer le terrain. On faisait 150.000 bouteilles de blends et 30.000 de single malt à l’époque. Aujourd’hui, on fait toujours 150.000 blends, mais plus de 200.000 single malts. On a mis le paquet sur Armorik, et misé sur le single malt. En ce moment, on a l’impression que le marché est en train d’exploser, mais il faut garder la tête froide : les volumes restent modestes.
Armorik est mieux accueilli que WB ?
Par ceux qui le goûtaient, oui, heureusement. Mais je me rappelle les premiers Whisky Live… Au Palais de Tokyo, le grand moment de solitude, les gens ne voulaient même pas goûter, ne voulaient pas entendre parler de whisky français. « La France fait du cognac, pas du whisky ! », nous disait-on. Le blocage était presque psychologique. Le public voulait du scotch, la hype japonaise commençait à peine, le concept de whiskies du monde n’existait pas. Rétrospectivement, cela me rend encore plus fier de ce qu’on a accompli. On avait mauvaise presse, et on est devenu une référence en France. Y compris avec nos blends !
A ce propos, vous continuez à produire des blends avec du whisky de blé distillé en pot still ?
Depuis trois ans, on distille 60% du grain dans une petite colonne à liqueur type armagnacaise. C’est plus économique, on utilise moins d’eau, moins de gaz. Le reste en pot still, toujours.
Avoir été les pionniers, cela vous donne encore aujourd’hui un avantage compétitif ?
Oui, parce que c’est quelque chose qu’on ne pourra jamais nous enlever. Est-ce que le Biniou est arrivé avant ? Oui. Est-ce que ce qu’on a fait avant 1993 était discutable ? Probablement. Mais on ne pourra pas nous enlever que nous sommes la première distillerie de whisky, le premier single malt. Pour autant, ce n’est pas suffisant. Il faut qu’on reste les pionniers partout où ce sera possible.
Vous avez été longtemps la plus importante distillerie de whisky française. Un autre avantage ?
Oui, pour les économies d’échelle et surtout pour le stock. Nous avons du stock de whisky âgé qui nous permet de proposer régulièrement des embouteillages de 10 ans et plus. Mais au moment des discussions sur l’Indication géographique (IG), cela ne nous a pas aidés, on passait pour les « gros industriels ». Ce qui me fait rire quand on pense que Glenfiddich distille en 3 jours ce qu’on produit en un an !
En 2010-2012, Armorik prend une décision cruciale : changer ses process de fabrication et son distillat. Raconte.
C’est une réflexion de mon beau-père. Avec mon arrivée dans l’entreprise, en 2009, on s’est projetés dans les vingt prochaines années. Gilles avait compris qu’il fallait monter en gamme, mais avant cela s’assurer que ce qu’on faisait était parfaitement au carré. Ce n’était pas le cas. Nous avons donc contacté Jim Swan [consultant écossais intervenu sur les distilleries Kilchoman, Kavalan, Lindores Abbey, Nc’nean et bien d’autres, disparu en 2017, nda]. Il est venu une première fois. Je crois qu’il était impressionné qu’on fasse un produit qui tenait la route avec autant de bidouillages ! On lui a dit qu’on voulait tout remettre à plat, avec pour objectif un distillat fruité qui ait du corps. Il nous a tout fait changer : le malt, les levures, les paliers de température de brassage, le nombre d’eaux, les températures de fermentation, les coupes de distillation, puis en 2012 l’inclinaison des cols. Et nous avons fait un bond qualitatif très net.
Tu reprends les rênes de l’entreprise en quelle année ?
En 2013, 2014.
Avec une consigne ?
Quand je suis arrivé, Gilles m’a dit en substance : « C’est une boîte familiale, il y a un engagement moral à rester, une responsabilité à emmener la distillerie à la génération suivante. » J’ai mis un moment à le comprendre, mais aujourd’hui je suis incapable de penser autrement.
Ta première décision en solo ?
Le repackaging d’Armorik et WB. Puis, la construction du chai et le nouveau centre d’accueil des visiteurs et la boutique. Et ce qui a rendu la décision acceptable, c’est que le le chai passe en priorité : cela montrait que je misais d’abord sur la production, pas sur le folklore.
Le « folklore », autrement dit le spiritourisme, représente pourtant une part non négligeable des revenus d’une distillerie…
Non négligeable, en effet.
Warenghem est devenue au printemps la première distillerie de whisky à intégrer une tonnellerie. Quelle idée !
Toujours cette idée de rester les pionniers. Le dernier tonnelier de Bretagne, Jean-Yves Lefloch, prenait sa retraite, et avec lui allait disparaître toute une tradition, des outils, des savoir-faire… Poursuivre son activité, c’était donner à cette histoire une chance de perdurer. Presque en même temps, les anciens Abattoirs du Trégor, dans le centre de Lannion, déménageaient en laissant des bâtiments incroyables qui cherchaient repreneur. Et finalement, le fils de Jean-Yves, Benjamin, formé par son père, a été partant pour remonter avec nous la tonnellerie. Tout s’est bien goupillé. Nous avons à présent un superbe outil pour explorer les essences de bois, les chauffes, les grains avec une souplesse inouïe.
Pourquoi une tonnellerie et pas une malterie ?
Les deux projets étaient sur la table depuis 2019. Mais dans le premier cas on reprenait une activité existante, alors que la malterie aurait été une création. Avec un dilemme : soit on partait sur du maltage sur aire, une solution peu coûteuse et souple, soit on automatisait, et c’est un gros investissement. On ne peut pas tout faire en même temps, mais le sens de l’histoire, c’est qu’un jour il y ait une malterie dans le Trégor, c’est sûr.
Je pose la question de la malterie parce que tu as passé Armorik en bio à partir de 2016. Qu’attendais-tu de cette décision ?
Tout est en bio, oui, sauf le tourbé et les blends. Pour le coup, je n’attendais rien en termes de goût : c’est une décision de conviction. Le whisky est un produit qui n’est pas indispensable, qui consomme beaucoup d’eau, de céréale, d’énergie. Passer en bio est un des moyens que j’aie trouvés pour préserver un peu plus les sols. C’est un début de chemin. On m’a accusé de faire cela pour des raisons de marketing, mais on ne l’a pas mis en avant, il faut vraiment retourner la bouteille pour voir le logo sur la contre-étiquette.
Les préoccupations environnementales montent dans l’opinion publique, et dans un futur proche aucune distillerie ne pourra plus produire « comme avant », du moins peut-on l’espérer…
C’est sûr. Et à l’heure où on se parle, c’est l’objectif stratégique numéro 1 de la distillerie. Au point que nous avons conditionné notre développement futur au fait de réduire drastiquement notre consommation de gaz et d’eau. Cela fait quatre ou cinq ans qu’on réfléchit à des solutions, on a rencontré des dizaines de personnes pour étudier les chaudières bois, à pellet, la micro-méthanisation… Et c’est une de mes grandes frustrations d’avoir autant attendu. Je m’en veux, même si on a déjà beaucoup réduit nos émissions en passant du fuel au gaz en 2016. Mais il faut continuer. On tient aujourd’hui une piste technologique prometteuse, mais il est trop tôt pour en parler officiellement. En attendant, nous avons commencé à utiliser l’eau en circuit fermé pour le refroidissement, avec notre bassin de rétention derrière la distillerie – la réserve de sécurité incendie. Mais l’eau du bassin se réchauffe vite… S’il faut utiliser de l’énergie pour la refroidir, la mesure perd en efficacité.
Concrètement, quand tu dis que tu conditionnes le développement futur de la distillerie aux économies de ressources…
Ça veut dire que je ne monterai pas en production tant que je n’aurai pas réussi à faire considérablement baisser mes consommations de ressources. Aujourd’hui, les distillateurs travaillent 6 jours par semaines en 2×8, et on en restera là tant qu’on ne parvient pas à réduire nos émissions. Sinon ça n’a pas de sens. Produire beaucoup plus sans affronter la question des ressources, ça veut dire continuer à mettre le doigt dans l’engrenage du toujours plus, toujours plus…
En Ecosse, on dit qu’il faut 30 ans pour produire un 12 ans d’âge. Armorik est le premier single malt français à proposer des comptes d’âge de 10 ans, puis de 15 ans, dans une gamme permanente. Une étape pionnière, là encore ?
Oui. Les comptes d’âge ne se sont pas encore imposés dans le whisky français, faute de stocks âgés suffisants. Mais je pense que cela viendra, parce que l’âge parle aux gens, c’est un marqueur pour la plupart des consommateurs. Regarde comme les Écossais sont en train de les remettre en place ! Et puis, je reste persuadé que l’âge est un facteur important. Chez Armorik, on sait qu’autour de 7 ans, il se passe un truc : passé ce cap, on obtient quelque chose de plus posé, avec une assise, les arômes commencent à vraiment se fondre, on sent qu’une harmonie se crée.
Warenghem a bataillé ferme pour la création d’une IG Whisky Breton en 2015. Et cela s’est fait dans la douleur…
Le démarrage a été compliqué, c’est vrai. En 2009, quand les discussions commencent, il y avait deux versions sur la table : la version INAO/Warenghem, qui prônait qu’une IG est la photographie à un instant T de ce que font les producteurs ; et les tenants d’une approche qui voulait appliquer l’IG à du haut de gamme, donc la réserver au single malt, non filtré à froid, sans caramel, etc. Dès le début, on savait qu’il serait compliqué de déterminer la typicité du whisky breton : entre le blé noir et l’orge, le tourbé et le non tourbé… Et puis tout est parti en cacahuète. A un moment, Warenghem s’est retrouvée seule, accusée de vouloir une IG a minima, alors que notre proposition n’avait pas changé depuis les premières discussions. On a continué à faire avancer le dossier. J’ai réussi à me rabibocher avec les fils Le Lay, et la Distillerie des Menhirs est revenue à la table de discussions. Puis, la Brasserie de Saint-Colombe [La Roche aux fées, nda] et Naguelann. Et on est repartis comme ça. Mais les débuts, je les ai vécus comme quelque chose de particulièrement injuste. L’IG avait jamais été envisagée pour faire uniquement du très haut de gamme, et chez Warenghem on avait un peu bloqué là-dessus parce que cela aurait sorti un grand nombre de nos produits de l’aventure. Alors que, pour notre part, à aucun moment nous n’avons fermé la porte à qui que ce soit : même lorsque les Le Lay ont quitté la table, on a gardé le blé noir, même quand Jean Donnay [fondateur de Glann Ar Mor, nda] nous crachait dessus, sa vision du whisky figurait toujours dans le cahier des charges. Exclure, ce n’était pas le but.
C’était quoi, le but de cette IG Whisky Breton ?
L’objectif était de mettre en valeur le savoir-faire, l’historique et l’origine géographique bretonne. De faire reconnaître une légitimité culturelle qui est quand même évidente. Et des éléments contextuels particuliers à la Bretagne : en termes de climat, d’eau, de sous-sol… Et puis, chose très importante, tous les producteurs qui font partie de l’IG maîtrisent l’ensemble de la chaîne de fabrication, du brassage jusqu’au vieillissement. Une distillerie en IG whisky breton ne peut pas sourcer son brassin – ou, plus exactement, elle peut le faire, mais elle ne peut pas l’étiqueter « Whisky breton ». Quant à l’historique, trois des toutes premières distilleries de France ont quand même été construites en Bretagne ! En 2015, quand on obtient l’IG, on est déjà cinq autour de la table, et à la dernière AG, en juillet dernier, nous étions dix : Eddu, Warenghem, Fisselier, Sainte-Colombe, Naguelann, Kentañ, La Mine d’Or, La Distillerie d’Ouessant, la Celtic Whisky Distillerie, et FDC du côté de Brest. C’est une IG dynamique.
Alors on sait désormais, en grande partie grâce à Warenghem, ce qu’est le whisky breton, mais on ne sait toujours pas ce que c’est qu’un whisky français !
Un whisky français, c’est un whisky qui est brassé, fermenté, distillé et vieilli en France.
Ça, c’est toi qui le dis, pas la loi.
Pour l’instant. Mais on espère que la loi va évoluer sur ce plan-là. Le projet de cahier des charges est déposé auprès de l’INAO, et on attend qu’il soit analysé, étudié et éventuellement amendé, puis promulgué.
On peut envisager bientôt ne plus voir de « whisky français » fabriqué avec du distillat albanais, écossais ou allemand ?
C’est ce qu’on espère. Il est clair que la vague récente du whisky français a attiré beaucoup d’intérêt, et que quelques produits un peu borderline existent sur le marché.
Les objectifs pour les années à venir ?
L’objectif numéro un de la distillerie aujourd’hui, c’est la décarbonation et les économies d’eau et d’énergie. Et une fois qu’on aura trouvé une solution, il y a tout le projet lié aux anciens abattoirs de Lannion. Nous voulons réhabiliter les bâtiments, et à côté de la tonnellerie, créer une micro-distillerie où on pourra mettre à disposition du matériel et redonner aux gens la possibilité de fabriquer ou de faire fabriquer leurs eaux-de-vie, ce qui en Bretagne est quand même assez ancré dans la culture.
Comme un bouilleur ? On pourra vous apporter des pommes, des fruits ?
Oui, l’idée serait d’être un bouilleur statique. Une sorte de « fab lab » de spiritueux. Il y aura forcément un prisme whisky assez orienté. Mais on pourra aller dans différentes directions. Et redonner une dimension artisanale à tous les produits qu’on fait encore à la distillerie, c’est-à-dire les liqueurs, les fines, la menthe… Pourquoi ne pas envisager un programme de formation pour les gens qui veulent apprendre la distillation ? Le projet existe sur quelques bases, mais il y a plein de choses qu’on peut venir greffer dessus. Et puis, à côté, nous ouvrirons un pub à whisky. Parce que, si on revient aux racines du whisky, ou des spiritueux en général, c’est d’abord un produit convivial, qui se partage. Quand tu vas en Écosse, c’est génial d’aller dans un pub, de passer une heure à regarder la carte de whiskies incroyables et à se dire : « Ah tiens, celui-là je l’ai goûté, celui-là je ne le connais pas. » C’est un lieu comme ça qu’on aimerait créer ici.
Avec une carte des whiskies bretons j’imagine ?
Oui, et des whiskies français en général, mais aussi une carte des whiskies du monde.
Tu places l’Ecosse dans les whiskies du monde ? Ahahah !
[Rires.] Non, je ne pense pas qu’on leur fera ça comme injure.
Depuis un peu moins de cinq ans, le whisky français décolle, enfin. Que s’est-il passé ?
Beaucoup de choses. D’abord, le phénomène whisky japonais a ouvert les yeux de pas mal de gens, qui ont compris qu’on pouvait faire du whisky ailleurs qu’en Écosse et en Irlande. Puis, l’irruption des whiskies du monde dans le paysage a clairement aidé. Je pense également que les hausses successives de tarifs du scotch ont quand même pas mal joué aussi. Je parle du moment où les Ecossais ont fait disparaître tous leurs comptes d’âge, en raison d’une forte tension sur les stocks : l’air de rien, ça a ouvert la porte à des whisky plus artisanaux, donc un peu plus chers. Et puis enfin, l’augmentation de l’offre. Plus il y a de whiskies français, plus on en parle, plus les gens ont envie d’essayer. Et comme les projets se sont multipliés, forcément, le marché décolle. Aujourd’hui, tout le monde en France a une distillerie dans sa région.
En 2000, j’ai refait le pointage, 7 distilleries fabriquaient du whisky en France : Warenghem, Les Menhirs (Eddu), Glann Ar Mor, Mavela (P&M), Holl, Lehmann, Wambrechies. Et une seulement commercialisait du whisky : la tienne. Aujourd’hui, 23 ans plus tard, la France compte plus d’une centaine de distilleries de whisky actives…
Oui, c’est fou. Mais c’est un phénomène qu’on constate un peu partout : en Irlande, ils sont passés de 3 à plus de 30, en Ecosse, il s’en monte une toutes les semaines [il en existe 148 à cette date, nda]. L’effervescence est mondiale.
Quel regard portes-tu sur toutes ces jeunes distilleries qui poussent dans tous les sens ?
Je trouve ça stimulant de voir qu’on est sur un marché dynamique et que les producteurs qui se lancent essaient d’arriver avec des idées différentes. Cela nous permet de nous remettre en question et de challenger ce qu’on fait. Je trouve ça assez positif qu’il y ait de la concurrence. Et l’exemple de l’Ecosse nous montre qu’il y a de la place pour de nombreux opérateurs.
Tu crois qu’il y a de la place pour autant d’acteurs ? Que le gâteau est assez gros pour être partagé à ce point ?
Cela dépend des ambitions de chacun. Si tous les acteurs veulent devenir Glenfiddich, ça va être compliqué. Mais si certains entendent garder une dimension locale, ou régionale, et que d’autres visent un rayonnement national, là il peut y avoir un étagement des propositions, avec de la place pour tout le monde. Il va sans doute y avoir un peu de casse dans les années qui viennent, comme on le voit déjà dans les brasseries. En fait, la seule question que je ne maîtrise pas aujourd’hui, c’est : quelle va être la place effectivement disponible sur les étagères des détaillants à l’avenir ? Parce que les Ecossais sont déjà bien en place, et même si un caviste veut proposer une offre locale et régionale étoffée, j’ai peine à croire qu’il va passer de 100 à 150 références de whisky. Le whisky français va devoir grignoter des parts à droite à gauche, sur les Ecossais, les Américains, les Japonais…
Et l’export ? Je t’ai toujours senti réservé sur ce débouché potentiel. Tu m’as souvent dit : « Personne n’attend les Français sur le whisky »…
Je continue à le penser. Je continue à penser qu’il y a une différence fondamentale entre le whisky et le cognac : le cognac ne se fabrique qu’à Cognac alors que le whisky, on en produit aux quatre coins du monde, et historiquement dans 3 ou 4 gros pays. Si j’extrapole mon raisonnement sur les whiskies français qui vont grignoter des parts du gros gâteau dominé par les Écossais, on peut en déduire qu’en Australie ce sont les whiskies australiens qui vont grignoter ces parts. Et ce mécanisme-là on, le voit partout. Est-ce que l’origine France va être suffisamment forte pour nous ouvrir les portes de l’export ? Je ne sais pas. Il restera peut-être un peu de place pour les whiskies français, mais l’export ne sera probablement pas l’alpha et l’oméga. Nous, s’en tient à notre stratégie : la Bretagne reste notre objectif numéro un, la France numéro deux, et l’export seulement ensuite.
Quand tu regardes ce qui a été accompli depuis quarante ans par Warenghem et par les whiskies français en général, quel bilan dresses-tu ?
C’est une aventure de dingue ! Je pense qu’on ne mesure pas à quel point. Vu les difficultés économiques dans lesquelles Warenghem se débattait, vu le manque d’information à disposition, c’est un miracle qu’une distillerie française se soit convertie au whisky il y a près de 40 ans. L’industrie du whisky en France serait sans doute née sans nous, mais, oui, il y a un côté un peu miraculeux dans toute cette histoire. Alors c’est sûr, on n’a pas pris la place des Écossais – ce n’était d’ailleurs pas forcément le but ni l’ambition –, mais on s’est fait une place, qui ne cesse de croître. En volumes, le whisky français est en train de dépasser les whiskies japonais sur notre marché national. Et quand on voit la hype qu’il y a eu autour de ces whiskies… Ce n’est pas un mince exploit. Je me dis que, peut-être, la grosse hype de cette décennie ça va être les whiskies français ! On n’en est qu’au début, car les filières sont en train de se structurer.