Le lundi 9 octobre, la communauté mondiale du whisky a eu la surprise de lire que Diageo allait relancer la production des distilleries Brora et Port Ellen. Le lendemain, elle apprenait que Ian Macleod & Company, après avoir conclu l’acquisition de la distillerie et de la marque déposée Rosebank, prévoyait de procéder à des travaux de rénovation puis de reprendre la production.
Excellentes nouvelles ! Les trois distilleries les plus emblématiques d’Écosse sont sur le point de renaître ! La rumeur circulait déjà à propos de Rosebank et Ian Macleod mais l’annonce de Diageo a fait l’effet d’une bombe. C’est pourquoi j’ai demandé à Nick Morgan, directeur de la formation et de la communication, comment la multinationale avait pu ainsi conserver le secret : «On m’a très souvent demandé au cours de ces trente dernières années si Brora et Port Ellen n’allaient reprendre un jour leur production. À quoi je répondais systématiquement par la négative, en le regrettant, bien que je n’ignorais pas qu’un certain nombre de responsables chez Diageo souhaitaient rouvrir ces sites. C’est de tout en haut qu’est venu en définitive le signal du redémarrage des distilleries… Seuls quelques membres de l’équipe de direction étaient au courant de ce projet, de sorte que son annonce en octobre a autant surpris nos collaborateurs que les amateurs de whisky.»
La fermeture en question
La question qui vient ensuite à l’esprit des plus enthousiastes est la suivante : «Mais quelle avait été la cause de la fermeture de ces distilleries de légende ?» Il y avait longtemps déjà que le single malt de Brora, alors appelé Clynelish, jouissait d’une excellente réputation. Depuis 1896 pour être précis. Cette année-là, la revue professionnelle Harpers Weekly signale que la «marque a toujours obtenu le prix le plus élevé de tous les single malts écossais… Elle fait l’objet d’une demande si forte que ses propriétaires ont dû refuser plusieurs offres commerciales» C’est-à-dire que les assembleurs n’en ont pas recueilli une seule goutte…
Consommateurs et assembleurs vouent depuis longtemps un culte à Port Ellen pour son caractère expressément maritime, huileux et fumé. À un point tel que seuls les investisseurs ont pu se l’offrir ces dernières années ! Bien qu’il fût le tout premier single malt directement exporté aux États-Unis (en 1869), ses propriétaires n’ont entrepris de le commercialiser sous forme d’embouteillages annuels qu’à partir de 2001.
Quant à Rosebank, on le considérait depuis toujours comme le nec plus ultra des malts des Lowlands. Dans les années 1890, selon l’historien Brian Spiller, la «demande pour la marque était extraordinairement forte, de sorte que de nombreux clients devaient se contenter d’une allocation très inférieure à leur commande». Ce Michael Jackson, le regretté gourou du whisky, a pu qualifier de «romantique» ce whisky de triple distillation, au style léger, élégant, floral et herbacé.
Pourquoi des distilleries aussi emblématiques sont-elles donc tombées sous le couperet ? Pour répondre à cette question, il convient de remonter le temps, jusqu’au début des années 1980, période noire pour le whisky…
Voyage dans le temps
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le whisky écossais jouit d’une immense popularité durant une vingtaine d’années. Entre 1946 et 1976, ses ventes mondiales enregistrent un taux de croissance annuelle cumulé de 9 %. C’était la boisson de prédilection du monde libre, au Royaume-Uni, bien entendu, mais aussi aux États-Unis, en Italie, en France et en Allemagne. Et comme les stocks de whisky parvenu à maturité étaient quasiment épuisés au sortir de la guerre, les producteurs contingentaient l’approvisionnement des marchés, de sorte que la rareté en augmentait l’attrait.
Pour répondre à la demande – et dès que liquidités et céréales furent de nouveau disponibles, ces dernières étant rationnées jusqu’en 1952 – l’industrie entreprit de réaliser son plus grand programme d’expansion depuis les années 1890 : construction de nouvelles distilleries, agrandissement et modernisation des sites existants, renforcement des rendements et des capacités.
C’est une période d’essor comme on n’en avait pas vu depuis le XIXe siècle. Entre 1960 et 1980, la production a doublé, atteignant plus de 100 millions de proof gallons [260 millions de litres] par an et la quantité de whisky stockée en chais sous douane fait plus que quadrupler, dépassant largement le milliard de gallons.
Le Scotch passe de mode
Tout va comme sur des roulettes jusqu’au milieu des années 1970, époque où l’économie mondiale connaît une grave récession provoquée par les crises pétrolières de 1973/1974 et de 1979, et par la fin de la guerre du Vietnam (1975), qui avait stimulé l’économie américaine. Il y a pis : le scotch passait de mode. Désormais perçu comme une boisson “à la papa”, il doit faire face à la rude concurrence de la vodka, du rhum blanc et du vin, aux États-Unis comme au Royaume-Uni. En Europe, le prix devient un facteur essentiel, tant sur les listings de supermarché que dans le panier du consommateur.
De nombreux assembleurs réduisent leurs commandes de distillat, ce qui contraint plusieurs distilleries de malt à fonctionner à temps partiel, voire à mettre la clef sous la porte. Pourtant, les niveaux de production demeurent élevés, dépassant largement la demande.
En 1981, l’économie mondiale connaît de nouveau le début d’une récession qui se traduit par une dramatique augmentation du chômage dans l’ensemble du monde occidental. L’industrie du whisky est en crise. Le comité de direction de Distillers Company (aujourd’hui Diageo) déclare qu’il est crucial d’«atteindre l’équilibre nécessaire entre les stocks de whisky en cours de maturation et les niveaux anticipés des ventes futures».
En 1983, le groupe ferme dix de ses quarante-cinq distilleries de malt, puis cinq autres en 1985. Aucune n’a rouvert depuis. Son exemple est suivi en 1985/1986 par plusieurs distillateurs indépendants : quatre distilleries supplémentaires ferment leurs portes (deux d’entre elles ont redémarré leur production sous l’égide de nouveaux propriétaires). Huit autres sont condamnées en 1992/1993 (quatre ont été depuis remises en service).
Au total, entre 1983 et 1993, vingt-sept distilleries de malt ont été fermées, vingt et une d’entre elles définitivement. Telle était la situation jusqu’à l’annonce le mois dernier du projet de redémarrage de Brora, Port Ellen et Rosebank. Une annonce qui non seulement réjouit les amateurs de whisky du monde entier, mais témoigne également d’une louable confiance en l’avenir en envisageant ainsi une demande soutenue de whisky de malt au cours des prochaines années.
Plus récemment…
Évoquons maintenant l’histoire récente de ces trois distilleries.
Brora s’appelait à l’origine Clynelish. Dans les années 1960, en raison d’une très forte demande pour son eau-de-vie, une distillerie plus grande est construite en 1967-1968 sur un site voisin. Celle-ci est nommée Clynelish no2. Mais une nouvelle législation est adoptée en 1975, qui prohibe l’utilisation d’un même nom par deux distilleries, si bien que l’ancienne Clynelish est rebaptisée Brora d’après le nom du village de pêcheurs où elle est implantée.
L’ancienne distillerie ferme ses portes pendant un an, période durant laquelle la salle d’empâtage est reconstruite. La production reprend en 1969. Entre 1972 et 1974, son style est fortement tourné, imitant celui de la distillerie Caol Ila en cours de reconstruction. Bien que la teneur en tourbe ait ultérieurement retrouvé ses niveaux précédents, inférieurs, des périodes de sécheresse sur l’île d’Islay à la fin des années 1970 et au début des années 1980 contraignent parfois Brora à relever sa teneur de tourbe, ce qui explique les notes de fumée plus prononcées de quelques embouteillages Brora.
L’année 1967 est également importante pour Port Ellen : mise en sommeil depuis 1930, elle doit être reconstruite, principalement dans les bâtiments d’origine qui datent des années 1820. Quatre alambics sont installés, d’abord à chauffe directe au charbon, puis reconvertis en 1970 à la chauffe indirecte à la vapeur.
Port Ellen sacrifiée
Le fléchissement de la demande de whisky au début des années 1980 frappe durement Islay. Comme nous l’avons vu, les assembleurs étaient les principaux acheteurs de whisky de malt et seule une très petite quantité de whisky tourbé était nécessaire dans un blend. Distillers Company (aujourd’hui Diageo) possédait trois distilleries dans l’île : Lagavulin, Caol Ila et Port Ellen, toutes produisant une eau-de-vie fortement tourbée. L’un des trois devait disparaître : le couperet tomba sur Port Ellen.
Diageo prévoit que Brora et Port Ellen produiront des «quantités scrupuleusement contrôlées [quelque 800 000 litres par an, ce qui les classe au rang des plus petites unités de production de la multinationale]… et reproduiront dans la mesure du possible les régimes de distillation et le caractère du distillat des distilleries d’origine». Est-ce réellement envisageable ? J’ai posé la question à Nick Morgan.
«Il y a dans nos archives tous les plans d’installation ainsi que les cahiers des charges des deux distilleries, et un certain nombre de personnes ayant travaillé dans les deux établissements sont aujourd’hui encore en vie et à même de nous conseiller sur les procédés en vigueur à l’époque.»
Sous réserve de l’obtention d’un permis de construire, la production devrait démarrer en 2020. Les deux distilleries disposeront d’un centre d’accueil des visiteurs et le coût total de la résurrection est estimé à 35 millions de livres sterling.
Rosebank, une histoire en dents de scie
Le lendemain de la publication par Diageo de ses projets pour Brora et Port Ellen, Ian Macleod Distillers révèle qu’«un accord contraignant est conclu» pour l’acquisition de Rosebank Distillery, près de Falkirk, ainsi que de la marque déposée et du stock subsistant.
La distillerie est installée sur une rive du canal de Forth et Clyde qui relie la côte est à la côte ouest de l’Écosse. Inauguré en 1790, le canal facilitait le transport des marchandises au travers des Lowlands. Associé à la proximité d’une route principale très fréquentée, le site était idéal pour une distillerie.
Paradoxalement, ces deux facteurs contribuèrent à l’arrêt de la production de Rosebank en 1993. Fermé au milieu des années 1960, le canal n’était plus qu’une étendue d’eau stagnante obstruée par les détritus et l’accès par la route principale se révélait impossible pour les poids lourds. Malgré l’excellente réputation de son whisky, le plus souvent classé au premier rang des malts des Lowlands, le propriétaire de la distillerie, United Distillers and Vintners (aujourd’hui Diageo), hésitait à consacrer 2 millions de livres sterling nécessaires à la modernisation de son usine de traitement des effluents pour se conformer aux normes européennes, sans parler de la résolution des problèmes d’accès. Pour le regretté Michael Jackson, auteur spécialisé dans le whisky, sa fermeture fut une “perte cruelle”.
La distillerie et son site connurent ensuite une histoire en dents de scie qui reflète l’attrait qu’exerce son nom.
Un projet qui capote
En 1988, un entrepôt sous douane de la rive ouest du canal (les principaux bâtiments de la distillerie étant situés sur la rive est) est vendu et réaménagé, notamment en restaurant sous l’enseigne Beefeater Pub and Grill. Le reste du site est cédé en 2002 à British Waterways qui démolit la malterie pour bâtir un lotissement d’habitations.
En avril 2008, le conseil municipal de Falkirk est saisi d’une demande d’autorisation d’enlèvement du matériel se trouvant sur le site de Rosebank, déposée par la Falkirk Distillery Company. Cette dernière se propose de construire à proximité une nouvelle distillerie avec les alambics et d’autres équipements provenant de Rosebank, des chais et un centre d’accueil des visiteurs.
Rosebank est le nom proposé du nouvel établissement, ce à quoi s’opposent Diageo et la Scotch Whisky Association. Toutefois, le projet capote bientôt : entre Noël et Nouvel An 2008, les alambics et d’autres équipements de production, entreposés sur place, sont vandalisés et dérobés par des trafiquants de cuivre déguisés en commerçants. Les voleurs n’ont jamais été retrouvés.
Par la suite, en 2013, il est fait état du rachat du site par le Camelon Distillery Project subventionné à hauteur de 500 000 livres sterling par le gouvernement écossais pour effectuer les travaux de restauration nécessaires, ouvrir une brasserie, The Forth & Clyde Brewery, et aménager des installations d’accueil des visiteurs comportant un Scottish National Brewing and Distilling Centre [Centre national écossais de brasserie et de distillation]. À l’origine de ce projet, le fondateur de la brasserie Arran, Gerald Michaluk, ambitionne également relancer les activités de distillation sur le site en 2017.
Une nouvelle ère
Mais rien de tout cela ne se concrétise. C’est alors qu’un nouveau propriétaire en titre, Ian Macleod and Company, conclut un accord avec British Waterways pour le site et Diageo pour le nom de marque Rosebank et le stock subsistant.
Un avenir radieux s’ouvre désormais pour la distillerie Rosebank qui entre dans une ère nouvelle. À ce propos, Leonard Russell, directeur général de Macleod Distiller, a écrit :
«Rosebank est l’un des single malts les plus respectés et recherchés au monde. C’est un projet extraordinairement enthousiasmant que de faire revivre une distillerie emblématique et un single malt qui incarne à lui seul la quintessence des Lowlands. C’est une occasion absolument unique… Nous produirons notre Rosebank Lowlands single malt très exactement comme il l’a toujours été, avec la triple distillation et les condenseurs à serpentin, assurant de cette façon la renaissance de son style et de son goût classiques.»
Le nouveau centre d’accueil qui doit être aménagé présentera l’histoire de Rosebank, du canal Forth & Clyde et de l’intéressant patrimoine de Falkirk en matière de whisky. La production devrait démarrer en 2019. Le plus passionnant de tout cela, c’est le projet de commercialisation d’embouteillages de Rosebank datant d’avant 1993, en attendant que le futur nouveau single malt soit parvenu à maturité.
La page d’accueil du nouveau site web est déjà en ligne : www.rosebankwhisky.co.uk. En vous y inscrivant, vous ferez partie des premiers à entendre parler de ces nouvelles éditions. C’est déjà fait, en ce qui me concerne… Bonne chance à la nouvelle distillerie !