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Lorsque l’on tire le fil d’un alambic ou d’une plantation du Demerara, c’est une pelote sans fin qui déroule à rebours l’histoire du rhum, jusqu’à ses origines. Le Guyana abrite cette distillerie spéciale et magique, gardienne des légendes de son pays, de son rhum, mais aussi du monde. De la grande et des petites histoires racontées en arômes.

Entre les grands fleuves sauvages du Guyana que sont l’Essequibo, le Demerara ou le Berbice, sont tracés des canaux bien ordonnés qui découpent d’immenses parcelles de canne à sucre. La luxuriance tropicale cohabite ici avec l’organisation hollandaise, première influence colonisatrice du pays.

Aujourd’hui encore, ces canaux sont encombrés de barges qui transportent les récoltes jusqu’aux usines sucrières, comme aux premiers temps du Nederlands-Guiana. Au départ pourtant, dans les années 1640, c’étaient plutôt le café et le coton qui intéressaient la couronne hollandaise. Si une quantité non négligeable de plantations de canne, avec sucrerie et distillerie afférentes, sont apparues au cours du XVIIIe siècle, c’est lors de la passation de pouvoir avec les Britanniques en 1813 que s’opère la bascule. Les marins de la Navy sont nombreux à exiger leur ration quotidienne de rhum, tout comme le grand public britannique qui est toujours plus friand de cette eau-de-vie des tropiques. Le potentiel des trois colonies nouvellement fusionnées est énorme, et l’on y atteint vite les presque deux cents distilleries. C’est le nom de Demerara qui subsiste dans les esprits après cette fusion, ainsi l’on loue la qualité du Demerara rum comme celle du Demerara sugar. La quasi-totalité des fûts de rhum de mélasse rejoint les docks de Liverpool et de Londres, soit à destination des négociants, soit vers les grandes cuves où l’on confectionne le fameux blend de la Navy.

Aucun embouteillage n’est effectué dans la colonie, rien n’est produit ni expédié avec une quelconque marque ou dénomination commerciale, mais plutôt avec un système de marks inscrites sur les fûts, souvent des acronymes désignant une plantation ou l’un de ses propriétaires, et surtout correspondant à un style bien précis attendu par le client britannique.

Une longue histoire de marks

C’est à cette même période que les plus fameuses marks connues aujourd’hui sont apparues. La plus emblématique est certainement PM, qui indique la plantation de Port Mourant. Voisine d’une certaine Albion, elle est dédiée au coton lorsque Stephen Mourant en fait l’acquisition à la fin des années 1810, pour y installer une créature dont les premières pièces de cuivre ont été tapées en 1732. Cette paire de vat stills qui permet une double distillation en série présente déjà une originalité en soi. Mais son autre particularité est que ses cuves sont faites, non pas de cuivre, mais de greenheart, un bois local imputrescible, extrêmement solide, et accessoirement moins onéreux. Il est nécessaire de l’arroser constamment pendant la distillation, pour éviter que le bois ne sèche et se torde, mais il a traversé les siècles et coule toujours un rhum inimitable à raison de 1 000 litres à 85% toutes les seize heures. Son pendant à cuve unique nous vient de la plantation Versailles, qui s’est dotée de son premier alambic en 1854. Cette petite entité, située en bonne place à l’embouchure du fleuve Demerara, a progressivement agrégé d’autres plantations aux noms tout aussi pittoresques comme Malgré Tout ou Nismes. Plus tard, deux propriétés, à consonance néerlandaise cette fois, la rejoignent pour former sa mark la plus reconnue : VSG (Versailles, Schoon Ord et Goed Fortuin). Cette mark s’est imposée comme étant un peu plus fine et élégante que PM, et a elle aussi survécu jusqu’à aujourd’hui.

Le progrès technique apporté par la colonne de distillation est bien entendu arrivé jusqu’en Guyane britannique, au milieu du XIXe siècle. La colonie fut d’ailleurs la première à l’adopter parmi les possessions anglaises, tout en y ajoutant des méthodes plus modernes comme la dilution de la mélasse avec de l’eau, à la place des écumes et des vinasses. Le Demerara est alors en pleine forme, si bien que lors de l’exposition universelle de Paris, en 1878, une petite quarantaine de distilleries sont représentées. Parmi elles, on retrouve des noms bien connus des amateurs (et surtout des collectionneurs), comme Blairmont, La Bonne Intention, et même une certaine plantation Château Margot… La plus belle paire de colonnes qui est arrivée jusqu’à nous est celle d’Enmore. Construit en 1880, son carénage entièrement en bois de greenheart est unique au monde, tout comme les plateaux que contient la première colonne (la deuxième est équipée de plateaux de cuivre). Sa mark de référence est EHP (Edward Henry Porter), du nom du fils du fondateur de la plantation établie en 1840, dont on sait qu’elle a plus tard fusionné avec les plantations Mon Repos (MXE) et Lusignan (KFM).

Diamond, véritable musée vivant

Autres colonnes notables, celles de l’ancienne plantation Groote en Klijn Uitvlugt, la grande et la petite Uitvlugt, plus tard connue sous le nom d‘Uitvlugt. Érigée lors de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, elle a commencé à produire du sucre et du rhum au début du XIXe, au départ avec des alambics traditionnels. C’est en 1920 que son premier couple de colonnes Savalle a été installé, produisant la mark de la maison : ICBU (peut-être du nom du fondateur de la plantation, Johan Christoffer Boode). En 1980, la distillerie a accueilli une deuxième paire de colonnes, héritées d’une autre plantation disparue entre-temps, possiblement celle de Blairmont. Ces colonnes Savalle vont nous permettre de comprendre un pan capital de l’histoire du Guyana, qui est celui de la concentration des distilleries entamée par la société Bookers, un géant colonial qui a trusté le marché de la canne et de ses dérivés dès la fin du XIXe siècle. Au début du XXe siècle, le monde sucrier affronte la crise et il ne reste que soixante-quatre distilleries en Guyane britannique. Les rhumiers ont toutefois compris que la variété de leur catalogue de marks était importante pour leurs clients du Vieux Continent et ont continué à reproduire leurs recettes, même en dehors de leur plantation d’origine. À cette époque, les vat stills prédominent encore largement, afin de préserver certains styles historiques de rhum.

La colonie s’accroche, elle reste parmi les plus prospères au monde, et la prohibition américaine débutée en 1920 lui donne même un petit coup de pouce. En effet, en dépit des idées reçues, le Demerara est le plus grand fournisseur de rhum de contrebande des États-Unis, devant la Martinique et même Cuba. En 1949, lorsque Bookers acquiert United Rum Merchants, qui possède les marques Lemon Hart, Red Heart, Black Heart et Lamb’s Navy Rum, on ne compte plus que neuf distilleries dans le pays. La distillerie d’Uitvlugt fait partie de ces neuf distilleries, et va devenir centrale dans les années qui vont suivre. Quatre nouvelles fermetures surviennent dans les années 1960 (La Bonne Intention, Skeldon, Albion et Blairmont), et ce sont les colonnes Savalle de chez Uitvlugt qui se chargent de reproduire les marks perdues.

Puis à la fin de la même décennie, elle récupère non seulement la mark de la défunte Port Mourant, mais aussi son alambic. Il se passe la même chose du côté de chez Enmore, qui se voit abriter le vat still de Versailles. Puis Enmore fermant à son tour en 1993, Uitvlugt est de nouveau priée de faire de la place pour abriter tout ce petit monde.

En 2000, année de fermeture de la distillerie Uitvlugt, qui devient un chai de vieillissement, l’ensemble de ces alambics est conservé et se dirige vers ce qui sera désormais la seule distillerie du Guyana (indépendant depuis 1966) : Diamond. D’abord une plantation de café depuis la moitié du XVIIIe siècle, la fusion de Klein et Groot Diamant est installée au bord du fleuve Demerara, presque en face de Versailles. Elle héberge deux paires de colonnes Coffey depuis les années 1950, et a été choisie pour centraliser toute la production et surtout tout l’héritage de marks et d’alambics du Demerara. Toute l’histoire du rhum est là, sous le même toit : des premières plantations aux premiers alambics, de l’arrivée de la colonne à l’âge d’or des négociants anglais, des crises du sucre à la Royal Navy, le tout raconté par des appareils et des profils aromatiques imaginés il y a deux siècles.

Véritable musée vivant, Diamond héberge les plus vieux alambics du pays (comme celui de Port Mourant), mais aussi une suite de colonnes ultra-modernes capables de produire de l’alcool neutre, en passant par un petit pot still à double retors qui crache des high esters allant jusqu’à 7 000 g/hlap. Neuf alambics se pressent aujourd’hui sous la tôle des Demerara Distillers Limited, avec vingt-quatre marks au menu qui ont donné lieu à un nombre incalculable d’embouteillages indépendants, dont beaucoup sont entrés dans la légende.

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