Longtemps réservé au monde des eaux-de-vie de vin, à commencer par le cognac, le mot « rancio » opère une percée de plus en plus fréquente dans les notes de dégustation des single malts. Mais pourquoi, nom de Zeus, répandre l’usage d’un terme sur lequel les Charentais eux-mêmes n’arrivent pas à tomber d’accord ?
C’est le Graal des dégustateurs de cognac, la note olfactive qui déverrouille les paradis, l’arôme qui réconcilie tous les connaisseurs. Le hic ? Ses contours restent aussi opaques que la robe d’un XO maquillée au E150a. Impossible de mettre deux personnes d’accord sur une acception commune de la chose – « Comme le bonheur, ose Alexandre Gabriel, le patron des cognacs Ferrand. Chacun en possède sa propre définition. » Alors, va pour le bonheur, en 6 lettres : R. A. N. C. I. O.
Longtemps seules les notes de dégustation de vin et d’eaux-de-vie de vin ont osé manier ce drôle de mot dont l’étymologie, elle aussi, varie selon les dictionnaires : terme issu du vieux provençal ransa (flétri, fané) ou du latin rancidus (rance, âcre, gâté) selon les uns, vocable espagnol ou portugais définissant les parfums de noix et de torréfaction selon d’autres. Et pour achever de vous perdre, c’est aussi le nom de vins oxydatifs catalans. Vous nagez ? Crawlez jusqu’aux franges du tapis, là où vous avez pied, et remontez sur votre chaise.
Car voilà que le rancio quitte de plus en plus souvent le périmètre des Charentes et de la Gascogne pour s’inviter dans le vocabulaire du whisky. Oui, WTF indeed. Si les Cognaçais ne sont pas fichus de s’entendre sur une déf, on n’a pas l’arrière-train sorti des mûriers pour comprendre de quoi il en retourne dans le malt. De quoi parle-t-on très prosaïquement ?
Grosperrin se lance sur le rance
« Le rancio, c’est le rance », tranche Guilhem Grosperrin, archéologue du cognac dont les connaisseurs s’arrachent les flacons. Euh. Depuis quand le rance est-il un arôme recherché ? « C’est comme le gras du jambon : sur un jeune jambon, on le retire, ce n’est pas bon. Mais sur un vieux jambon, il s’est fondu à la viande, c’est magnifique et on le mange. Certains rancios ont le goût de graillon. Un beau rancio, c’est un beau rance, c’est le goût du vieux, ce qui fait que l’ensemble est plus fondu, plus complexe. Je peux te montrer par l’exemple ? »
Et nous voilà reniflant les verres comme des chiens truffiers pour identifier les 50 nuances de rance dans un Petite Champagne 67 aux notes de cambouis, un Bons Bois 70-74 gorgé de fruits exotiques, de feuilles de figuier, un Grande Champagne 33-39 aux arômes de sous-bois, de mousse, et un Fins Bois 52-22 un peu brûlant fleurant le bourgeon de cassis où point le beurre rance.
« Le rancio est un arôme qu’on ne trouve pas quand on n’a pas le temps. Il est lié à l’oxydation, à la façon dont les molécules de bois se fondent à l’alcool en se polymérisant, et au bois lui-même. C’est une notion très variable, on l’apprécie différemment Comme l’umami, on a une vague idée de ce que c’est mais pas de descriptif précis. »
Rester jeune et boire vieux
Et puis, c’est un raccourci commode, ironise Guilhem Grosperrin. « Tu commentes une eau-de-vie en disant : “Il y a beaucoup de rancio” et tu t’arrêtes là. Un beau rancio doit être ciselé, on ne le trouve pas avant 50 ans. Tiens, on va voir avec un cognac jeune. » Le « cognac jeune » ? Un Fins Bois 28 ans. Guilhem, quoi… « Tu vois, le boisé est bien fondu mais ce n’est pas du rancio. Encore que certains te diront que si… » Retour à la case départ.
Un blog sur le site du BNIC (en anglais – preuve ultime que les Français ne boivent pas de cognac) détaille les 4 stages du rancio selon l’âge de l’eau-de-vie. Et toute la roue des arômes y passe.
Dans le whisky, le défunt Gary Regan fut le premier à s’interroger sur le rancio dans le whisky, dans un article paru en 2000. Il autopsiait ainsi la mystérieuse flaveur : des notes terreuses, de fromage, de champignons, de sauce soja. Avant de lancer la conversation avec son ami Alexandre Gabriel.
Fondu d’histoire des spiritueux, le patron de Maison Ferrand m’envoie les extraits d’un ouvrage de Raymond Boireau, Vinification – Distillation, publié en 1876 et attestant l’usage passé du terme. « Le mot est ancien mais n’a pas été défini chimiquement. Ce serait d’ailleurs un exercice assez vain car la perception des molécules est différente suivant leur concentration et, de plus, ici, on parle de beaucoup de composés. Les anciens maitres de chai avaient toujours une variante personnelle de la description du rancio. Mais tous s’accordaient sur l’idée que cela venait avec le temps. »
Et de définir, lui aussi, 4 niveaux de rancio. Vers 10-15 ans, des notes de porto, de noix, de noisette dues à l’évolution favorable des aldéhydes et acétals avec les composés du chêne. Vers 15-20 ans, jacinthe, narcisse, roquefort en raison de l’apparition de méthyl-cétones. Vers 25-30 ans, des notes balsamiques essentiellement tirées du chêne. Vers 40-50 ans, un caractère suave et fruité, poire, noix de coco résultant de la concentration des esters lourds.
Chez Frapin, toute une palette en 6 lettres
Patrice Piveteau, le maître de chai des divins cognacs Frapin, remet la roue (des arômes) au carré – y a plus qu’à pédaler. « Le rancio est un phénomène oxydatif très difficile à saisir. Ce n’est pas “une” chose mais un ensemble, une impression, aussi complexe que le cognac qui la porte. On le décrit souvent par des notes de noix, de sous-bois et de champignons : si c’était seulement cela, ce ne serait pas compliqué ! C’est toute une palette aromatique liée à un vieillissement long et bon, qui va de la boîte à cigare aux fruits confits. »
Nombre de maîtres de chai charentais refusent d’employer le mot rancio, jugé abscons et peu flatteur, pour décrire le ravissement du temps. Alors pourquoi diable certains dégustateurs de whisky empruntent-ils de plus en plus souvent un vocabulaire qui, loin de clarifier leur émotion, nous colle des points d’interrogation dans le cerveau ? Snobisme ? Envoyer réponses en commentaires, on s’amusera.
Comme je l’écrivais dans la chronique « Notes de dégustation, piège à… ? », il est virtuellement impossible de décrire un arôme. En deux mots, dites-moi, ça sent quoi, la violette, la pomme, la cannelle ? Ça a quel goût le chêne, le tabac blond, la noisette ? On ne peut qu’en tracer la formule chimique ou procéder par évocation (le parfum de mamie, la tarte Tatin de l’enfance…), forcément personnelle, et analogie.
Alors voici mon ressenti perso du rancio : des notes très fondues et très fines de fruits exotiques trop mûrs, de bois précieux ciré, de cuir patiné, parfois de fleurs poudrées et de brou de noix. Un écheveau impossible à démêler. Vu sous cet angle, c’est finalement peut-être plus simple en 6 lettres.