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En mai prochain, le nouveau règlement européen s’appliquera à tous les alcools forts, avec une modification substantielle concernant l’édulcoration du rhum. Hé ! Hé !, rien de tel que de parler sucre pour animer les débats entre amateurs du spiritueux de canne. Ça tombe bien, on s’ennuie un peu en ce moment (1).

 

1. Au commencement était la canne (à sucre)

L’ironie n’échappera à personne : c’est le sucre, objet de la discorde, qui a enfanté le rhum. Le sucre ou, plus exactement, sa matière première (la canne dont on extrait le jus) et surtout le résidu de sa fabrication (la mélasse). Pour autant, rappelons un détail essentiel : à sa sortie de l’alambic, le rhum, comme tous les alcools distillés, ne contient jamais la moindre trace de sucre. Nope, jamais. L’édulcoration, quand elle intervient, se fait donc en fin de parcours, pendant la maturation ou avant l’embouteillage.

2. Que dit la loi ?

En France, c’est le nouveau règlement européen UE 2019/787 qui encadre les boissons spiritueuses, et il entrera définitivement en vigueur en mai 2021. Le rhum y est défini à l’annexe I.1, qui précise dans son point f) : « Le rhum peut être édulcoré pour compléter le goût final. Toutefois, le produit final ne peut contenir plus de 20 grammes par litre de produits édulcorants, exprimés en sucre inverti. » Traduction : il est parfaitement légal d’édulcorer un rhum, mais le législateur pose une limite. Attention, les producteurs ont le droit de mettre sur le marché des spiritueux de canne uber-sucrés, aptes à carboniser un diabétique en plein soleil ; simplement, ils ne pourront imprimer le mot « rhum » sur l’étiquette.

3. La nouvelle réglementation marque-t-elle un recul ?

En fait, non, contrairement à ce qu’on entend ici et là. Lorsque le nouveau règlement européen a été publié au printemps 2019, beaucoup y ont vu un recul par rapport au précédent (UE 110/2008), qui précisait que le rhum « ne [pouvait] être additionné que de caramel afin d’en adapter la coloration ». Selon les règles de la grammaire française, la cause était sous-entendue : « que » de caramel = caramel et rien d’autre. Si l’on s’égare dans l’herméneutique juridique en revanche… A aucun moment le législateur n’édictait clairement le bannissement du sucre, ce qu’il prenait bien garde de faire en définissant le whisky : « Le whisky ou whiskey ne doit pas être édulcoré ou aromatisé ni contenir aucun additif autre que le caramel ordinaire utilisé pour la coloration. »

De fait, le nouveau règlement reprend dans son point e) : « Le rhum ne peut être additionné que de caramel ». Juste avant d’ajouter au point suivant : « Le rhum peut être édulcoré pour compléter le goût final, etc, etc », comme nous l’avons vu au chapitre précédent. Comme je le dis souvent : on ne peut boire que du whisky, sauf quand on a envie de siffler du rhum. Et vice versa.

4. Le rhum doit-il être édulcoré au sucre de canne ?

La liste des produits édulcorants destinés « à compléter le goût final » du produit figure dans le règlement européen au chapitre Premier, Art.4.9. Et compte toutes les substances glucidiques naturelles possibles et imaginables, que l’on peut d’ailleurs mélanger entre elles. Rien n’oblige donc à édulcorer un rhum avec du sucre de canne.

5. Faisons une expérience

Vaut-il mieux recevoir 1kg de plumes ou 1kg de plomb sur la tête ? Combien pèsent concrètement les grammes de sucre dans la gnôle de canne ? Pour le savoir, un petit exercice : versez dans un litre d’eau 5g de sucre de canne liquide, mélangez bien. Répétez l’opération avec 10g de sucre, puis 15, puis 20 pour les plus casse-cou d’entre vous. Goûtez. Franchement, jusqu’à 10g, l’édulcoration est supportable (à moins de 5g elle est quasiment imperceptible). A 15-20g, en revanche, les caractéristiques organoleptiques du rhum se trouvent sans le moindre doute modifiées, mais ces flacons restent loin des liqueurs (100g/l minimum) ou du Coca sans bulles (109 g/l) auxquels on les compare en ironisant. A titre de comparaison, les AOC cognac, armagnac ou calvados autorisent un taux d’obscuration de 4%, ce qui peut équivaloir à jusqu’à 15g de sucre par litre, et personne n’allume le bûcher en brandissant l’hydromètre.

6. Comment sucrer sans sucre ?

Mais on peut fort bien produire un rhum « sweet » sans ajouter dans l’assemblage le moindre gramme de sucre, simplement en le faisant vieillir dans un fût ayant préalablement contenu un alcool doux. Distillateur et éleveur de rhums, Guillaume Ferroni s’est amusé à sécher des barriques sous serre pour en extraire tout le liquide et analyser les sucres résiduels. Résultat ? Une fois vidé, un fût (225 l) de pedro ximenez sucré à 350 g/l (2) emprisonne au minimum 25 l de liquide dans ses douelles. Ce qui laisse au bas mot 38 g de glucides par litre susceptibles de passer dans le rhum – selon un calcul très empirique. Et jusqu’à 20g/l pour un élevage en tonneau de sauternes. Faut-il dès lors condamner le rhum à vieillir exclusivement en fûts de bourbon, whisky, ou sous chêne neuf ou roux pour lui conserver sa « pureté » ?

7. « Sugar free », c’est interdit

Au fond, seules les cachotteries des producteurs alimentent encore ces débats. Ceux qui assument l’édulcoration de leurs rhums – à l’image des négociants Plantation ou Compagnie des Indes, qui « dosent » au sirop de canne certains de leurs produits et l’affichent sur leurs sites – rencontrent l’adhésion des amateurs, en demande de transparence davantage que d’anathème. Mais combien de distilleries et de marques prêtes à nier la main sur le cœur devant l’hydromètre ? Pour ajouter son grain (de sucre) dans une situation déjà compliquée, on ne peut « en principe » (3) pas mentionner sur une étiquette de rhum qu’il ne contient pas de sucre ajouté : la DGCCRF assimile cela à une allégation qui sous-entendrait un bénéfice pour la santé du consommateur. Eh non, la lutte contre les caries ne constitue pas une raison pour encourager la boisson !

8. L’éducation plutôt que l’interdiction

On peut légitimement s’inquiéter de la standardisation des goûts induite par l’édulcoration à outrance, et de la prolifération de ces vodkas sucrées et caramélisées qui n’ont de rhum que le nom. Mais on observe dans le même temps un salutaire mouvement inverse, avec un nombre croissant de négociants internationaux qui misent sur le caractère « intact » de leurs jus (non édulcorés, non colorés, non filtrés à froid) – Velier bien sûr, Mezan, Chantal Comte, L’Esprit… Dans la bataille, les producteurs français possèdent une main pleine d’atouts, forts d’appellations strictes, d’un tropisme pour le terroir, portés par des rhums agricoles à la réputation d’excellence. Simplement, ces producteurs (et l’ensemble de la filière) ont souvent renoncé à éduquer leurs consommateurs – un manque de pédagogie qui s’étend hélas à l’ensemble des spiritueux en France. Or, l’interdiction, la limitation ou l’affichage du sucre ne se substitueront jamais à ce travail d’éducation.

 

(1) Cet article, initialement paru dans Whisky Magazine n°70 date du printemps 2017, vous est ici proposé dans une version actualisée au contenu très largement modifié.

(2) Il s’agit d’une moyenne : le PX contient au minimum 212g de sucre/litre, mais l’édulcoration s’établit fréquemment autour de 350g/l et peut atteindre 500g/l.

(3) En principe, car certains petits acteurs s’affranchissent de la règle…

 

Par Christine Lambert

 

 

 

 

Pour aller plus loin :

– L’interview d’Alexandre Gabriel, publiée en avril 2020 : https://www.whiskymag.fr/article/alexandre-gabriel-le-rhum-une-grande-histoire-damour-2/

– L’abécédaire pour apprendre à parler rhum comme un geek : https://www.whiskymag.fr/article/apprenez-a-parler-rhum-comme-un-geek/

 

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