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Contrairement à d’autres pays dont les habitudes de consommation sont proches, les Français ont levé le pied pour lever le coude pendant le confinement. Et les ventes de spiritueux ont enregistré une chute d’autant plus surprenante que la grande distribution, qui pèse d’un poids sans commune mesure ailleurs, cartonnait. Alors, que s’est-il passé ?

Vous avez attaqué le confinement en stockant les rouleaux de papier wawa et les pâtes, valeurs habituellement fort peu spéculatives. Et vous en êtes sorti·es en fonçant chez le coiffeur. Entre ces deux moments, les certitudes se brouillent. Mais il semblerait que l’alcool en général, et les spiritueux en particulier, ne se soient pas hissés parmi vos préoccupations premières. Et cela interroge puissamment.

Si des données fiables ne viennent pas corriger les stats au doigt mouillé dans les mois qui viennent, nous resterons dans l’histoire comme le peuple qui, anticipant sa dernière heure, a préféré le Moltonel au Mojito. Je vous laisse méditer l’épitaphe un instant.

Si l’on en croit Nielsen, aux Etats-Unis à partir de la mi-mars les ventes d’alcool ont connu des croissances à 3 chiffres – on attend encore les retours de caisse sur l’eau de javel. Au Royaume Uni, d’après Kantar, elles ont grimpé de 22%. Mais en France, selon Nielsen, le chiffre d’affaire (hors vin) a régressé de 4,6% (datas arrêtées au 3 mai). L’étude Sobriété et Confinement publiée par ce même institut (à consulter ici) affine le recul : en réalité, deux jours avant le lockdown, les ventes d’alcool ont bondi de 38 et 133%, avant de plonger, y compris en grande distribution.

« Une situation atypique », convient Mathieu André-Febréro, chez Nielsen. Surtout si on la compare à d’autres pays. Du coup, si je puis me permettre, vous les avez fait à quoi, vos apéros Skype, vos « coronapéros » Zoom et House Party, vos lives sur Facebook ? A la grenadine ? « Ces phénomènes virtuels sont restés extrêmement limités, corrige l’analyste. Peanuts ! Même s’ils ont fait l’objet d’un large traitement médiatique. »

Vive les drinks régressifs !
La chute est brutale, surtout sur un marché qui se portait à merveille en 2019. Mais voyons le verre à moitié plein : si l’on considère que la totalité des cafés, bars, restaurants et discothèques avaient baissé le rideau dès le 15 mars, tirant un trait sur la consommation hors domicile, tandis que bon nombre de cavistes faisaient le choix de la fermeture, on échappe au pire.

Tirant son épingle du virus, avec ses livraisons sans contact et des frais de port parfois diminués ou offerts, l’e-commerce a flambé comme jamais : le site whisky.fr de La Maison du Whisky a vu ses ventes doubler pendant deux mois avec une pointe supérieure au Black Friday, tandis qu’Excellence Rhum grimpait de 15% environ, et que Master of Malt explosait (jusqu’à +200% la dernière semaine de mars). Avec quelques surprises.

« Des produits qui en temps normal ne se vendent pas online ont cartonné, s’étonne encore Thierry Bénitah, le patron de LMDW. Le tonic Fever Tree, par exemple, dont les ventes ont été multipliées par 3. Il y a clairement un effet Gin-Tonic. Un effet cocktail, plus largement : les amers Byrrh et Angostura sont entrés à la 14e et 15e place dans le Top 20. D’une manière générale, chez nous, le whisky et le gin ont bien mieux marché que le rhum. Le bourbon Blanton est désormais dans le Top 5, Nikka Coffey Grain s’est bien classé également. Et puis on trouve dans les meilleures ventes des pastis, du Caol Ila, Lagavulin 16 ans, Ardbeg 10 ans, du Black Bush – ce qui n’arrive jamais ! On a même vendu du J&B… J’ai l’impression d’un retour quinze ans en arrière. Je crois que les gens se sont tournés vers des choses faciles, régressives : moi, c’était le pastis. Sans eau. Et sans glace. » Les valeurs sûres, refuges, un grand classique des temps de crise.

L’effet cocktail, Alexandre Beudet, le boss d’Excellence Rhum, le constate également : « Les ventes de rhum blanc ont décollé sur le site, celles de Fever Tree ont explosé, deux produits de mixologie. On constate toujours une bascule saisonnière des rhums vieux vers les rhums blancs les beaux jours venus, mais elle est intervenue avec deux mois d’avance. Et ce sont d’abord les bouteilles de moins de 30€ qui sont parties. En même temps, il y a eu peu de nouveautés, il a fallu aller chercher quelques exclus pour faire le buzz, du Velier déniché à la source en Italie, par exemple. »

Enfourcher le tigre pour un spritz
Effet météo radieuse ou effet confinement ? « En grande distribution, ce sont les rhums qui s’en sortent le mieux, et les alcools typés été, confirme Nicolas Léger chez Nielsen. Les amers (Apérol), notamment, et les anisés, en croissance de 1% sur cette période, alors qu’ils nous avaient habitués au recul. » Si je traduis bien : pastaga, spritz, mojito… et crêpes. Car si l’IRI confirme que les rhums blancs ont relevé le museau, passant d’un lent déclin à une remontée spectaculaire (+12%), les ambrés ont également profité de la claustration générale (+16%), eux qui naviguent entre mixo et pâtisserie – en parlant de plaisirs régressifs.

Mais pour Mathieu André Febrero, chez Nielsen, ces bons résultats ici ou là ne doivent pas masquer l’ampleur du désastre, qu’on ne pourra analyser avant quelques mois, le temps de recueillir toutes les datas. « On ne sait pas combien d’établissements vont se relever de la crise. Même si les bars rouvrent début juin, il y aura des contraintes de distanciation, on s’oriente vers une capacité en baisse de moitié. » A supposer qu’on se sente prêt·es à enfourcher le tigre pour aller siroter un spritz en terrasse dès le coup de sifflet gouvernemental… « C’est une perte sèche pour la filière, reprend l’analyste. Et le terrain de jeu des marques de spiritueux va se rétrécir. Surtout celui des marques typées “nuit”, très dépendantes des bars et discothèques : les vodkas, les tequilas, certains blended whiskies… vont souffrir encore davantage. »

A Paris, où la densité de population va retarder le redémarrage, et où les prix délirants du foncier ont fait plus de dégâts que l’épidémie depuis des années déjà, on s’inquiète plus qu’ailleurs. Comment assurer un mètre carré à chaque client dans un bar à cocktail grand comme un carreau de faïence du métro (à densité égale) ? La vente à emporter ne permettra pas de limiter la casse.

Qui veut retrouver un Karuizawa sur son paillasson ?
Et puis, chacun risque de compter ses sous. « Les NAS* à plus de 80€ de micro-distilleries ouvertes il y a à peine 3 ans, je ne sais pas comment on va les vendre à l’avenir, s’interroge Thierry Bénitah. En revanche, je suis certain que le whisky français va s’en tirer, les gens sont plus que jamais demandeurs de productions locales. Et je crois toujours très fort aux bons produits. »

Le secteur du global travel retail (le duty free) prend évidemment une claque monstrueuse, lui qui représente un continent en soi aux yeux des grands groupes de spiritueux. Et la crise s’annonce durable pour les marques qui ont placé beaucoup de leurs billes sur cette case (Dalmore, Macallan…). Le marché des collectors, des quilles ultra haut de gamme, est en état de mort cérébral. La clientèle asiatique qui forme le gros des troupes collectionneuses ne se déplace plus, et en l’absence de contre-signature lors des livraisons pendant l’épidémie, les envois ne sont pas sécurisés. Il semblerait que personne n’ait envie de voir son Karuizawa Wanderer déposé sur le paillasson par le transporteur – franchement, vous n’êtes pas joueurs !

Au milieu de ces incertitudes, une petite satisfaction émerge pourtant parmi les amateurs de whisky. Des distilleries qui depuis longtemps avaient coupé l’approvisionnement des maisons de négoce commencent à desserrer l’étau. Les embouteilleurs indépendants voient ainsi réapparaître des fûts âgés d’Ardbeg et autres divas. Une raison d’espérer… et le signe infaillible que la crise est grave.

(1) NAS : No age statement, whisky dépourvu de compte d’âge.

Par Christine Lambert

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