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Le genièvre, une belle tradition spiritueuse. Mais quel futur pour une catégorie en chute libre qui peine toujours à séduire bars et consommateurs ? Plusieurs initiatives et marques tentent de changer la dynamique, avec des stratégies bien différentes.

Il y a dix ans, si on avait demandé à un connaisseur quels étaient les spiritueux européens les moins sexy aux yeux tant du consommateur que de l’industrie, la réponse n’aurait fait aucun doute : le genièvre et l’aquavit, à égalité. Mais les perspectives du genièvre n’étaient pas mauvaises : grâce au travail de David Wondrich (cf notre interview en page 38), qui avait démontré que le “gin hollandais” était le distillat aromatisé aux baies de genévrier le plus populaire aux États-Unis à l’époque du pionnier Jerry Thomas, tout ce que la planète comptait de zélote de la mixologie à l’ancienne semblait destiné à abandonner le bien pâle London Dry pour retrouver les plaisirs du vin de malt. Malgré le lancement par Bols d’une référence pensée spécifiquement pour ce marché tendance bien que de niche, c’est à peine si on a senti un changement de marée. Les Martinez au genièvre ont tenu deux saisons et depuis, plus rien. Pendant ce temps, l’aquavit se réinventait, faisant de son passé 100 % non mélangé et de ses connexions avec la gastronomie une force. Entre le Noma de Redzepi et l’Ikea de Brodin, le Nordique n’a jamais eu aussi bonne presse. Et les producteurs semblent vouloir en profiter : lors du dernier Bar Convent Berlin, grande messe du monde du cocktail, c’est l’aquavit qui polarisait l’attention grâce à la collaboration de Monica Berg et d’Alex Kratena, ce que le shaker a de plus proche d’un Redzepi, justement.

Un autre type de croisade

Bien décidés à – enfin – changer les choses, plusieurs (gros) producteurs hollandais (et un belge) se sont récemment unis pour marquer la différence, principalement aux États-Unis. Bobby’s-Notaris, deBorgen, Smeets, Rutte et, bien sûr, Bols présentèrent leur Genever Crusade (La croisade du genièvre – on ne commentera pas le choix de vocabulaire) en société à Tales of the Cocktail l’an dernier. Le communiqué officiel évoque «un spiritueux unique à la riche histoire» qui «offre une gamme de saveurs rarement obtenue par d’autres spiritueux grâce à la diversité trouvée dans l’équilibre entre le malt, la baie de genièvre et les aromates». Une dégustation des genièvres proposés par le groupe séduit. D’un Bobby’s très porté sur l’agrume et léger en vin de malt, on passe à des genièvres plus intenses comme le Rutte (40 % de vin de malt) ou le deBorgen, produit à partir d’un vin de malt de 17 ans, pour finir avec ces genièvres 100 % vin de malt – Notaris et Bols – que les marques et leurs représentants aiment à présenter comme des whiskys non vieillis.

Le chaînon manquant ?

Le genièvre «est le chaînon manquant entre le gin et le whisky», nous dit le communiqué des croisés du genièvre. Myriam Hendrickx, master distiller de Rutte, nuance : « Nous disons ça pour que cela soit plus facile à comprendre ». Mais est-ce que cela fonctionne ? Ce n’est en tout cas pas nouveau, puisque cette stratégie est plus ou moins celle suivie par toutes les marques et tous les divulgateurs ou éducateurs depuis près de dix ans. Sans aucun effet sur la contraction hallucinante du marché. Ainsi, d’après les chiffres publiés par Drinks International début 2018, le marché du genièvre aurait perdu 35 % de volume entre 2006 et 2015. Aux Pays-Bas, où deux tiers du genièvre est consommé, la chute est de 37 %, et elle ne montre aucun signe de s’arrêter. Les deux autres principaux marchés – Belgique et Argentine (!) – sont aussi en chute libre. À eux trois, ils représentent plus de 95 % du marché mondial. Puisque ces tendances sont lourdes et viennent de loin, c’est sur les 5 % qui restent qu’il convient de se concentrer. Pour Philip Duff, un Irlandais qui a travaillé pendant des années pour Bols et qui a lancé en 2017 deux expressions de son Old Duff Genever, il faut que les marques arrêtent de présenter le genièvre comme une alternative au gin : «J’adore le gin, mais quand je veux du gin, je veux du gin et quand je veux du genièvre, je veux du genièvre. Le genièvre doit être apprécié par des gens qui savent ce que c’est et pas par des gens qu’il a fallu piéger pour qu’ils en boivent. D’où l’importance de l’éducation».

Le mezcal des plats pays

Le souci, c’est que de nombreuses marques ont compensé la chute des ventes de genièvre en lançant des gins. Rutte, par exemple, a marqué les esprits avec son gin au céleri, parfait pour un Red Snapper (Bloody Mary au gin). Difficile, dans ce contexte, de ne pas pousser genièvre et gin ensemble, en espérant que les amateurs de ce dernier se laisseront tenter. «Le gin nous aide à présenter le genièvre à l’étranger. Chez nous, le genièvre est bu pur et le gin fonctionne comme un pont qui nous donne accès aux nouvelles générations, celles qui boivent des cocktails», nous dit Hendrickx. Ils se méfient donc de ceux qui, comme Duff, défendent le genièvre élaboré avec beaucoup de vin de malt, accentuant ainsi la différence avec son cousin de style britannique. Même en constante réduction, leur client numéro un est hollandais. «Pour nous, le 100 % vin de malt n’est pas assez équilibré pour être bu seul, explique-t-elle, il faut trouver un équilibre pour que le malt ne cache pas les aromates du genièvre». Ceci dit, Hendrickx confirme que la tendance va vers des genièvres plus expressifs : «Les genièvres de type “jonge”, les plus neutres, sont principalement bus par des consommateurs d’un âge certain. C’est le style qui s’est imposé après le Seconde Guerre mondiale et pour eux, c’est ce qu’ils ont toujours bu. Nos genièvres sont consommés par des gens plus jeunes». Entendez par là, de moins de 65 ans.

Un marché américain en croissance

La position plus radicale de Duff s’explique en partie par son focus sur le marché américain. Les chiffres viennent l’appuyer. Même si le volume du genièvre est très bas (à peine plus de 50 000 litres en 2015), la croissance est réelle – 450 % si on compare avec 2006. Au Royaume-Uni, l’autre capitale du cocktail, d’une augmentation de 50 % en dix ans. Dans cette optique-là, au-delà du whisky ou du gin, le genièvre pourrait se regarder dans un autre miroir : le mezcal. Évidemment, on ne parle pas de la mystique des paysans au visage buriné par le soleil de Oaxaca et la chaleur de la cuisson de l’agave à l’ancienne… Le parallèle est autre : la popularité du mezcal doit beaucoup à la standardisation de la tequila et à la suprématie des mixtos. Le genièvre à plus de 50 % de vin de malt (et donc moins d’alcool neutre) revendique aussi un aspect plus brut, plus puissant. Pour ses partisans, c’est ce qu’un public de connaisseur, avide d’authenticité et de saveurs franches, recherche dans de nombreuses catégories. Au genièvre d’en profiter. Pour Duff, qui a introduit, au côté de son genièvre entrée de gamme (63 % de vin de malt tout de même) un 100 % vin de malt, cela ne fait pas de doute : «Je pense que le futur du genièvre est lié au cocktail, et que dans ce cadre, ce qui est puissant fonctionne mieux. Je pense vraiment que la catégorie peut répliquer le succès du mezcal et devenir un ingrédient apprécié en cocktail partout et même en shots, avec des marques de qualité disponible dans toutes les gammes de prix». Et de conclure : «En plus, puisque le genièvre est fait à partir de grains, la production peut être augmentée sans devoir faire face aux problèmes de durabilité de l’agave».

Même si les stratégies et les types de produits mis en avant varient, tous les acteurs du genièvre semblent d’accord sur une chose : la situation actuelle ne peut perdurer. La croisade américaine des cinq grands fait partie d’une initiative plus ample inspirée par le programme de promotion de catégorie du BNIC. Et certains intervenants nous glissaient l’été dernier qu’une DO pour le genièvre hollandais allait enfin être présentée. «Il faut se montrer, éduquer et ensuite vendre. Dans cet ordre», nous dit Duff. La diversité du genièvre devrait permettre de présenter une catégorie à part entière, plutôt qu’un spiritueux qui n’est ni gin ni whisky. Il y a deux ans, le barman belge Ben Belmans nous parlait de fait de la «versatilité incroyable» du genièvre en cocktail. Mais pour que la bonne parole se répande enfin, il faudrait agir. Six mois après la présentation de la croisade du genièvre, le site web de l’initiative n’est toujours pas accessible et la DO ne paraît plus si imminente. Au final, le salut viendra peut-être davantage des petits producteurs activistes que des usines à gaz qui doivent contenter tout le secteur.

Par François Monti

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