1943, une époque sombre, même pour les plus grands scotch écossais. C’est pourtant cette année là que se distillera un précieux Glenlivet qui devra attendre pas moins de 70 ans avant d’être finalement embouteillé. Cet authentique « whisky de guerre » se cache parmi la célèbre collection de la maison de négoce Gordon & MacPhail. Une liqueur d’exception qui nous livre son bout d’histoire…
Le 14 janvier 1943, alors que le monde à feu et à sang hésite à s’enfoncer davantage dans les ténèbres, Churchill et Roosevelt se rencontrent en secret au Maroc, à Casablanca, deux mois à peine après le débarquement allié en Afrique du Nord. Oh, pas pour prendre le thé – le Premier ministre britannique n’avouait aucun faible pour la tisane -, non, mais afin de discuter trivialement stratégie contre les forces nazies et destin planétaire.
Ce même jour à 3 000 kilomètres au nord, en Écosse, au milieu d’un vaste nulle part tapissé de landes, de vallons et de monts dans le Speyside, un ouvrier vient de remplir le fût n°121 dans la distillerie Glenlivet. Un hoghshead (1) taillé dans le chêne européen, et qui avait au préalablement bercé une première cuvée de xérès. La barrique n’appartient pas à la distillerie : elle a été expédiée d’Elgin, un peu plus au nord vers la côte, avec une poignée d’autres, par le négociant Gordon & MacPhail – et ce détail a toute son importance. Un coup de maillet sur la bonde emmaillotée d’un carré de toile de jute et roulez jeunesse, le fût rejoint ses pairs dans l’ombre glaciale et moite de vapeurs d’alcool d’un chai dunnage (2). Quelques jours plus tard, le feu allait s’éteindre sous les alambics et le silence tomber pour de longs mois.
Activité au ralenti
Depuis la fin des années 1940, l’activité tourne au ralenti dans l’industrie du whisky. L’interdiction totale de distiller du grain a fait taire les colonnes des grandes usines, alors qu’en 1914-18 elles avaient participé à l’effort de guerre, produisant acétone et éthanol pour l’armement et la pharmacie. De toute façon, il est devenu impossible de s’approvisionner en céréales (hors orge), très largement importées. Les distilleries de malt ont gagné l’autorisation de continuer à produire jusqu’à un tiers de leurs volumes d’avant-guerre, mais entre octobre 1942 et fin janvier 1943, date à laquelle les dernières à travailler encore sont à leur tour contraintes à l’inactivité complète, la plupart ont jeté l’éponge. De 98 distilleries fumantes en 1938, le chiffre tombe à 72 en 1941, puis à 44 l’année suivante, et zéro en 1944 (officiellement du moins) ; et ce détail a toute son importance.
Les fûts des années de guerre sont donc de l’espèce rare, très rare, plus rare qu’un dahu cavalant parmi les cerfs dans les Braes de Glenlivet. «C’était notre dernier fût millésimé 1943, remarque Stephen Rankin, l’un des directeurs de Gordon & MacPhail, quatrième génération (par sa mère) de la famille Urquhart qui dirige la vénérable maison de négoce pratiquement depuis ses origines en 1895. Et nous n’avons pas en stock de vintage 1944.» Les anges susurrent en douce qu’il n’est pas impossible que le pochoir 1942 frappe encore quelques culs de tonneaux… «Seule une ridicule quantité de distillat était disponible en cette époque, et chaque goutte était précieuse. Les fûts également, et c’est pourquoi nous nous assurions le liquide en faisant remplir nos propres barriques.»
Le fût rescapé
En 1967, le fût n°121 quitte les chais de Glenlivet pour ceux de Gordon & MacPhail, et ce détail a toute son importance. Il échappe miraculeusement à la soif de whisky des années d’après-guerre. Les distilleries ont peiné à redémarrer après la victoire, certaines (Banff, Caledonia) furent bombardées, le fuel et la main-d’œuvre continuent à manquer, les restrictions sur les céréales ne seront levées qu’en 1954. Et la production de scotch ne retrouve pas son niveau de 1939 (10,7 millions de litres d’alcool pur de malt, 90 millions au total) avant 1949 (3). Les fûts remplis avant guerre et dans les premières années du conflit – et le négociant d’Elgin, visionnaire, avait mis les bouchées doubles – sont éclusés en un rien de temps.
Mais 121, qui n’est pas qu’un numéro, révèle bientôt sa personnalité. «Quand nous identifions un fût qui présente le potentiel de vieillir jusqu’à un âge très avancé, son destin s’en trouve changé, confie Stephen Rankin. On commence à le surveiller de très près et il est en général déplacé dans notre plus grand chai à Elgin, celui qui enregistre la plus faible part des anges, au-dessous des moyennes constatées dans l’industrie, et où l’éthanol s’évapore au même rythme que l’eau, ce qui explique le taux d’alcool élevé pour un whisky de cet âge : 49,1 %.» En mai 2013, le précieux single malt est sorti de son hogshead et stocké sous verre, où il ne vieillit plus, privé de contact avec le chêne et l’oxygène. «Il avait atteint le parfait équilibre entre le bois et le caractère de la distillerie.» Et fêté au passage ses 70 ans – et ce détail a toute son importance : Gordon & MacPhail ne sont-ils pas les maîtres du plaisir différé, eux qui embouteillèrent les plus vieux Mortlach, à 70 et 75 ans ?
On ne goûte pas les ancêtres du malt comme les autres whiskies. Sauf à considérer qu’un single malt n’est que de l’orge maltée, des levures et de l’eau fermentées, distillées et passées longuement sous chêne en vue de procurer une certaine délectation à l’heure de son sacrifice. Mais le whisky, c’est aussi et surtout les hommes. L’histoire. Le temps, et ce détail a toute son importance.
Ce millésime 1943 exhale la complexité enchevêtrée des très vieux malts. Les notes jaillissent en cascade, avec une douceur patinée, boisé doux, fruité sec, épices nerveuses, agrumes, oranges surtout, mûres à cœur, l’acidité venant mordre la douceur, une coulée de cire de bougie pour sceller cette merveille d’équilibre sur le fil. La bouche attaque sur les mêmes harmonies, l’acidité prenant la main avec le bois, bien sûr – ce cadre de chêne est presque attendu passé un grand âge -, à peine fumé, presque résineux sur les notes de cuir et de bruyère. La finale, sèche, amère, presque métallique, reste en tension pendant des heures. Un vieux whisky qui n’a rien de pépère. Mais on peut aussi y lire l’histoire, les heures sombres et les espérances, la folie des hommes autant que leur talent, et le temps qui passe, lentement ou au triple galop, les décennies qui depuis le 14 janvier 1943 nous ont amenés à ce jour. Cette carafe dont il n’existe que 42 exemplaires (40 mis en vente) a le goût du voyage dans le temps, un voyage qui n’a pas de prix bien qu’elle coûte 30 000 livres. Mais ce détail n’a aucune importance.
Par Christine Lambert
Glenlivet 1943 Gordon & MacPhail Private Collection, fût #121, 70 ans, (70 cl, 40,1 %) : 30 000 £ la carafe numérotée présentée dans un coffret en chêne avec livret.