La vénérable maison de négoce écossaise dévoilait à Paris le 27 septembre le plus vieux single malt jamais embouteillé. Une dégustation presque religieuse, qui appelle tant de questionnements.
Quel est le goût du passé ? Quels sont les arômes de l’histoire, les notes du temps qui passe ? Comment se goûte la fragilité des ans, comment se lisent les abysses du grand âge, le parchemin liquide des très, très vieux whiskies ? Jamais contemplation d’un verre de single malt n’avait soulevé autant de questions existentielles que ce Glenlivet de 80 ans révélé lundi 27 septembre à Paris par Gordon & MacPhail. Là, sous les ors de l’ambassade de Grande-Bretagne, à peine les protes du Whisky Live refermées, quelque happy few intimidés par la solennité du moment s’apprêtaient à poser les lèvres sur le single malt le plus âgé jamais embouteillé.
L’histoire commence-t-elle en ce 3 février 1940, quand le new make de Glenlivet emplit ce fût qu’il ne quittera plus pour huit décennies ? En ces temps de guerre, la distillerie du Speyside ne produit plus que le tiers de sa capacité, avant de s’arrêter tout à fait au début 1943. Non, corrige Stephen Rankin, directeur du Prestige chez Gordon & MacPhail et 4egénération de la famille Urquart, derrière l’entreprise familiale. « L’histoire commence avant, bien avant, avec le fût. Et nous en avons une idée très précise grâce aux archives minutieuses de la bodega Williams & Humbert, à Jerez. Quand le chêne est abattu, aux Etats-Unis, la reine Victoria règne sur le royaume de Grande-Bretagne, Abraham Lincoln n’est qu’un tout jeune avocat, le tsar Nicolas II dirige l’empire de Russie… Imaginez. »
Les troncs de chêne américain sont envoyés en Espagne, façonnés en barriques à la bodega, et d’abord remplis de mosto. Du vin de table nouveau s’y logera ensuite, puis du xérès oloroso déjà âgé. Et c’est chargé de ce sherry que le fût entame son voyage vers les côtes de l’Angleterre, avant de remonter jusqu’en Ecosse. « Gordon & MacPhail a embouteillé le xérès, avant d’envoyer le tonneau à la distillerie Glenlivet, poursuit Stephen Rankin. En ce temps-là, Glenlivet maltait elle-même son orge, et chauffait ses alambics à feu nu : son whisky était alors très différent, plus robuste, plus huileux, plus riche. Un distillat qui épouserait à merveille le fût de xérès. »
Après la seconde guerre mondiale, les défis s’accumulent dans l’industrie encore aux prises avec les rationnements. A cette époque, en outre, les single malts alimentaient les blends, terriblement demandeurs. « Seule une entreprise familiale et indépendante comme Gordon & MacPhail pouvait alors choisir le destin de ses whiskies, insiste Stephen Rankin. Et rapidement, nous avons su que ce fût possédait toutes les qualités pour vieillir très longtemps. » Il est alors déplacé dans le chai où reposent les single malts les plus âgés de la maison de négoce d’Elgin. Un dunnage humide, où les barriques s’entassent sur trois niveaux pour tenir les anges à distance. « Plus le chai est rempli, moins l’air circule autour des fûts, et plus l’évaporation est ralentie », observe le directeur Prestige. Sous surveillance constante, dans un micro-environnement adapté, on sait aujourd’hui que les single malts peuvent se frotter aux décennies sans s’abîmer, sans se laisser écraser par le bois, sans descendre sous la barre fatidique des 40°. Si on sait les accompagner, leur tenir délicatement la main.
« Ce whisky est un miracle », résume Stephen Rankin. Le passé a le goût du mystère qui demandera une vie sans jamais se livrer tout à fait, le nez les bouquets de fleurs abandonnés sur le parquet ciré, des zestes d’agrumes confits, des clémentines de l’enfance, des herbes où l’on se roule, des baies cueillies dans les sous-bois. On pourrait en rester là, tant l’olfaction prodigieuse incite à la contemplation. Le temps qui passe a la patine des grands malts, le toucher sirupeux, la profondeur sans terminus. Les notes concentrées des fruits confits, des prunes séchées, de la boîte à cigare qu’on referme, de la fumée de bois brûlé. Les arômes de l’histoire sont comme une pelote dont on ne peut tirer un fil sans que toute la bobine défile. Nous ne reviendrons jamais plus en arrière.
C’est l’architecte sir David Adjaye, grand amateur de whisky, qui a demandé à créer la bouteille Glencairn en cristal et son coffret. « Mais il n’a pas dessiné un coffret : il a imaginé une maison pour ce single malt. Les lames de bois qui se soulèvent forment une forêt de chêne qui pousse en laissant passer la lumière. Le design cubique à encoches vous ralentit lors du service, il vous dit de prendre votre temps. » Pas de nom en lettres dorées, ni celui de l’embouteilleur ni celui de la distillerie, nulle mention d’âge ostentatoire : seule une discrète gravure noir sur noir au-dessus du socle de chêne carbonisé vous renseigne. Presque invisible. « Pour rappeler, murmure Stephen Rankin, que le whisky ne prend vie et n’existe qu’au moment où on le partage. »