Avec Allta, Glenmo met en lumière le rôle crucial d’un champignon magique quoi qu’invisible et baveux : les levures. Un ingrédient majeur du whisky, pourtant complètement négligé dans le scotch. Vous allez adorer.
On vit une époque passionnante dans le whisky. C’est vrai, quoi, on passe notre temps à se plaindre, à bitcher sur l’air du c’était mieux avant et à déplorer la standardisation – réelle – des embouteillages. Mais il serait sot de croire que les producteurs n’ont pas conscience du problème et ne cherchent pas de nouvelles voies pour nous exciter les papilles. Après tout, il en va de la pérennité de leur business. Que les petites distilleries creusent un sillon différent nous semble presque normal : c’est ce qu’on attend d’elles, qu’elles nous surprennent, qu’elles sortent des sentiers rebattus et explorent des chemins aromatiques novateurs. Et de ce point de vue, inutile d’aller chercher loin, le whisky français remplit sa mission – pas loin de 100 distilleries d’ici à la fin de l’année.
Mais de temps en temps, l’un des acteurs majeurs de l’industrie ouvre des perspectives intéressantes en nous lâchant l’un de ces objets liquides “disruptifs”, selon le vocabulaire officiel de la start-up nation. La dernière série limitée (1) annuelle de Glenmorangie, le Private Edition n°10, est de ceux-là. Sorti en janvier, Allta est le premier scotch contemporain élaboré à partir de levures sauvages. Et, damned, cela vous sort le moral des chaussettes sur un ressort de ne pas entendre parler, pour une fois, la langue de bois dont on fait les fûts – sherry, finishes vinicoles, douelles retoastées, double/triple/quadruple maturation, you name it…
Les levures, grandes oubliées du scotch
“Quand un produit est fabriqué avec 3 ingrédients, avouez que ce n’est pas facile de renouveler le discours”, plaide Andrew MacDonald, le directeur de Glenmorangie. De fait, depuis 2009, seules 2 Private Editions ne se sont pas focalisées sur le chêne : Tusail (2015) se distinguait par son orge, la maris otter , et désormais Allta, qui met la levure en vedette. Avouez qu’on ne s’attendait pas à ce que LVMH – Vuitton, Dior, Givenchy… – braque les projecteurs sur un champignon unicellulaire, mousseux et méchamment baveux une fois lâché dans le moût. On a connu plus glamour sur les catwalks.
La démarche est intéressante à plus d’un titre. Car, alors qu’aux Etats-Unis ou au Japon chaque distillerie ou presque possède ses levures propriétaires jalousement conservées au coffre réfrigéré, le scotch semble se moquer éperdument de ces champignons magiques, qui lors de la fermentation créent pourtant le cœur des flaveurs du whisky. “Les seules questions qu’on se pose sont celles du rendement alcoolique, et du choix d’une levure en poudre ou liquide”, reconnaît Andrew MacDonald. Mais il y a une bonne douzaine d’années, une discussion entre le défunt Michael Jackson (pensez whisky, pas moonwalk) et Bill Lumsden, qui dirige la création des single malts chez LVMH (Ardbeg et Glenmorangie), va ouvrir la brèche qui mène à Allta. Ces deux fondus de bière tombent d’accord devant une question : pourquoi est-ce que personne n’explore le potentiel de levures sauvages dans la création du scotch ?
Allez hop, on y va à l’arrache, sans tests préalables !
“En fait d’expérimentations, on est passés directement à la phase production !, se marre le directeur de Glenmo. Sans tests préalables. On a prélevé des levures (il suffit d’une) sur les champs d’orge de Cadboll, autour de la distillerie, pour ressentir une idée du terroir. Puis on a fait cultiver les cellules – des Saccharomyces diaemath – en laboratoire et on a lancé la fermentation il y a une dizaine d’années. L’assemblage d’Allta a entre 8 et 10 ans, les choses ne se font pas rapidement dans le whisky… C’était quand même un risque.” Quand même. A la sortie des alambics, surprise, même si les espoirs se confirment : “Le distillat de Glenmo est très frais, fruité, citronné, alors que le new make d’Allta est presque terreux, avec des notes de pain, de champignons, de truffe, et toujours la même fraîcheur. Incroyablement différents.”
Hormis le temps de fermentation, qui passe de 52 à 55 heures (ce qui reste très court), rien n’est modifié dans les process pour couler ce distillat “sauvage”. Même eau de source hyper minérale (riche en calcium, magnésium, fer…), mêmes temps, vitesses et coupes de distillation. Et le new make part dans les mêmes fûts que l’Original, des barils de bourbon de premier et second remplissage exclusivement – pas une once de sherry wood, faites péter la Veuve Cliquot !
D’autres essais tout aussi osés vieillissent dans les chais
Et le whisky ? Il est top. J’avoue que les derniers Private Editions ne m’avaient pas fait tanguer le pouls –Spios, spice bomb un peu tapageuse, Bacalta, corbeille où les fruits se renvoient les noyaux… Allta attaque avec des notes de pain brioché, diffuse le malt tendre, les champignons, la truffe, s’enrobe d’une douceur miellée, se pince d’agrumes nerveuses. Une belle fraîcheur, une texture crémeuse qui font oublier ses 51,2%. Délicat, savoureux, profilé sous la rondeur.
La suite ? Glenmorangie s’agrandit en ce moment, avec l’ajout d’une nouvelle stillroom et d’une micro-distillerie qui servira autant aux expérimentations qu’à la production (laquelle passera ainsi de 6 à 7 millions de litres d’alcool pur par an). Les packagings de la gamme permanente se font relooker cette année, jusque dans la forme de la célébrissime bouteille, qui va changer. Et surtout… “Nous avons d’autres distillats issus d’autres levures sauvages qui mûrissent dans les chais. Nos concurrents s’y sont mis aussi, ce n’est que le début. C’est une démarche coûteuse – le rendement est plus faible –, mais prometteuse”, insiste Andy MacDonald. Si les poids lourds de l’industrie du scotch commencent à lâcher du lest sur la rentabilité pour fouiller le goût et les arômes, c’est qu’il reste de l’espoir au fond des verres – pour peu que la vérité se pousse.
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(1) 60.000 bouteilles à la louche tout de même, mais elles partent vite.