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Gordon & MacPhail sont peut-être les gardiens de l’histoire du whisky, mais ils veillent également à son avenir. Petit rappel des faits par Christopher Coates.

Demandez à un habitant d’Elgin : «Qui sont Gordon & MacPhail ?», et l’on vous répondra très probablement qu’il s’agit de l’épicerie fine, traiteur et magasin de whisky de South Street, qui occupe une place centrale dans la vie de la commune depuis plus de cent vingt ans. On vous en dira peut-être également le plus grand bien – c’est l’un des principaux employeurs de la région de Moray -, et votre interlocuteur ne manquera pas de préciser qu’une de ses connaissances, un membre de sa famille ou un voisin travaille dans les bureaux, les entrepôts ou la chaîne d’embouteillage de cette entreprise. Dans les bars à whisky, c’est une autre histoire que vous entendrez. On vous parlera en effet d’un embouteilleur indépendant qui fait bien plus que d’acheter des fûts pour en revendre le contenu. Que c’est une équipe qui depuis des générations entretient des relations suivies avec maints distillateurs écossais et que ses entrepôts abritent des fûts remplis de distillats provenant d’une centaine de distilleries dont plus de vingt-cinq sont aujourd’hui fermées. Enfin, que c’est une maison qui a notamment commercialisé le plus vieux whisky écossais jamais proposé au public.

S’approvisionner en fûts

Fondée en 1895 par James Gordon et John Alexander MacPhail, l’entreprise débute son activité en tant qu’épicerie, importateur de vins fortifiés et courtier en whisky écossais. Elle est réputée proposer un « produit de qualité supérieure à un prix grand public ». Nombre de distilleries du Speyside viendront par la suite aménager leurs bureaux dans l’immeuble de South Street, au-dessus du magasin, une organisation qui a l’avantage de consolider les relations. Les associés embauchent un jeune apprenti, John Urquhart, qui montre de grandes aptitudes pour la gestion des stocks de whisky. Nommé associé principal, il devient après le décès des deux fondateurs l’unique propriétaire de l’entreprise dont il a contribué au développement. C’est lui qui instaure la rigoureuse politique d’approvisionnement en fûts, pratique dont on peut encore aujourd’hui apprécier les retombées positives.

Au cours des décennies suivantes, Gordon & MacPhail se lance dans des activités commerciales très en avance sur leur époque. Ce sont tout d’abord les célèbres embouteillages distillery label (à l’étiquette de la distillerie), grâce auxquels la maison obtenait le droit de mettre en bouteilles des single malts sous la marque propriétaire de la distillerie (en rajoutant en bas de l’étiquette un discret logo G & M) ou, dans le cas de distilleries dépourvues d’identité de marque, de créer une étiquette entièrement inédite.

Le lancement à la fin des années 1960 de la gamme Connoisseurs Choice est un autre jalon. Conçue par George Urquhart, le fils de John, cette gamme a permis au public de découvrir une kyrielle de single malts à une époque où seules quelques rares marques de distillerie étaient disponibles. C’est une idée qui a eu tant de succès qu’on fêtera en mars 2018 le 50e anniversaire de sa présence sur les étagères. Mais le coup de maître de l’entreprise, c’est sans doute le lancement en 2015 de Generations Mortlach 75 ans. Distillé le 17 novembre 1939, il a fait les gros titres de la presse qui a salué l’expression de scotch whisky la plus âgée jamais commercialisée.

Quatre générations d’Urquhart

La maison Gordon & MacPhail est aujourd’hui dirigée par la quatrième génération d’Urquhart. Ewen Mackintosh (non-membre de la famille, il est entré dans l’entreprise en 1991) en est le directeur général. Mais être né Urquhart ne saurait garantir une situation dans l’entreprise. Il est conseillé aux membres de la famille de poursuivre leur carrière ailleurs et d’achever un stage de formation en gestion de deux ans avant qu’une décision ne soit prise sur leur futur rôle dans la maison. Le facteur décisif d’un éventuel recrutement au sein de Gordon & MacPhail, c’est l’engagement de «laisser l’entreprise dans une situation meilleure que celle où on l’a trouvée au commencement de sa carrière», ainsi que la volonté de préserver le patrimoine liquide qui vieillit dans ses caves. Fonctionnant sur la philosophie du «tout ce qui est embouteillé doit être remplacé», on ne prête guère attention au chant des sirènes qui voudraient vendre trop, trop tôt.

«Quand j’examine nos stocks, je peux voir comment les générations précédentes ont décidé quelles étaient les eaux-de-vie à enfûter, quels fûts mettre en bouteilles, et quand, explique Stuart Urquhart, directeur responsable de l’approvisionnement en whisky. Quand les générations futures regarderont rétrospectivement mon travail, je ne veux pas que l’on puisse dire de moi que je suis le “type qui a liquidé le stock” ou qui n’a pas “planifié correctement les remplissages”. On se rappellera de moi pour le travail que j’accomplis aujourd’hui, et il en va de même pour l’ensemble des employés de l’entreprise.»

Bien que Stuart Urquhart l’ait prononcé sur ton de la plaisanterie, son commentaire s’accorde au slogan de l’entreprise : «Ce que nous faisons aujourd’hui façonne demain. Aujourd’hui révèle que nous avons fait hier.» Ce ne sont pas de vains mots ; ils expriment au contraire la philosophie de l’entreprise, notamment en matière de gestion des stocks.

Des stocks en cohérence

C’est ici que Gordon & MacPhail se distingue de la plupart des embouteilleurs indépendants. Grâce à des accords de remplissage conclus de longue date avec nombre de distilleries écossaises, l’entreprise a mis en place un modèle de gestion de stocks à même d’assurer pendant des décennies la cohérence de son offre. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais de problème. Les remplissages ont légèrement perdu en diversité à mesure que certaines marques sont devenues plus protectrices, mais la plupart des relations perdurent. De nombreuses marques de single malt présentes à l’heure actuelle sur le marché doivent en partie leur popularité au travail de fond effectué par les embouteillages distillery label commercialisés par G & M. Ce respect dont la maison fait traditionnellement preuve envers les propriétaires de marque ne s’oublie pas dans une industrie réputée préserver son patrimoine et honorer les gentlemen’s agreements. Mais que se passe-t-il quand un partenaire met fin à une entente ? Pas d’inquiétude. Dans les distilleries, les chefs de produit vont et viennent, les priorités évoluent. Gordon & MacPhail se contente de faire le dos rond et de rester à l’affût d’une nouvelle opportunité.

Les volumes d’eau-de-vie remplis par G & M sont en hausse, car ils représentent la base de la croissance future. Plus que jamais, l’entreprise doit assurer son approvisionnement en fûts de qualité et se montrer à la hauteur de l’adage qu’elle a rendu célèbre : «C’est le bois qui fait le whisky.» La provenance est une préoccupation centrale et les fûts ne font pas exception. La traçabilité des fûts de xérès est assurée : ils proviennent tous de producteurs ayant obtenu la certification européenne et situés dans le “triangle d’or”, ce qui est particulièrement important car une part non négligeable des dépenses annuelles en bois de G & M est consacrée à ces fûts haut de gamme.

La maison applique une politique d’enfûtage et de vieillissement qui n’est pas moins rigoureuse. La méthode, codifiée par des “graphes de maturation” pour chaque distillat de remplissage, permet d’associer le style de l’eau-de-vie au bois le plus approprié. Chaque fût a un destin et aucun fût n’est rempli sans un objectif précis.

Une vision pour l’avenir

«Nous enfûtons aujourd’hui des stocks que nous entendons mettre en bouteille dans 70 ans ou plus. Voilà notre horizon pour l’avenir», confirme Stephen Rankin, directeur commercial pour le Royaume-Uni.

On notera que G & M utilise exclusivement pour la maturation du whisky des fûts de premier et de second remplissage. Mais “remplissage” n’est pas un terme régulièrement utilisé dans les bureaux de G & M en tant qu’unité de mesure de l’état des fûts. Les fûts sont en effet évalués sur la base de leur “durée de vie utile”, qui est grosso modo de 25 à 30 ans pour les barrels de bourbon, de 30 à 35 ans pour les hogsheads [fûts de 250 litres] et de 40 ans ou davantage pour les butts [fûts de 480-520 litres]. Mais il y a toujours une exception à la règle. Des échantillons sont prélevés tous les deux à trois ans et consignés sur une échelle de 1 à 10, seule une note égale ou supérieure à cinq étant acceptable. Le système de notation repose sur la couleur et le nez, avec ou sans addition d’eau. Les fûts obtenant un score exceptionnel peuvent connaître “un changement de destin” et être affectés à l’avenir à un embouteillage single cask ou plus particulièrement surveillés en vue de la commercialisation d’une expression spéciale. Parallèlement, on prendra des mesures d’assistance pour soutenir la maturation des eaux-de-vie obtenant un faible score.

Viennent ensuite les assemblages. Pour élaborer des expressions avec compte d’âge qui soient cohérentes avec les précédentes, des lots de fûts sont évalués par comparaison avec les échantillons utilisés pour les lots antérieurs. Chaque lot ne comptant souvent guère plus de douze fûts à mélanger, il n’y a par conséquent pas de place à l’erreur car il est impossible de désassembler le produit. Les archives d’échantillons de fûts conservés sur place remontent aux années 1920, ce qui autorise des comparaisons sur plusieurs décennies. De nouvelles archives consignant les produits commercialisés ont été créées pour aider l’entreprise à répondre, entre autres, aux demandes de contrôle d’authenticité émanant de tiers – une façon de sauvegarder son passé pour protéger son avenir.

Casablanca Cask

La chaîne d’embouteillage est en mesure de traiter tout type de production, des lots de plusieurs milliers d’unités aux éditions spéciales qui doivent être remplies et étiquetées à la main. Les tâches varient selon les expressions traitées, mais toutes ont un point commun : la couleur naturelle. Les whiskies dont le titre alcoométrique doit être réduit à une teneur d’embouteillage prédéterminée sont rassemblés dans une cuve de mélange, additionnés d’eau et mariés pendant dix jours avant leur mise en bouteille. Les expressions de plus faible teneur sont filtrées à froid, à 3 °C, au moyen de filtres-presse “à l’ancienne”. Pour ce qui est de ses futurs projets, la maison reste très discrète. Visitant les entrepôts de G & M, j’ai dû à l’occasion me faire confirmer que ce que je lisais, c’était bien une date de remplissage et non un numéro de fût.

La plus récente édition de la gamme Private Collection est une véritable goutte d’histoire. Le 14 janvier 1943, John et George Urquhart ont enfûté un distillat Glenlivet dans le fût n°121, un hogshead de xérès de premier remplissage. Plus de 70 ans plus tard, le fût est sélectionné par Stephen Rankin, l’arrière-petit-fils de John, et son contenu embouteillé à la force du fût dans 40 carafes titrant 49,1 %.

Ce fût est appelé Casablanca Cask, en référence à la conférence qui s’est tenue à Casablanca pendant la Seconde Guerre, où les dirigeants des pays alliés réunis à cette occasion ont exigé la reddition inconditionnelle des puissances de l’Axe. À des milliers de kilomètres du Maroc, en Écosse, rares étaient à l’époque les distilleries en production, pour cause de rationnement. Gordon & MacPhail vendait d’importants volumes de son stock parvenu à maturité principalement aux États-Unis. Réinvestissant ses revenus dans l’achat de distillat et dans le remplissage de nouveaux fûts, l’entreprise a ainsi soutenu l’industrie écossaise et permis à de nombreuses distilleries de se maintenir à flot, tout en assurant l’approvisionnement de ses stocks dès la fin de la guerre. Cette décision a rendu possible la mise sur le marché de cet embouteillage historique. Si cela, ce n’est pas l’incarnation d’un patrimoine liquide, alors je ne sais pas ce que c’est.

Par Christopher Coates

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