Skip to main content

Terroir, bio, présent et avenir : entretien au long cours avec Grégory Vernant, le chef de file de la distillerie martiniquaise Neisson…

 

Commençons par l’actu saisonnière, comment s’est passée la dernière récolte ?

On a eu la qualité et la quantité, ce qui est assez rare. C’est même une année historique en termes de taux de sucre, avec des brix particulièrement élevés. Et on se rend compte avec ces années très riches en ensoleillement que le sucre a tendance à gommer tous les défauts du rhum, comme par exemple le côté herbacé que personnellement je n’apprécie pas.

Depuis la reprise de la distillerie avec votre mère il y a vingt-cinq ans, vous revendiquez une agriculture raisonnée jusqu’à partir sur le bio dès 2010. Pour vous, ça veut dire quoi être agriculteur en 2020 ?

C’est faire à peu de chose près le même métier que mon grand-père, avec la même passion. Mais c’est aussi un métier qui n’évolue malheureusement pas dans le bon sens, avec une administration décalée par rapport aux réalités de notre époque. Être agriculteur, c’est également subir et être obligé de constamment s’adapter, parce que l’on n’est pas acteur ni responsable du réchauffement climatique, quoi qu’on en dise. On doit s’adapter à la raréfaction de l’eau par exemple, pourtant indispensable à toute agriculture. On y travaille beaucoup, même si le bon sens de nos institutions semble avoir disparu. Mais on reste positif, car on fait avant tout ce métier par passion et non par obligation. Et on a la chance de voir arriver de nouvelles technologies qui changent un peu notre métier. On revient à des choses simples et basiques. Au final, le job consiste à trouver le bon équilibre.

En parlant du bio, dix ans après vos débuts, quelles leçons tirez-vous du chemin parcouru ? Et de celui qu’il reste encore à faire ?

J’en tire beaucoup d’humilité d’abord, car ça montre que l’on ne maîtrise pas tout et que c’est surtout la nature qui décide. Il faut savoir l’écouter et s’adapter, et même si je ne suis pas un ayatollah du bio, on apprend énormément de choses qui nous font avancer dans le bon sens. Pour la première fois cette année, nos rendements commencent même à remonter ! Pas mal de projets sont aussi menés au travers du bio : pour pouvoir exploiter les sols où on ne plante pas de cannes, on a par exemple installé près de quatre cents manguiers, mais aussi du citron, de l’avocat. C’est aussi ça être agriculteur en 2020 et au-delà, avoir une exploitation complète, une économie circulaire et montrer aux gens ce que l’on sait faire en leur proposant des activités quand la distillerie ne fonctionne pas. On va travailler là-dessus dans les années à venir.

À ce stade, l’idée d’une distillerie 100 % bio reste-t-elle utopique ou réalisable d’après vous ?

Pour le moment, le 100 % bio ne me paraît pas réalisable, en tout cas tant que l’on n’aura pas accès aux ressources comme l’eau. Il faut aussi compter sur le développement de nouveaux outils, avec notamment des machines autonomes. Mais les choses évoluent très vite. Il reste néanmoins quelques interrogations et problématiques. Je refuse par exemple d’importer de l’azote ou certains produits bio de l’extérieur d’abord parce que je considère que ça ne fait pas partie de mon terroir, et ensuite parce qu’il n’y a pas assez recul. Je reste donc très méfiant sur l’importation de soi-disant produits “miracles”.

La dernière récolte bio est-elle plutôt prometteuse ?

Les rendements ont l’air de vouloir remonter un petit peu et j’espère que l’on arrivera à équilibrer la balance, même si la sécheresse exceptionnelle de cette année n’augure rien de bon. Jusqu’à la production de cette année, nous n’avions pas encore gagné d’argent sur la partie bio et c’est la partie conventionnelle qui nous aura permis d’amortir tout cet investissement.

Il y a encore quelques années, les sorties d’une distillerie se limitaient à une poignée de rhums. Aujourd’hui, tout s’enchaîne à une allure ahurissante et c’est à celui qui sortira le premier la prochaine innovation. Comment vivez-vous ça en tant que producteur indépendant et familial ?

C’est à l’image de la société d’aujourd’hui, des réseaux sociaux. Il faut être le premier dans tout… Mais c’est pourtant tout l’inverse de notre métier qui consiste à avoir du recul sur la terre, sur le climat mais aussi sur un tas de paramètres qui nécessitent que l’on prenne notre temps. Je suis à l’inverse de ce que font aujourd’hui certains groupes financiers qui sont purement sur l’effet immédiat. Ça n’apporte rien d’après moi. Il faut prendre le temps de faire les choses, et les faire bien.

Neisson semble comme hors du temps et plus copié que l’inverse : précurseur sur la notion de terroir et sur la biodynamie, vous sortez même un brut de colonne depuis quasiment vingt ans alors que tous vos confrères s’y mettent tout juste. Ça vous flatte ou ça vous fait sourire ?

Ça me fait rire. Surtout qu’il y a vingt ans beaucoup trouvaient ça absurde. Tout comme quand on isolait nos cuves par parcelles. Notre brut de colonne est sorti pour montrer que l’on était capable de proposer un rhum à fort degré qui ne brûlait pas forcément. Et on l’a appelé L’Esprit en référence à l’esprit de la colonne et tout l’imaginaire qui s’y rattache. Il faut savoir que ce rhum a longtemps été utilisé pour frictionner les coqs de combat, pour se donner de la force. Même les quimboiseurs l‘utilisaient dans leurs potions. Tout un imaginaire qui a été malheureusement oublié et dilué dans une mode de plus.

Et comment voyez-vous l’avenir ? À quoi ressemblera Neisson dans dix ou vingt ans ?

Rien de bien révolutionnaire, on essaie juste de progresser jour après jour. Il faut être humble. Progresser, c’est se rapprocher de son terroir, c’est par exemple éliminer les défauts de la canne en cultivant une canne sucrée comme je disais précédemment. Concernant l’avenir, on ne produira pas plus, je ne le souhaite pas en tout cas. On restera sur une production homogène d’un maximum de 400 000 litres, histoire de pouvoir mettre un peu plus en vieillissement. Sinon, dans les quinze ans, l’objectif c’est 90 % de barriques de rhum, mais sans passer d’un extrême à un autre et en gardant la spécificité des autres fûts (de cognac et de bourbon). Mais attention, des fûts ayant contenu ces spiritueux, pas des finishs… C’est-à-dire des fûts avec zéro liquide dedans. Parce que garder dix ou quinze litres pose selon moi un gros problème sur la notion de terroir. Beaucoup souhaiteraient avoir des finishs ou des produits sucrés en AOC, mais on s’y opposera toujours, même si on est minoritaire. Et ce ne sont pas des gens qui viennent quatre ou cinq ans sur notre île acheter une distillerie qui vont m’apprendre comment faire du rhum ou même me donner des leçons de morale. Je ne vais pas dans le cognaçais ou dans la champagne dire aux autres ce qu’ils doivent faire.

C’est le revers de la médaille et beaucoup semblent vouloir un assouplissement du cahier des charges de l’AOC.

Un cahier des charges AOC qui a été fait à l’époque avec l’ensemble des producteurs, par rapport à leurs expériences et leur passé, c’est important de le rappeler. Et je ne vois pas pourquoi ce serait remis en cause. Si aujourd’hui certains n’acceptent pas les règles qu’ils jugent trop strictes, c’est simplement qu’ils n’arrivent pas à respecter le cahier des charges. On est là pour respecter notre identité, pas pour faire les girouettes parce qu’un service marketing l’a décidé.

Quelles autres grandes différences voyez-vous entre vos débuts en 1995 et aujourd’hui ?

Ça va très vite, et on voit tout et n’importe quoi, donc c’est d’autant plus important que ce soit régulé.

Et que pensez-vous des producteurs de rhums de mélasse qui se lancent actuellement dans la production de rhum pur jus ?

Je trouve ça bien, on va enfin pouvoir parler terroir et discuter avec d’autres producteurs qui ont la même vision. Ce que l’on ne peut pas faire avec du rhum dont la mélasse arrive du monde entier. En espérant bien sûr qu’il en sortira des rhums naturels.

Dès que vous sortez un nouveau produit, on remarque un engouement toujours plus fort mais aussi une certaine psychose qui s’installe chez les amateurs (surtout sur les réseaux sociaux). Certains critiquent vos choix, d’autres votre positionnement avec des cuvées de plus en plus inaccessibles. Vous leur répondez quoi ?

Je répondrais en donnant les volumes de Neisson : 360 000 bouteilles cette année, dans lesquelles les blancs 50 et 55 représentent 70 % de ce volume. Le blanc 52,5 et le bio se disputent 10 % supplémentaires. Puis 18 % partagés entre le Profil, Le Vieux par Neisson et le XO, et enfin moins de 1 % qui se divise entre le XO Fullproof et les millésimes. Il faut aussi comprendre qu’avec deux cents visiteurs par jour, on ne peut pas faire déguster des cuvées qui sortent à 1 000 bouteilles sinon tout partirait en quelques jours. Par contre on va tenir compte des critiques et mettre en place un système de dégustations payantes sur ce genre de produit, qui pourront être déduites si la personne décide d’acheter une bouteille. Ça nous paraît être un bon compromis et un bon moyen pour qu’un maximum de gens puissent goûter à nos produits, qui plus est directement chez nous.

Il n’y a jamais eu autant de collectionneurs, et peut-être même encore plus de spéculateurs. Ça vous fait quoi de voir vos bouteilles être revendues le double ou le triple ?

Ça me rend fou de rage… Je ne fais pas du rhum pour ça. Aujourd’hui on a des personnes qui viennent à la boutique acheter la même référence par caisse de 8, ce qui a tendance à m’agacer, surtout quand on les voit sur internet revendues le double ou le triple. À l’avenir il n’y aura qu’une seule bouteille en vente par personne pour éviter ce genre d’abus.

Par Cyril Weglarz

Retrouvez toutes les références de Neisson sur WHISKY.FR

 

Laisser un commentaire

Inscrivez-vous à notre newsletter