Alors que nous venons d’apprendre la mort de Gaz Regan, Whisky Magazine vous propose de relire in extenso cette interview réalisée en 2016. L’occasion de relire les propos d’une des figures de la scène cocktail mondiale.
Électron libre de la scène cocktail internationale et auteur de l’initiatique livre The Joy Of Mixology, Gary Regan a traversé le monde du cocktail des années 70 à aujourd’hui. De sa décadence à sa renaissance, il a vu le bar à cocktails sous toutes ses facettes et milite aujourd’hui pour un bartending conscient, replaçant l’humain là où il aurait toujours dû être : au centre du débat.
Icône pop new age du monde du cocktail, auteur, juge, ambassadeur de marque, formateur, créateur de l’orange cocktail-bitter Regan’s, bartender. Gary Regan est ou a été tout cela. Celui qui commença à servir des pintes dès l’âge de 14 ans au sein du pub prolo anglais de ses parents en connaît donc un rayon sur la question cocktail. Pas étonnant dès lors que l’événement majeur en la matière, Tales Of The Cocktails, lui ait décerné un Lifetime AchievementAward, récompense pour l’œuvre d’une vie, en 2012. Une vie mouvementée commencée il y a 65 ans cette année en Angleterre. Expatrié aux États-Unis en 1973, Gary Regan passa 20 ans à travailler dans les bars de New-York avant de troquer ses shakers contre une plume au début des années 90. En résulte pas moins d’une quinzaine d’ouvrages sur le sujet dont l’essentiel The Joy Of Mixology en 2003 qui accompagna le renouveau cocktail de ce début de siècle. Son dernier ouvrage, sorti l’année dernière, est consacré à l’un des ses cocktails préférés: le Negroni.
Tu as quitté l’Angleterre pour les États-Unis dans les 70’s où tu as été bartender pendant ce que beaucoup de personnes considèrent comme la deuxième période sombre du cocktail. Comment était le monde du cocktail à cette époque ?
Gary Regan : Avec le recul, les 70’s furent une période sombre pour le cocktail mais elles ne l’étaient pas tant que ça quand on les vivait de l’intérieur. On était fier de nos cocktails même si on en faisait d’assez mauvais. On faisait de très bons Bone-Dry Gin Martinis, des Manhattans avec beaucoup de bitters (même si on utilisait un blend whiskey canadien) et nos Rob Roy étaient aussi assez bons. Cependant, le sweet & sour mix était notre équivalent du citron, les sodas sortaient de soda-guns et nous prenions beaucoup de raccourcis (de la grenadine à la place de la liqueur de cerise dans le Singapore Slings par exemple) le long du chemin. Même s’il y a dû avoir des exceptions, on faisait tous nos cocktails de cette façon. On a sincèrement essayé de faire les meilleurs cocktails possibles dans les 70’s.
Ce fut donc comme une révolution quand Dale DeGroff arriva dans les 80’s avec ses jus frais et ses cocktails oubliés ?
Ce fut différent de ça. A cette époque je travaillais dans un English pub et Dale avait l’habitude de venir de temps en temps. On était assez impressionné par lui et il était facile à apprécier car humble et sans prétention, juste un gars ordinaire. On savait ce qu’il faisait, les jus frais, etc., mais pour être honnête je ne pense pas que beaucoup de personnes aient jamais pensé que ça aurait les retombées que ça a eu. C’était quelque chose que Dale pouvait mettre en place au Rainbow Room mais pas ce que la majorité des bars n’auraient ne serait-ce qu’essayé à l’époque. Ça a bien dû prendre plus d’une décennie pour que les retombées se fassent sentir.
Que penses-tu du film Cocktails avec Tom Cruise sorti à cette époque ?
Je ne pense pas vraiment qu’il ait eu tant d’impact que ça, autre que celui d’attirer vers ce métier des gens qui ne l’auraient pas envisagé à l’époque. Et qui sont donc arrivés dans ce métier pour toutes les mauvaises raisons.
Comment vois-tu l’évolution de ce métier jusqu’à aujourd’hui ?
Heureusement, les bartenders du XXIème siècle ont embrassé et élevé le métier vers des hauteurs que je n’aurais jamais imaginées et la barre est placée plus haut pratiquement tous les jours. Toutes les nouvelles innovations ne marchent pas mais celles qui marchent (le fat washing pourrait être un bon exemple) marquent des avancées majeures dans l’art des bartenders d’aujourd’hui.
Dans les années 90, tu as commencé à écrire sur les cocktails. Manifestais-tu déjà un intérêt pour l’écriture avant ?
J’étais intéressé par l’écriture depuis que j’avais une vingtaine d’années. En 1974, j’ai écris un article pour le New York Magazine. Je ne l’ai cependant jamais soumis à considération. Même s’il n’était pas fabuleux, je n’en suis pas du tout honteux quand je regarde maintenant en arrière. A la fin des années 80/ début des années 90, j’ai été abordé pour écrire The Bartender’s Bible et Food Arts m’a commandé une poignée d’articles qui ont abouti à une chronique régulière dans ce magazine spécialisé. Ça venait sans doute du fait que je travaillais au North Star Pub à Manhattan’s South Street Seaport où l’on se targuait d’avoir au moins 100 single malt scotch et beaucoup de publicité. On publiait aussi une newsletter mensuelle. J’ai donc obtenu quelques trucs stupides dans la presse à l’époque.
En 2003 tu as écrit l’un des plus importants livres de cocktails du début du 21ème siècle, The Joy Of Mixology. Comment l’as-tu conçu ?
Le thème de ce livre venait de deux ou trois articles que j’avais écrit pour des magazines ayant pour sujet « Que faut-il pour être bartender ? « . Il me semblait que tout le monde écrivait sur comment faire des cocktails et que personne ne détaillait combien de casquettes un bartender devait endosser derrière un bar. Donc, dans mon esprit au moins, le chapitre « Bartender : Avez-vous ce qu’il faut « est la colonne vertébrale du livre. La section « familles de cocktails » est venue à la moitié de son écriture quand Ted Haigh m’a orienté dans ce sens en soulignant que le Cosmo était une variation du Sidecar. Donc même si ça s’est avéré être une section importante, pour moi ce n’était qu’un ajout après coup.
Au sujet du bartending, l’un de tes leitmotivs est que la chose la plus importante est de prendre soin des clients, les cocktails venant après. Ne penses-tu pas que cette renaissance cocktail ait un peu oublié ce point, se concentrant trop sur les cocktails et la créativité ?
Non, je ne pense pas du tout que la notion de service ait été perdue dans cette révolution cocktail. Bien sûr il y a des bartenders qui ne délivrent pas un bon service mais ça a toujours été le cas. Cette révolution a attiré beaucoup de gens très créatifs dans notre monde, ce qui a beaucoup participé à rendre notre métier respectable aujourd’hui.
Est-ce que ton finger stirred Negroni, ce Negroni remué au doigt, était une réponse à la préciosité actuelle d’une certaine façon de faire du bar ? En dehors du coté blague, j’ai toujours pensé qu’il y avait quelque chose de plus profond.
Cette «petite affaire» a commencé comme une blague quand Philip Duff et moi étions en train d’essayer de servir environ 20 Negronis aussi vite que possible à un groupe de bartenders à Cognac en France. Tout le monde a ri, j’ai donc continué à le faire. Je m’en suis toujours sorti avec ça car les gens savaient qui j’étais, etc., et qu’ils me donnaient leur permission silencieuse de coller mon doigt dans leurs verres.
Quelques années plus tard, j’ai servi des finger stirred Negroni à un événement pour des chefs cuisiniers où personne n’avait idée de qui j’étais. Tout ce qu’ils voyaient, c’était un vieux mec avec du maquillage aux yeux servant des Negroni. Chaque personne qui est venue me voir pour un Negroni a pourtant largement souri quand je remuais son verre avec le doigt. C’est à cet événement que j’en suis venu à comprendre pourquoi le concept marchait. Cela marchait parce que cela faisait sourire les gens. Et c’est là le boulot le plus important d’un bartender : donner le sourire.
Tu as testé des cocktails de façon extensive soit comme juré à des concours ou avec tes livres 101 meilleurs nouveaux cocktails. Comment décrirais-tu les cocktails issus de ce que l’on appelle la renaissance cocktail ?
Beaucoup de ces verres m’ont époustouflés. La créativité manifestée par les Millenials (Ndlr : les Millenials sont les personnes nées entre 1980 et 1995, plus connus en France sous le nom de génération internet ou génération Y) tout au long de la dernière décennie a été stupéfiante. Je doute fort que ma génération aurait pu réussir à faire la même chose parce qu’elle se concentrait davantage sur le fait que les gens passent un bon moment. On n’a jamais vraiment songé à inventer de nouveaux cocktails. Je me souviens avoir collaboré avec un autre bartender pour faire un nouveau verre une fois. Et je me souviens de ce verre comme étant infect. Ce n’était pas le bon moment.
Tu es l’une des rares personnes du milieu cocktail à parler du problème d’alcoolisme dans le métier de bar. Penses-tu que l’on devrait porter plus d’attention à ce point alors que de plus en plus de personnes choisissent ce métier ?
Je ne pense pas que ce soit une chose sur laquelle il faille se focaliser, et en même temps c’est définitivement une chose sur laquelle chacun d’entre nous devrait réfléchir. Ce serait bien s’il y avait plus de débat à ce sujet mais je ne pense pas qu’il faille le forcer.
Si une phrase pouvait résumer ta vision du bartending, quelle serait-elle ?
En donnant le sourire aux gens les bartenders peuvent, dans un sens très concret, changer ce monde. Je crois là-dedans de tout mon cœur.
C’est une partie de ce que tu appelles le Mindful Bartending, le bartending conscient. Peux-tu expliquer ce concept ?
Le Mindful Bartending est très compliqué, avec des douzaines de facettes mais voici quelques idées. Le Mindful Bartending implique 1. une grande communication entre les bartenders et leurs clients et entre les bartenders et leurs collègues de travail. 2. que les bartenders utilisent leur intuition de façon à avoir plus conscience de tout ce qui se passe autour d’eux. 3. la méditation comme un outil pour se préparer à un shift de travail. 4. que les bartenders gèrent les situations compliquées en comprenant d’où provient l’énervement. 5. que les bartenders changent leur propre réalité en traitant les gens différemment d’auparavant. 6. que les bartenders fassent de meilleurs verres simplement en ayant des pensées positives quand ils les réalisent. 7. une conscience totale de tout ce qui se passe autour d’eux à chaque instant. Et plus encore…
Même si tu as arrêté de faire du bar depuis de nombreuses années, tu continues de te définir comme un bartender. Pourquoi ?
Je ne pense pas être le seul dans ce cas. Le bartending est une façon de vivre. Une fois que tu comprends que le bartending est une façon d’être au service des gens, c’est difficile de s’en éloigner.
Quelle est la différence entre Gary Regan et gaz regan (Ndlr : devant être écrit tout en minuscule) ? Est-ce que cela fonctionne comme des personnages à la David Bowie ?
gaz était mon surnom au lycée et j’ai été connu à la fois comme gaz ou comme Gary à différentes périodes de ma vie. Quand j’ai publié The Bartender’s Gin Compendium j’ai saisi l’opportunité de revenir à mon vieux surnom mais en toute honnêteté, il s’agissait de stratégie marketing. Je pensais que cela donnerait aux gens un sujet de discussion qui pourrait se traduire par plus de ventes de livres. Je ne me soucie pas vraiment de comment les gens m’appellent mais j’aime bien être appelé gaz en ce moment. Gary et gaz sont la même personne. J’utilise des costumes pour les personnages à la Bowie.
Tout le monde sait que tu es fan du Manhattan et du Negroni mais quel est le dernier verre de ta trinité cocktail ?
Un bon shot de Jägermeister !
Par Gaylor Olivier
Gary Regan Bibliographie :
1991 : The Bartender’s Bible
1995 : The Book of Bourbon and Other Fine American Whiskeys (avec Mardee Haidin Regan)
1998 : The Bourbon Companion (avec Mardee Haidin Regan)
1999 : The Martini Companion (avec Mardee Haidin Regan)
2002 : New Classic Cocktails (avec Mardee Haidin Regan)
2003 : The Joy of Mixology
2009 : The Bartender’s GIN Compendium
2010 : The Cocktailian Chronicles: The Professor Years, Volume 1,
2011 : gaz regan’s annual manual for bartenders 2011
2012 : gaz regan’s annual manual for bartenders 2012
2012 : gaz regan’s 101 Best new Cocktails 2012
2013 : gaz regan’s annual manual for bartenders 2013
2013 : The Negroni: A gaz regan Notion
2014 : gaz regan’s 101 Best New Cocktails, Volume III
2015 : gaz regan’s 101 Best New Cocktails, Volume IV
2015 : The Negroni: Drinking to La Dolce Vita