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Lundi dernier, Yesu Persaud, figure emblématique du monde du rhum, l’homme à l’origine de la distillerie Demerara, nous a quitté. En 2012, Luca Gargano écrivait dans les pages du Whisky Magazine N°42: « en quarante-six ans d’activité, Yesu a créé un bijou, et ce malgré les difficultés politiques et logistiques. Il a aussi maintenu en vie un pan entier du monde du rhum qui aurait disparu sans son action. Yesu Persaud est une légende. » Whiskymag.fr lui rend aujourd’hui hommage, en rééditant l’article paru à l’époque.

 

Par Luca Gargano.

L’arrivée en Guyane Britannique à l’aéroport de Cheddi Jagan donne la sensation d’avoir remonté le temps et d’être plongé dans un monde qui appartient à une autre époque. Notre avion est le seul sur la piste et l’aéroport semble si rustique. Quant au trajet de vingt kilomètres pour arriver jusqu’à Georgetown, c’est un émerveillement presque continu. Les maisons sont toutes en bois, dans l’ancien style colonial, perchées sur des palafittes pour se protéger des inondations équatoriennes. Les églises anglicanes succèdent aux temples hindous ou aux mosquées. Et, en entrant dans la capitale, on reste surpris devant cette ville toujours faite de bois, rescapée miraculeuse des incendies, avec ses édifices immenses comme la cathédrale de St George, le City Hall, l’usine de la glace ou l’ambassade des États- Unis. Le tout aux portes de l’Amazonie, sur le fleuve Demerara.

 

Dans cette atmosphère d’antan, la Demerara Distillers qui produit probablement le meilleur rhum au monde et qui est sûrement propriétaire du stock d’eau-de-vie de canne dont l’âge moyen est le plus élevé, a su traverser le temps. Cette entreprise s’est développée en suivant un modèle qui devrait être un exemple pour toutes celles qui souhaitent rester au goût du jour sans dilapider leur patrimoine ou perdre leurs traditions. Le responsable de ce miracle permanent s’appelle Yesu Persaud, connu de tous ici comme “The Chairman”.

Yesu Persaud

Un Homme au parcours unique

 

Yesu est né à Georgetown en 1928, dans une famille originaire de l’Utter Pradesh, cette région située au nord de l’Inde. Au milieu du XIXe siècle, après la fin de l’esclavage, le pays a connu un flot important d’immigration en provenance d’Inde, de Chine et de l’île de Madère. Après ses études, Yesu s’installe en Angleterre où il travaille dans plusieurs entreprises comme expert comptable. Il revient en Guyane Britannique en 1965, peu avant la proclamation de l’indépendance, et il est embauché pour une courte période dans l’administration de l’état comme inspecteur des impôts.

Peu fonctionnaire dans l’âme, il accepte une proposition comme comptable chez Sandbach Parker, propriétaire de la Diamond Liquors. Il devient rapidement le directeur financier du groupe et vit, parmi mille difficultés, les premières manifestations qui agitent la nouvelle République. Sous le président Forbes Burnham, la Guyane Britannique devient, en effet, une République coopérative de type maoïste. En 1975, toutes les entreprises du secteur industriel sont nationalisées : l’ère coloniale britannique semble déjà loin. Yesu, qui entre-temps est devenu le président de la Diamond Liquors, est chargé par le gouvernement de rationaliser la production du rhum.

Au côté de Diamond, les distilleries étaient concentrées dans deux autres sociétés : Demerara Distillers, propriétaire de Enmore et Versailles, et Guyana Distillers, propriétaire de Uitvlugt, Albion, Port Mourant et des plus petites Skeldon, Laimont et La Bonne Intention. La Guyane Britannique a depuis toujours rivalisé avec la Jamaïque, avec qui elle se disputait le titre de meilleur producteur de rhum de style anglais. Les blenders anglais comme la United Rum Merchants et la George Morton, productrice du OVD (Old Vatted Demerara), considéraient même certains de ses rhums comme les plus prestigieux.

Chutes de Kaieteur au Guyana

Les distilleries étaient situées le long des trois rivières qui traversent l’Amazonie et se jettent dans l’océan Atlantique, des endroits qui sont aussi les seules zones habitées du pays où la canne à sucre est cultivée. Tous les transports se déroulaient et se déroulent aujourd’hui encore par la rivière. Il était donc extrêmement compliqué d’acheminer les barriques à Georgetown où les navires du Royaume-Uni étaient ancrés. Les temps de transport étaient très longs.

Persaud prend alors la décision de concentrer toute la production dans les distilleries de Uitvlugt, sur la rive est du fleuve Demerara, et de Diamond, sur la rive ouest, qui sont les deux plus proches de la capitale. Il prend aussi la judicieuse décision de ne pas se séparer des alambics toujours en fonction dans les distilleries en cours de fermeture. Il les fait transférer à Uitvlugt et Diamond, et maintient ainsi en fonction quelques-uns des alambics les plus anciens du monde. Mieux, il continue surtout à produire fidèlement des rhums qui ont fait de Demerara un mythe. Sans cela, tout aurait disparu. Le wooden coffey still de Enmore est le seul alambic en bois de ce style toujours en fonction. Construit en 1880, il produit un rhum de corps moyen mais extrêmement tendre et fruité, des caractéristiques qui sont à attribuer à sa structure en bois de plus de dix mètres de haut. Deux autres wooden pot still, avec lesquels les rhums de la British Royal Navy ont été produits pendant trois cents ans, ont aussi été sauvés.

 

Il maintient ainsi en fonction quelques-uns des alambics les plus anciens du monde

 

Le Wooden coffey Still de Enmore

Le double wooden pot still de Port Mourant et le single wooden pot still de Versailles sont construits sur une base en bois de type greenheart (chlorocardium rodiei), dans lequel un col de cygne en cuivre est inséré. Les rhums produits par ces deux alambics sont extrêmement structurés et aromatiques, absolument inimitables. Le quatrième alambic sauvé est le vieux Savalle à quatre colonnes qui date de 1860 et est installé à Uitvlugt.

Le processus de concentration s’est étalé sur vingt-cinq ans, de 1976 à 2000, selon une répartition assez simple : tous les alambics sont concentrés à Diamond et, à Uitvlugt, sont conservés les stocks les plus anciens. Aujourd’hui, six colonnes continues plus trois pot still sont en activité à Diamond.

Cet équipement permet de produire douze styles de rhum absolument différents et historiques. L’œuvre de rationalisation se poursuit encore aujourd’hui avec la construction à Georgetown d’un terminal dédié au rhum vendu en vrac. Il permettra de réduire de trois mois à vingt-quatre heures la charge de rhum sur les bateaux-citernes en route pour l’Angleterre. Le dépôt peut contenir plus d’un million de litres qui sont pompés à la vitesse de 70 000 litres par heure dans les citernes des navires ancrés au quai du port de Georgetown. En somme, d’un côté la modernisation, de l’autre le respect des traditions.

 

 

Un “Chairman” entré dans La Légende

 

 

En 1983, Yesu change le nom de la société en Demerara Distillers Limited et, en 1992, il prend la décision de lancer sa propre marque : El Dorado. L’important stock de vieilles barriques permet de lancer dès le début El Dorado 15 ans, qui va tout de suite gagner le prix de meilleur rhum du monde au Rum Festival de La Barbade. Malgré l’absence d’une véritable réglementation, internationale ou locale, Demerara Distillers a fait le choix d’indiquer sur l’étiquette l’âge du plus jeune rhum entrant dans sa composition, comme dans le whisky.

Grâce à une gestion contrôlée des ventes, la société a pu augmenter le nombre de barriques en stock et aussi l’âge moyen des eaux-de-vie. Aujourd’hui, avec 85 000 fûts, Demerara Distillers a le plus grand stock de rhum au monde en vieillissement. Pendant son parcours, Yesu s’est entouré de compagnons fidèles – Mr Samaroo et le regretté George Robinson – qui l’ont accompagné et ont transmis à tous les employés l’esprit du Chairman.

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Demerara Enmore 1998
Demerara Versailles 1998
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Il existe ici, un esprit d’entreprise vraiment unique. Un sens d’appartenance, une fierté qu’il est impossible de retrouver dans le monde occidental.

 

DDL (Demerara Distillers Limited) a continué à se développer en créant une filiale en Europe, aux Pays Bas, mais aussi en Inde (un retour aux origines), aux États-Unis et aux Caraïbes, à Saint Kitts. Reconnu dans le monde entier comme un point de repère de toute l’industrie du rhum, Yesu Persaud a été le moteur de beaucoup d’autres initiatives et, malgré son intention de ne jamais s’occuper de politique, il a exercé des activités sociales et philanthropiques pour lesquelles lui ont été attribuées le doctorat honoris causa de l’université anglaise de Warwick et de l’University of the West Indies à Trinidad.

 

En 1986 il a fondé l’Iped, Institute of Private Entreprise Development, un institut qui encourage et finance des microprojets d’entreprise. Dès sa fondation, l’Iped a financé plus de 18 000 projets : dans une nation de moins de 800 000 habitants, c’est énorme. Mr Persaud définit l’Iped comme son “bébé” et il est très fier que ni lui-même, ni ses collaborateurs, n’aient jamais reçu un dollar pour le développement de cette activité.

Yesu Persaud a été aussi la force créatrice de la Demerara Bank Limited, dont il est toujours le président. Fondée en 1995, la DBL est la première banque indigène imaginée, créée et développée pour le secteur privé en Guyane.

Aujourd’hui, Monsieur Persaud continue de voyager et de lancer de nouveaux projets. Au cours de cette année, on a terminé l’installation d’une nouvelle multi-colonne qui va porter la capacité de production à plus de 26 millions de litres et va permettre de séparer la production des rhums vendus en bulk. Yesu Persaud est aussi en train de projeter l’augmentation de la capacité de stockage du 20 %, afin de garder le niveau moyen de vieillissement, dans une prévision aussi de l’augmentation des ventes.

En quarante-six ans d’activité, Yesu a créé un un bijou, et ce malgré les difficultés politiques et logistiques. Il a aussi maintenu en vie un pan entier du monde du rhum qui aurait disparu sans son action. Yesu Persaud est une légende.

 

Article extrait du WHISKY MAGAZINE & FINE SPIRITS N°42

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