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Trois cents ans après l’Écosse ou l’Irlande, une industrie du whisky décolle enfin dans l’Hexagone. Mais pourquoi diable a-t-il fallu attendre aussi longtemps ? Plongée dans l’archéologie du malt français.

 

Il reste à découvrir la pierre de Rosette qui permettra de décrypter ce mystère : pourquoi les Français, qui distillent depuis des siècles toutes sortes de spiritueux – du cognac, du calvados, de l’armagnac, du rhum, des anisés, des eaux-de-vie de fruits et de plantes, des vodkas, du gin… – commencent-ils seulement à fabriquer du whisky ? Massivement s’entend, et non plus grâce à une demi-douzaine de pionniers dispersés dans la pampa. Maintenant, carrez-vous profondément dans les coussins, ce n’est pas le moment de tomber du fauteuil. Car ce retard à l’allumage pourrait bien être la faute d’un volcan islandais. «En réalité, nous produisions bel et bien du whisky, soutient Christophe Dupic, le patron de la distillerie lorraine Rozelieures (lire le reportage p.xx). Un historien a exhumé des écrits prouvant qu’à la cour de Stanislas [duc de Lorraine de 1737 à 1766] se consommait de l’eau-de-vie de grain vieillie sous bois : c’est la définition même du whisky. Mais en 1783, une éruption volcanique en Islande a eu des conséquences dramatiques.»

Fruit versus grain

Pendant neuf mois, jusqu’en février 1784, la centaine de cratères de la chaîne du Laki crache sans interruption sa lave, éructe ses cendres et ses fumées, qu’un anticyclone planté sur l’Atlantique se charge de balayer vers l’Europe. Les années suivantes sont marquées par des phénomènes météorologiques extrêmes, violents orages, sécheresse, étés polaires, hivers rigoureux… Il se disait que les corbeaux gelaient dans le ciel en prenant leur envol. Les récoltes n’y survivent pas, les famines secouent la région. «Il semble qu’à partir de 1789, une sorte de prohibition s’installe, en France notamment, mais aussi aux Pays-Bas, reprend Christophe Dupic. Le grain, devenu rare, est réservé à l’alimentation, et on en interdit alors la distillation. La fabrication de whisky s’est perdue à cette époque, et la France est restée sur les fruits, dont on a pu continuer la distillation parce que l’alcool permettait de les conserver. Mais, historiquement, la Lorraine avait tout pour rester une terre de whisky : c’était une puissante région de brasserie, une grande productrice d’orge à malt, où l’eau et le chêne sont abondants.»

En terre celte

Tous les ingrédients étaient là. Mais, une chose en entraînant une autre, la colère du volcan s’apaisa pour laisser place à celle du peuple. À partir de 1789, on perdit de vue les priorités et la fabrication du whisky s’oublia dans les limbes. Il faudra attendre deux cents ans pour que quelques têtes brûlées en relancent la production en France. En l’état actuel des fouilles archéologiques, l’histoire retient donc que Warenghem, la distillerie de Lannion, a distillé le premier flacon 100 % bleu, blanc, rouge, en 1983 : WB, un blend commercialisé en 1987. Elle réédite l’exploit en 1988 avec le premier single malt, Armorik, qui fêtera ses vingt ans sous peu. «Il était finalement légitime que le whisky français naisse officiellement en Bretagne, sur une terre celte, comme l’Écosse et l’Irlande», remarque David Roussier, aux manettes de Warenghem.

Tatatatata ! Pas si vite ! «On trouve la trace d’un Royal n°1 dès 1958, rebaptisé Le Biniou au début des années 70, raconte Philippe Jugé, patron de la Fédération du whisky de France et collectionneur de french malt à ses heures perdues (chacun ses petites névroses). Il était distillé à Antrain par la Société des Alcools du Vexin. Mais quant à jurer qu’il y avait du whisky français dans la bouteille… Une chose est sûre : l’étiquette du Biniou annonçait 98 % d’alcool neutre et 2 % de malt !» Le Biniou rend l’âme au début des années 80. Si vous en trouvez une quille dans un grenier breton, attention, collector. «Et une distillerie aujourd’hui disparue, à Cognac, produisait des mignonnettes de “whiskies régionaux” étiquetés Bretagne, Franche-Comté, etc. Jones, à Bordeaux, fabriquait sans doute un whisky plus ancien, mais là encore : était-il élaboré avec du malt français ? Rien n’est moins sûr.»

Savoir-faire français

Le vrai top départ, c’est donc Warenghem. Près de trois siècles après l’Écosse. Un mot d’excuse pour ce retard ? «La France n’a jamais été un grand pays de brasserie : c’est un pays de vin, et les régions où l’on distille le plus sont celles où il y a de la vigne ou du fruit. Notre savoir-faire s’est donc porté vers ces eaux-de-vie, avance Philippe Jugé. Et puis le phylloxera a décimé le cognac au XIXe siècle, au moment où les Écossais étaient prêts à envahir le marché avec leurs blends. Ensuite… il y a eu deux Guerres mondiales où les Anglo-Saxons sortent vainqueurs, l’âge d’or hollywoodien, autant d’événements qui favorisent l’image du whisky…» L’âge d’or du scotch pouvait commencer.

Nicolas Julhès, le démiurge de la Distillerie de Paris, a beau être un intarissable bavard, son explication tient sur un Post-It : «Pourquoi on ne s’est pas mis à fabriquer plus tôt du whisky français ? Mais parce qu’on s’en foutait ! On fabriquait déjà depuis des siècles l’alcool des riches, le plus noble des spiritueux : le cognac. À l’époque, l’alcool de grain était dénigré, jugé trop fruste. Quand le whisky a décollé et qu’on s’est réveillés, c’était trop tard : en face, il y avait des géants. Que pouvait-on faire ?» Attendre notre heure, visiblement. Et il semblerait qu’elle soit – enfin – arrivée.

 

Par Christine Lambert

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