L’historien américain David Wondrich raconte plus de trois siècles et demi de distillation dans son pays, en insistant sur New York. Et balaie au passage quelques idées reçues.
Il nous a donné rendez-vous au Rockwell 31, le nouveau bar ouvert par l’équipe du Long Island il y a à peine une semaine, sur Boerum Hill à Brooklyn. Son quartier, depuis vingt-cinq ans. Mais le chauffage du Rockwell vient de tomber en carafe, bad karma quand la température extérieure chute au-dessous de zéro, et on se replie chez Robert, un petit bar cosy quelques rues plus loin sur Bond Street. Là, sous le plafond à dominos et la boule à facettes qui n’attendent plus que Travolta, David Wondrich, l’une des hautes autorités de l’histoire des spiritueux et du cocktail américains, auteur de plusieurs ouvrages passionnants (dont les indispensables Punch et Imbibe), égrène 350 ans de distillation. Devant un Martini gin – peut-être deux. Magnéto.
La période coloniale
Le premier spiritueux distillé dans le Nouveau Monde était-il du genièvre, du rhum ou du whisky ? Tout le monde a son opinion sur la question, mais la vérité c’est qu’on n’en sait rien. Ce qu’on sait, en revanche, c’est que l’alcool le plus populaire à partir de 1640 – et pendant très longtemps, jusqu’à l’indépendance – était le peach brandy.
Le « brandy de pêche » ???
Oui, un alcool de jus de pêches distillé en pot still et vieilli en fûts, le whiskey de pêche, comme on l’appelait encore. Sans doute peut-on dire qu’il s’agissait véritablement du spiritueux originel de l’Amérique, puisqu’on ne le trouvait pas en Europe. Au passage, on le redécouvre ces derniers temps, tout le monde se met à en produire depuis deux ou trois ans aux États-Unis. Les pêchers avaient dû être plantés par les explorateurs espagnols un siècle avant l’arrivée des colons. Le peach brandy ne disparaît qu’avec la fin de l’esclavage. Sa production demandait énormément de main-d’œuvre pour récolter les fruits à parfaite maturité, et dès lors qu’il fallait la payer – sombre logique -, il devenait trop cher à fabriquer.
Et le rhum ? Il précède le whiskey en Amérique du Nord ? Le rhum surgit une vingtaine d’années plus tard, vers 1660, dans la région de Boston surtout, et décolle à la fin du siècle, devenant l’alcool colonial de prédilection. Mais la plus ancienne distillerie de grain dont on ait trace est fondée avant, en 1648, dans le Massachusetts. Le whiskey se diffuse largement aux alentours de 1740 dans les États Pennsylvanie, New Jersey, Maryland, New York également, car le marché était là avec, déjà, la plus grande ville américaine. On y trouvait une importante activité de brasserie, mais New York n’a jamais été un grand centre de distillation, on ne peut pas vraiment y parler de distilleries avant la moitié du XVIIIe siècle – vers 1860, Brooklyn en comptait deux de bonne taille. Mais de toute façon, pendant la période coloniale, la plupart des distilleries étaient plutôt petites.
Les premiers whiskeys américains sont frustes, brûlants, et le plus souvent aromatisés – n’oublions pas qu’à cette époque le scotch et l’irish whiskey étaient eux aussi adoucis et épicés avant d’être consommés. Mais pour autant, ils ne se fabriquent pas sur le modèle écossais ou irlandais : ce sont des ryes, la spécialité des émigrés allemands, élaborés à base de seigle, une céréale adaptée au climat du nord américain. Selon la tradition germanique, on ne filtrait pas, toute la matière première partait dans l’alambic et les résidus nourrissaient le bétail – à l’origine, rappelons-le, la distillation était une activité fermière. Et à New York, justement, il n’y avait ni fermes ni animaux ; c’est pourquoi les distilleries ne s’y installent quasiment pas avant la révolution industrielle.
Après l’Indépendance
L’une des premières victimes de l’indépendance (1776) sera le rhum. Les Anglais coupent l’approvisionnement en mélasses depuis leurs colonies des Caraïbes.
Mauvais perdants.
Yeah… Même si les jeunes États-Unis peuvent s’en procurer auprès des îles françaises, par exemple, la guerre a vidé les caisses du pays, et on n’importe plus rien. Dans ces conditions, le whiskey ne va pas tarder à décoller à son tour. Mais au début du XIXe, vers 1810, la mode est plutôt au gin – de style hollandais, pas anglais !
Of course.
Les brandies français bénéficient également d’un bel engouement. D’une manière générale, les produits français ont la cote, les Américains se montrant sensibles à l’aide apportée par votre pays dans la lutte pour l’indépendance. Du coup, on boit beaucoup de champagne en remerciement – en réalité, essentiellement du faux fabriqué au New Jersey avec du cidre, mais c’est une autre histoire…
Le whiskey devient très populaire sur la Frontière [la ligne délimitant l’implantation des colons européens au moment de la conquête de l’ouest], mais pas à New York. Cette ville s’impose déjà comme une exception, un port majeur où les produits d’importation affluent, une enclave aux goûts de luxe, « une petite île près de la côte américaine », disait-on alors. La Whiskey Rebellion [le soulèvement de fermiers et distillateurs, en 1794, contre une taxe fédérale sur le whiskey], par exemple, n’y a eu aucun impact ! S’il devenait impossible de se procurer du bourbon à New York, aucune importance : on faisait venir du whiskey d’Irlande.
Le whiskey va véritablement exploser pendant la guerre de Sécession (1861-1865), aussi bien les produits d’importation que distillés sur place. C’est à ce moment que les cocktails à base de whiskey remplaceront les drinks élaborés avec du gin – le Manhattan apparaît peu après la guerre. À New York, on préfère le rye au bourbon en ce temps-là. Tout au long du XIXe siècle, le whiskey américain ne va cesser de gagner en qualité, soit à la même époque que ses cousins d’Écosse et d’Irlande, et non pas bien après comme on le croit souvent. On prend l’habitude de laisser vieillir le spiritueux en fûts et, déjà, on fronce les sourcils quand un whiskey affiche moins de 4 ou 6 ans d’âge. Les méthodes de distillation, les outils, eux aussi s’améliorent. Les colonnes apparaissent mais le rye, par exemple, est distillé en alambics à trois chambres en bois avec des plateaux en cuivre. Ils permettaient de mieux cuire le moût de seigle, et la drèche était bien meilleure pour les animaux.
Au mitan du XIXe siècle, New York compte quelques distilleries dans le bas Manhattan et à Staten Island, mais aucune marque célèbre. On y produit surtout des alcools quasi neutres, et il ne viendrait à l’idée de personne de vanter la qualité des spiritueux new-yorkais ! En réalité, il n’y a pas suffisamment de place pour distiller dans cette ville, et à la fin du XIXe siècle, les distilleries disparaissent sans regrets.
De la Prohibition au revival
Et puis, la Prohibition va tout changer…
Oui, et pas pour le meilleur !
En 1919, le 18e Amendement, qui entre en vigueur en janvier 1920, interdit la fabrication, la vente et le transport d’alcool jusqu’à sa révocation en 1933. En outre, cette Prohibition a parfois commencé plus tôt, et/ou s’est achevée plus tard dans certaines zones. En 1913, sept ans avant la loi fédérale, neuf États sont déjà complètement secs [les “dry states” sont ceux qui interdisent la fabrication et la vente d’alcool, ndlr]. La fin de la distillation ?
Bien au contraire ! Dès lors que cela devient illégal, tout le monde, évidemment, se met à distiller, y compris dans les villes. Surtout dans les villes. Car cette activité est plus facile à dissimuler dans le bouillonnement des centres urbains que dans le calme des campagnes, où le moindre mouvement inhabituel attire l’attention. New York n’échappe pas à la règle. Au plus fort de la Prohibition, on y trouve même une brasserie hors la loi qui réussit à sortir près de 3 000 litres de bière par mois. Des quantités invraisemblables d’alambics se cachent un peu partout dans les sous-sols de la ville, on les installe de préférence dans l’arrière-boutique des laveries, où l’eau et la vapeur abondent, et dans les boulangeries, où les livraisons de céréales passent inaperçus. Le plus souvent, un seul alambic sert à tout distiller. De la très mauvaise gnôle, évidemment, qu’on n’a pas le temps de laisser vieillir, et dont on cache la misère sous les colorants et l’édulcoration. Une grosse activité de blending se développe afin d’améliorer ces horribles alcools avec de la bonne came de contrebande, importée et acheminée par les smugglers.
Mais la Prohibition va surtout modifier profondément la scène cocktail, dont l’épicentre aux États-Unis se situe à New York. On y trouvait les meilleurs bars, les plus célèbres mixologues, des ingrédients du monde entier, et une tradition, un niveau de sophistication inouïs, qui remontaient à 1800. Soudain, en 1920, du jour au lendemain les bartenders deviennent des criminels, passibles de prison s’ils exercent leur métier. Tous se retrouvent sans emploi, beaucoup quittent le pays pour exercer ailleurs, en Europe, à Paris, à Londres. Sans avoir eu la moindre chance de transmettre leurs techniques, leurs savoirs.
Puisqu’il suffit de proscrire une chose pour la rendre éminemment désirable, les speakeasies poussent partout dans les replis des villes, en premier lieu à New York. De mauvais bartenders y servent de mauvais alcools et d’affreux cocktails, les prix flambent – multipliés par 4 ou 5 – mais qu’importe : les gens se pressent dans ces bars clandestins, traversés par le frisson de l’interdit. Jamais la consommation d’alcool n’a été aussi forte aux États-Unis que pendant la Prohibition. Le seul fait positif qui émerge de cette période ? Les femmes n’hésitent pas à se rendre dans les speakeasies, alors qu’elles se tenaient à l’écart des bars et des anciens saloons – encore que ce fut moins vrai à New York, où l’on jugeait cela chic ; dans les années 20, des bars se cachaient même dans les salons des couturiers pour dames. Cette mixité des genres perdurera et s’installera dans les habitudes après la levée de la Prohibition.
Un point positif. Déjà ça de gagné.
Un point très positif. En revanche, dans la colonne négatif… En 1933, on réalise qu’énormément de traditions, de savoirs se sont perdus.
La grande crise puis la Seconde Guerre mondiale ne vont rien arranger…
C’est la fin de la distillation en alambics à chambres, dont la technique, qui perdurait dans les distilleries du nord-est, disparaît. La fin du rye également : après une tentative de come-back dans les années 1930, il sombre corps et biens durant les fifties. Le bourbon survit comme le whiskey emblématique des États du sud. Mais pendant une soixantaine d’années, c’est comme si tout ce qui faisait la richesse, la culture et la tradition des spiritueux américains avait été annihilé. Rayé de l’histoire. Jusqu’au tournant du XXIe siècle.
Par Christine Lambert
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